Chapitre 1-2

2037 Words
Le cabinet portait l’enseigne de la feuille de pampre et du ciseau. Je poussai la porte et me retrouvai dans un vestibule propre, mais sombre et peu accueillant. Sur le porte-manteau, je reconnus la pèlerine de Seïs. Je m’enfonçai dans un couloir assombri, éclairé de quelques flammèches suspendues au mur. Des portraits de famille les entouraient. Tous guérisseurs de père en fils. Ils arboraient des vêtements élégants et studieux et ils étaient tous assis derrière une étude sur laquelle reposaient des tas de fioles et d’instruments étranges. Je croisai une dame au bout du couloir, une vieille femme aux cheveux gris et au visage parcheminé. Ses petits yeux étroits m’inspectèrent de la tête aux pieds. Lorsque je me renseignai, elle m’indiqua le cabinet en pointant une porte en chêne du bout de son doigt. Je m’y rendis aussitôt et cognai contre le vantail. Une voix gutturale me répondit et m’autorisa à entrer. Je poussai la porte et découvris Seïs assis sur un canapé, le visage verrouillé, quoique tendu, tandis qu’un homme était penché au-dessus de son œil avec une loupe en guise de lunettes. « Attendez », me dit-il. Je restai sans bouger sur le pas de la porte, tout à coup folle d’inquiétude. L’œil valide de Seïs rencontra le mien. La douleur le faisait transpirer, mais quelque chose dans son regard semblait ne pas vouloir lui laisser gagner du terrain. Après quelques minutes, le guérisseur recula et inspecta son travail. L’œil de Seïs était soigneusement bandé, quoiqu’une ombre rougeoyante persistât sur le tissu. Le guérisseur soupira. « Un jour de plus et je pouvais vous l’enlever. Mais, même comme ça, il ne vous sera plus d’aucune utilité. » Seïs hocha la tête. Il le savait. Depuis l’instant où l’éclair d’Astrée l’avait percuté, il ne voyait plus rien de l’œil droit. Le guérisseur s’approcha d’une vaste étagère sur laquelle étaient entreposées de nombreuses fioles et coupelles de toutes sortes. Il s’empara d’une escarcelle de cuir et y fourra plusieurs plantes dont je reconnus certaines feuilles. « Pour votre fièvre », précisa-t-il. Il se tourna vers moi. « Vous connaissez les mesures, Mademoiselle ? » J’acquiesçai. « Fort bien. J’ai désinfecté et bandé sa plaie à la cuisse. Pas belle à voir non plus. Il faudra changer les pansements le plus souvent possible et nettoyer régulièrement. Vous sentez-vous capable de le faire ? » Je hochai une nouvelle fois la tête. Le guérisseur se saisit de plusieurs bandelettes qu’il me tendit avec l’escarcelle, puis il se tourna vers Seïs. « Je ne sais pas exactement dans quel pétrin vous vous êtes fourré, mais soyez prudent. Ne négligez pas vos soins. Je ne donne pas cher de votre peau si vous laissez votre œil s’infecter de nouveau. » Seïs inclina la tête. « Je vous remercie. » Il sortit de sa poche de pantalon une bourse de cuir, dont il dénoua les fils, et tendit quelques pièces d’or du Ponant au guérisseur. Celui-ci les prit, les examina, la bouche pincée, puis les fourra dans un tiroir de son secrétaire. « De l’or, c’est de l’or, qu’importe d’où il vient », déclara-t-il. Seïs ne put qu’acquiescer à une remarque qu’il aurait lui-même pu formuler. Il remercia une fois encore le guérisseur, puis m’entraîna dans le couloir. Il prit au passage sa pèlerine qu’il jeta nonchalamment sur ses épaules et dissimula son visage sous le capuchon. « Ne perdons plus de temps. » Nous sortîmes dans la rue. Le ciel était toujours aussi bas et morose. Seïs prit les rênes d’Elfinn, puis à pied, nous nous rendîmes jusqu’aux appontements. Avec ma robe noire et les capuches qui dissimulaient nos visages, nous passions désormais inaperçus. Nous retrouvâmes Lestan et Rayne aux abords d’un trois-mâts. Je tendis à Rayne du pain et du fromage dont il se saisit avec un sourire affamé. « Celui-ci est prêt à nous emmener, nous informa Lestan, mais j’ai dû montrer le laissez-passer du garçon. Il part demain matin. » Seïs renifla bruyamment et une ride se creusa sur son front. « Ils vont prévenir les hommes de Noterre, c’est pas bon ça. — Je n’avais pas le choix. Le voyage est trop cher. Du reste, si Noterre avait voulu nous empêcher de partir, il l’aurait déjà fait. — Mon oncle a dit que peu importe où je suis, il me retrouverait toujours », murmura Rayne. Le regard de son père tomba sur lui comme une chape de plomb. Rayne ne baissa pas la tête, pas plus qu’il n’accorda son attention à