Chapitre 1-1

2026 Words
« Dépêche-toi ! » cria Seïs. Je me relevai d’un bond de la mare de boue dans laquelle j’étais tombée, sautai par-dessus le ruisseau. Seïs me tendit la main. Je la saisis vivement, et il m’entraîna aussitôt par-delà les buissons. Lestan était déjà monté en selle, Rayne derrière lui. Le garçon serrait la ceinture de l’Immortel d’un air vaguement apeuré. Seïs leur fit signe de foncer en direction du sud. Lestan hocha la tête et éperonna le cheval d’un coup de talon. Celui-ci détala aussitôt parmi les pins et disparut rapidement. Seïs m’entraîna vers Elfinn. Celui-ci regimbait encore. Le précédent éclair l’avait rendu nerveux. Je mis le pied dans l’étrier tandis que Seïs fixait l’obscurité. Il y avait quelque chose au-delà de la colline. Ou quelqu’un. L’œil valide de Seïs tentait de percer les ténèbres, mais la pluie et la brume ne lui permettaient pas de distinguer grand-chose en dépit de son acuité. Pour ma part, je ne percevais que les buissons et les arbres dégouttant d’eau. Il n’avait jamais autant plu par ici que ces derniers jours. L’orage vrombissait au milieu des collines d’ordinaire arides. La végétation était pauvre, sable, pins, broussailles, et souffrait sous les assauts des bourrasques et des éclairs. Le tonnerre résonnait, claquait, comme si la terre se déchirait. La brume d’un blanc laiteux envahissait la vallée. Un éclair déchira le ciel d’une noirceur d’encre. La colline apparut brièvement et une silhouette étrange sembla se détacher parmi les pins ; ce n’était pas un être humain. Un bref instant, je la discernai, puis elle s’évanouit tout aussi brusquement. « Qu’est-ce que c’est ? » m’exclamai-je. Seïs haussa les épaules et son œil mort, sanguinolent, me fixa. Aussitôt, il détourna la tête et bondit devant moi. L’inquiétude barrait son front. Il se saisit des rênes. « Je ne tiens pas à le savoir », murmura-t-il. Il lança Elfinn au grand galop derrière Lestan. Les pins défilèrent sous mes yeux. La pluie cinglait mon visage. La peur nouait mes tripes, mais je n’étais pas certaine de savoir ce que je craignais. Le froid des terres de la Principauté mordillait ma peau et le contact de Seïs contre moi ne me réchauffait plus. J’étais glacée de l’intérieur. Elfinn rattrapa rapidement le cheval de tête. Le visage de Rayne disparaissait presque sous sa capuche. Son corps se dodelinait violemment sous la course de sa monture. Lestan ne ralentit pas. Il pencha la tête de côté et jeta un coup d’œil sur nos arrières. Il le sentait aussi. Quelque chose nous suivait. Les branches des pins ressemblaient à de longs bras étirés et maltraités sous la brutale caresse du vent. Un bruit constant, dérangeant, perdurait dans la forêt, comme un souffle, une respiration rauque et indomptable. J’entendais jusqu’aux gouttes de pluie chutant sur les surfaces qu’elles rencontraient. Ploc, ploc, ploc. Et le bruit des sabots d’Elfinn s’enfonçant dans le sable. Et le cœur de Seïs battant jusque dans son œil. Boum, boum, boum. Ses mains tremblaient sur les rênes d’Elfinn. Le froid n’en était pas la cause. Son front était couvert de sueur. Je sentais l’odeur âcre et dévastatrice de la fièvre. Lestan m’avait avertie qu’il fallait le soigner au plus tôt, auquel cas il perdrait son œil pour de bon, peut-être même la vie, s’il s’obstinait à éviter les villages que nous rencontrions. Ce dernier était comme une immense cicatrice boursouflée, sanguinolente et pleine de pus, avec au milieu un iris à la couleur si argentée qu’on aurait dit que la lame d’Astrée s’était inscrite dans sa chair. La forêt de pins devint plus dense. Les troncs d’arbres s’entremêlaient dans d’étranges postures, nouant leurs branches les unes aux autres pour ne former parfois que de vastes mélis-mélos touffus. Elfinn dut ralentir l’allure. Les racines s’arrachaient du sable en d’obscures courbes traîtresses et, lorsqu’il achoppa plusieurs fois contre certaines d’entre elles, Seïs l’obligea à ralentir. Lestan cala son pas sur celui d’Elfinn. Il jeta de nouveau plusieurs coups d’œil sur nos arrières. La pluie battait toujours avec férocité tandis que le ciel bas et terne ne me permettait pas de donner une approximation de l’heure. Il aurait tout aussi bien pu être midi que minuit. Je penchai la tête et observai le chemin que nous avions parcouru. La vallée était sombre et je ne discernais rien d’insolite, sinon la brume et les éclairs qui crevaient le ciel. « Est-ce que ça nous suit encore ? » demandai-je en levant les yeux vers Seïs. Il tourna la tête et observa à son tour la vallée. « Il ne nous suit plus, mais on ne l’a pas semé. » Sa phrase me laissa un goût âcre dans la bouche. Pourquoi nous laisser partir après nous avoir traqués pendant deux jours ? Au petit matin, du moins me semblait-il que l’aube se levait enfin, la pluie commença à se calmer. De torrent, elle se transforma en bruine. La brume se dissipa et nous découvrîmes la forêt de pins sous un nouveau jour. La région ne devait pas connaître souvent de fortes averses. L’aridité du sol, le type d’arbres, l’absence d’herbe, laissaient augurer des saisons sèches et effroyablement chaudes, et pourtant, depuis deux jours, depuis que cette chose nous suivait, la pluie n’avait cessé de tomber. Lestan mena sa monture à notre hauteur. « À trois kilomètres au sud, nous serons à Assoë. Si Noterre ne les a pas tous envoyés en mer, nous aurons peut-être une chance de trouver un bateau susceptible de nous emmener loin d’ici. » Seïs ébaucha une grimace. « Rappelez-moi pourquoi vous venez avec nous ? » fit-il d’un ton agacé. Je lui flanquai un coup de coude dans les côtes. Il ne daigna pas relever. « On va te trouver un guérisseur pour ton œil avant de faire quoi que ce soit, lui assurai-je. — Ça peut attendre. — Pas si tu souhaites le garder. — Votre cousine a raison. Il est en train de s’infecter et vous avez de la fièvre. Vous ne supporterez pas un voyage en mer. Pas dans ces conditions. — Les Tenshins sont plus résistants que vous ne l’imaginez. — Résistants, mais pas invincibles, contra Lestan. Votre blessure pue la mort à des kilomètres. Cette chose qui nous suit doit le sentir aussi. » Seïs fronça les sourcils et éperonna machinalement Elfinn, qui reprit un peu d’entrain. Je hasardai un regard sur Rayne, emmitouflé soigneusement dans sa pèlerine. Il releva les yeux et m’observa au travers de ses longs cils noirs. Depuis que nous avions quitté l’Ollen, la lueur dans ses prunelles était redevenue elle-même, celle d’un enfant embarqué dans une histoire qui le dépassait de loin. Effrayé, il ne parlait pas beaucoup et restait renfermé. Lors des quelques haltes que nous nous accordâmes, il vint se blottir contre moi et somnola, vaguement conscient de ce qui l’entourait. Seïs l’approchait à peine et ne lui adressait la parole que par nécessité. Rayne ne semblait pas en être mécontent. Il restait avec l’Ancien sans rechigner, bien qu’au début Lestan sembla éprouver un certain malaise à son contact. Depuis quelque temps, il agissait de nouveau normalement avec lui. Je crois que c’était « l’Autre » qui le rendait nerveux. Après une heure au petit trot, j’entrevis au travers de la forêt de pins les premières maisons d’Assoë. Des demeures de pierre grise, aux toits de chaume, s’agglutinaient le long de ruelles sinueuses jusqu’à un vaste port marchand. Lestan nous avait expliqué qu’Assoë était le seul doté en eaux profondes de la Principauté. C’était là que les navires de Noterre mouillaient. Nous avions peu fière allure en entrant dans la cité. Mouillés jusqu’aux os, les vêtements déchirés, tachés de sang et de boue, Seïs affreusement blessé, Lestan trop propre et trop beau dans des vêtements loqueteux et un enfant chétif au regard parfois si tranchant qu’une lame de rasoir aurait paru émoussée en comparaison. La ville paraissait frigorifiée. Les gens hâtaient le pas dans la rue et ne nous prêtèrent guère d’attention. Nous aperçûmes des marchands, des marins et des soldats en armes. Les visages étaient tendus comme de vieux parchemins, les gestes circonspects et les regards aux aguets. Le froid inhabituel avait emmitouflé les habitants de lourdes pèlerines de laine et ils ne semblaient pas particulièrement à l’aise dedans. Un phare, au bout de la rue principale d’Assoë, jetait une constante lumière en direction de l’océan et balayait les vagues d’une couleur ambrée. La mer était agitée. Depuis la rue, j’entendais la houle se fracasser contre la jetée. De lourds bâtiments étaient à quai, à notre plus grand soulagement. Des vaisseaux marchands pour la plupart, mais je reconnus un navire de guerre blanc comme une perle et lourdement armé. Son pavillon battu par les vents arborait la gueule du Lion Blanc. « Le navire de Noterre, souffla Lestan. Le tristement célèbre Mort Regina. » Je ne posai pas la question qui brûlait mes lèvres, mais