son père. Il engloutit un morceau de pain et le mâchouilla de bon appétit. Seïs pinça les lèvres, observa autour de lui. « Je ne sens plus cette chose. — Moi non plus, depuis qu’on est entrés en ville, assura Lestan. — Il ne veut pas être vu, mais il ne doit pas être bien loin. — Au moins, une fois en mer, il ne nous suivra plus », remarquai-je à mon tour. L’inquiétude effleura le visage de Seïs. « Allons à l’auberge. En espérant qu’ils ne soient pas trop regardants sur la monnaie. » Nous nous engouffrâmes dans l’une des auberges les plus malfamées et les plus sordides du port d’Assoë. Des marins de tous bords, des marchands peu scrupuleux et des pêcheurs désireux d’oublier leur journée prenaient un plaisir consommé à s’enivrer et à se chercher querelle. Seïs prit une chambre et, en effet, le tenancier ne regarda pas à la monnaie. Par ici, ils devaient en voir de toutes sortes. J’avais entendu dans les rues des dialectes méconnus et j’avais aperçu quelques autochtones, reconnaissables à leurs yeux aux couleurs étranges ou à leur peau. La Principauté de Noterre ne faisait pas fuir les marchands étrangers. Qu’importe d’où venait la monnaie, comme disait le guérisseur. Surtout en temps de guerre. La chambre était petite et mal agencée. Seuls un grand lit et une coiffeuse avec un miroir ébréché tenaient lieu de mobilier. Seïs jeta le couvre-lit et les oreillers sur le sol. « Va falloir se tasser pour la nuit », déclara-t-il. Rayne ramassa la couverture et l’étendit sur le plancher près de la coiffeuse. Lestan s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil à la rue. Le quartier était aussi douteux que l’auberge que nous avions choisie, sur les conseils de Seïs. Personne n’était revenu sur sa pertinence. Il était préférable de rester au milieu de gens qui se moquaient bien de savoir qui était à côté d’eux. Dehors, des marins chantaient à tue-tête un chant égrillard, d’autres, en raison du bruit et des cris, devaient se battre au coin de la rue. Je m’assis aux bords du lit, puis retirai mes chaussures. Lâchant un profond soupir, je regardai le plafond strié de nœuds. J’entendis Rayne s’étendre sur la couverture avant de s’emmitoufler dans son manteau. Il ne mit que quelques minutes à trouver le sommeil. Je l’enviais. Pour ma part, je savais que je mettrais du temps. Lestan s’approcha de moi et me demanda si tout allait bien. « Vu les circonstances, je n’ai pas à me plaindre. » Je surpris le regard irrité de Seïs tandis qu’il s’allumait une cigarette. Lestan s’accroupit près de moi et posa sa main sur mon genou. Je soupçonnai qu’il le fit exprès. « Une fois en sécurité, je vous raconterai tout ce que vous devez savoir. — Ce que je dois savoir », répétai-je machinalement. Il eut un petit sourire en coin. « Il est souvent préférable que certaines choses demeurent dans l’ombre. — Pour qui ? objecta Seïs d’une voix vive. — Pour ceux qui connaissent les conséquences de la moindre parole malencontreuse. Certaines choses doivent demeurer secrètes pour le bien du commun. — Le bien des Anciens. Vous n’agissez que dans ce but. Vous n’en avez rien à cirer des Assens qui sont partis se battre à l’Ouest. Vous n’avez rien fait pour l’empêcher, pas plus que vous n’avez pu sauver Naïs. — Vous ignorez tout de mon peuple. Ne portez pas de jugement hâtif. — Je juge sur les actes. Je vous ai vu à Mantaore. C’était vous. Tenir parlotte pendant des jours pour finalement aboutir à ça. Les Anciens n’ont pas plus de pouvoir qu’un grain de sable dans une bourrasque. Naïs apprendrait aussi bien sans vous. — Et qui lui enseignera ? Vous, sans doute ? Vos dons sont à l’opposé des siens. Les vôtres sont une aberration de la nature. » Seïs serra le poing si fort que ses jointures blanchirent. « Ça suffit ! coupai-je. Nous sommes tous fatigués. Il est préférable de dormir. Cette conversation ne mène nulle part. » Sans ciller, Lestan se redressa et se dirigea vers la couverture. Il s’allongea aux côtés de Rayne et se couvrit de son manteau en silence, mais non sans avoir jeté un regard ambivalent dans ma direction. Seïs pesta dans sa barbe, recracha une volute de fumée, qui flotta au-dessus du lit, puis il éteignit son mégot dans un hanap en métal qui trônait sur une console, avant de souffler la bougie. L’obscurité me goba tout entière. Seul un rayon fébrile des lumières de la ville perça le rideau. Je levai les yeux et fixai à nouveau le