Seïs y répondit malgré tout : « Il n’est pas là. À l’heure qu’il est, il doit se terrer quelque part. Tel-Chire n’est pas mort. Je le sens dans mes tripes. Et tant qu’il sera en vie, mieux vaudrait que Noterre fasse profil bas. » Lestan laissa échapper un petit ricanement. « Ce n’est pas vraiment dans ses habitudes. L’arme est cachée pour le moment, mais nous vivants, ils nous traqueront comme du gibier jusqu’à ce que l’un de nous leur avoue où elle est. — Qui va nous traquer ? Noterre ou les Tenshins ? » demandai-je. Lestan fit la moue. Seïs posa la main sur ma hanche. « Les Tenshins et tous ceux qui y verront un pouvoir colossal. — Noterre a gagné du temps, mais ça ne lui suffira pas, ajouta Lestan. Il voudra savoir tôt ou tard où nous avons dissimulé le sabre. Cela nous fait un sacré paquet d’ennemis à contrer. — C’est nous qui devons nous montrer discrets », murmurai-je. Lestan acquiesça et jeta un coup d’œil aux quais qui se profilaient au bout de la rue. « Je vais négocier notre traversée. Trouvez un guérisseur. On se retrouve ici dans deux heures. » Seïs hocha la tête à contrecœur et arrêta sa monture devant les portes d’une auberge. « Descends demander, s’il te plaît. Mieux vaut que j’évite de trop me montrer. » Il réajusta son capuchon sur sa tête pour illustrer ses propos. Je bondis aussitôt de la selle, me secouai légèrement pour détendre mes muscles endoloris par la course, puis m’engouffrai dans l’auberge. Toutes les tavernes d’Asclépion étaient identiques, qu’elles soient du Ponant ou de l’Est. Une forte odeur de fumée et d’alcool m’accueillit à peine le seuil franchi. Des hommes étaient accoudés au comptoir et discutaient, dans le dialecte acéré de la Principauté, en buvant des bières pour se réchauffer. Je m’approchai de l’une des serveuses et lui demandai dans le langage commun où je pouvais trouver un guérisseur. Elle me scruta de la tête aux pieds, engoncée dans ma robe de soie orangée, déchirée et trempée, et mon crâne dépouillé de chevelure, à peine un duvet brun. Je ne passai pas non plus inaperçue. Elle me répondit néanmoins et m’orienta vers une rue le long des quais, chez un médecin pas trop regardant, d’après ce que je compris. Mon allure devait laisser supposer que je recherchais la discrétion. Je la remerciai et sortis rapidement avant qu’elle ne me pose des questions. J’indiquai à Seïs la rue située un peu plus bas, en direction du port. Il y dirigea aussitôt Elfinn. Je le suivis à pied, inspectant les alentours. Assoë ressemblait à Esmir, si ce n’était que la région était plate. L’air sentait la mer, le sel et le poisson pêché de frais. Seïs se pencha vers moi et me tendit une bourse de cuir. « Va t’acheter des vêtements. Tu risques de geler là-dedans et prends-nous de quoi manger. Le gamin doit mourir de faim. » J’acquiesçai et pris la bourse. « Je te rejoins chez le guérisseur. » Il hocha la tête et disparut dans la foule. Je tournai sur moi-même, inspectai les échoppes et dénichai rapidement un tailleur. J’entrai dans la boutique, achetai une robe de coton noir, des bas, des souliers et un manteau chaud, ainsi que des habits de rechange pour les garçons. Le tailleur ne fut pas surpris de me voir changer de vêtements sans attendre. Je lui expliquai que je m’étais laissée surprendre par le mauvais temps. Il n’en fallut guère davantage pour l’entendre se plaindre et s’inquiéter des pluies inhabituelles, des violents orages et de la mer démontée. Le vent était coutumier, mais le Soleil résistait toujours aux attaques. Cela faisait bien dix ans qu’une telle tempête ne s’était pas abattue sur la contrée. Il mettait ce changement climatique sur le dos de la guerre, des Tenshins et des Assens. Trop de mauvaises choses déclenchées par les hommes provoquaient de mauvaises choses en réponse de la nature. Il en allait ainsi depuis toujours. Je payai rapidement mes affaires, lui abandonnai ma robe de soie en piteux état et quittai promptement l’échoppe, peu encline à converser de la guerre et du climat. Je m’armai de courage, m’enveloppai dans la pèlerine en mouflon et dissimulai autant que possible mes cheveux ou plutôt l’absence de cheveux. J’achetai du pain, du fromage et une gourde de vin, ainsi que des biscuits secs que j’enveloppai dans une étoffe et gardai sous le bras, puis je me rendis rapidement chez le guérisseur que m’avait indiqué la serveuse.
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