plafond. Je sentis Seïs s’étendre sur le matelas de plumes, puis se tourner sur le flanc. Je soupirai à nouveau avant de l’imiter. La pèlerine me tenait suffisamment chaud, mais cette sensation de froid demeurait à l’intérieur de mes os. Depuis que j’étais tombée dans l’Ollen avec les Astories, le froid me rongeait de l’intérieur, comme de l’acide. Comme s’ils souhaitaient se venger des abymes dans lesquels je les avais plongés. Comme si, dorénavant, j’étais liée à eux d’une façon étrange. Je fus réveillée en sursaut durant la nuit. J’ouvris les yeux. Le silence était pesant dans la pièce. Seïs avait disparu. Je me redressai sur le matelas d’un bond. L’endroit où dormait Lestan était également vide. Rayne sommeillait paisiblement, blotti contre le mur. Je me relevai en silence et fonçai vers la fenêtre. La rue était toujours aussi animée que plus tôt dans la soirée. Les bougies battues par les vents créaient des clairs-obscurs sur les pavés et rendaient l’atmosphère singulièrement étouffante. Les marins braillaient ou cuvaient leur vin. Mais pas de trace de Seïs ou de Lestan. J’enfilai rapidement mes chaussures, jetai un coup d’œil sur Rayne assoupi, puis me précipitai dans le couloir, après avoir pris soin de refermer la porte. Je m’emmitouflai dans la pèlerine, rabattis la capuche sur ma tête et traversai la pièce principale de l’auberge à toute allure, sans pour autant paraître suspecte. Une fois dans la rue, une petite bruine m’accueillit, accompagnée d’un vent glacial. L’air sentait la mer et la tempête. Je regardai à droite et à gauche, sans rien déceler de leur présence. Un mauvais pressentiment m’envahit et je tâtai Loteth dissimulée sous les plis de ma pèlerine. La tête baissée pour éviter de me faire remarquer, je m’engageai dans la ruelle. Quelques marins peu pudiques me sifflèrent tandis que je pressai le pas. Je tentai de rester calme et me concentrai tant bien que mal sur les deux hommes. Mes sens s’étaient considérablement accrus, néanmoins, je ne savais pas encore les utiliser de manière efficace. J’essayai de me concentrer sur mon odorat. L’odeur de Seïs était chaude, masculine, un peu sucrée. Je humai l’air à pleins poumons à sa recherche, mais je ne sentis rien. L’atmosphère était humide et glaciale. Je soufflai un grand coup, m’arrêtai au milieu d’une ruelle, avec une bougie vacillante pour toute lumière, et me concentrai. Je ne flairai pas son odeur, mais plutôt sa présence, comme un crayon de lumière dans la pénombre. Son parfum d’immortalité répondait au mien. Il était identique. Je pris sur la droite et m’élançai dans la rue jusqu’aux frontières de la ville. Devant moi, les amas de pins tortueux s’entassaient dans l’obscurité, noués les uns aux autres dans un véritable écheveau de branches et d’épines. Je dégainai Loteth et la tins dans ma main moite, tandis que j’avançai parmi les broussailles. La brume s’était de nouveau levée et, à mesure que je m’enfonçai dans la forêt, la pluie redoubla de vigueur. Je fus trempée en quelques minutes. L’orage planait de nouveau et des éclairs bleus déchiraient le ciel. Un bruit résonna sur mes arrières. Je fis volte-face et je crus déceler une ombre. Elle disparut trop vite pour que je puisse en saisir les contours. Je me demandais si ce n’était pas le fruit de mon imagination. Un début de peur se tailla un chemin en moi. Je serrai Loteth entre mes doigts pour tenter de me rassurer. Le contact des b****s de soie sur ma peau avait quelque chose de concret et me rattachait à la réalité. Je pris une profonde inspiration et m’engouffrai lentement dans la forêt, sur les traces de Lestan. Son odeur immortelle s’accentuait doucement par ici. Un éclair trancha les ténèbres et la silhouette se dessina soudain dans la pénombre. Je sursautai et faillis échapper un cri de stupeur. Une main se plaqua brusquement contre ma bouche et m’obligea à me terrer derrière les broussailles. Je ne cherchai pas à me défendre. Je reconnus son odeur mi-humaine mi-immortelle. Je tournai la tête vers Seïs qui, un doigt en travers des lèvres, m’intima au silence. J’opinai et vis briller la lame de Trompe-la-mort dans sa main. Il me fit signe de le suivre. À croupetons, nous longeâmes une rangée d’arbres tordus. Au travers des branchages, j’essayai de discerner la silhouette que j’avais aperçue un instant plus tôt. Elle bougeait trop vite.
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