4. L’ange Kintiya
Échirolles – Gitarama (Rwanda)
Souvent, la nuit, Modeste se réveillait en sueur en refaisant l’un de ses nombreux cauchemars. Il se revoyait en 1994 dans la ville de Gitarama, située à cinquante kilomètres de la capitale, Kigali. Une femme l’avait recueilli dans sa petite demeure, au milieu d’un jardinet propre et clôturé, qui pouvait faire penser à un petit pavillon comme on en trouvait en France, si ce n’est que l’eau n’y arrivait que de temps à autre, coupée à certaines heures de la journée, au même titre que l’électricité.
Il ne savait pas comment elle avait fait pour l’amener, si c’était elle ou d’autres personnes qui l’avaient trouvé sur le chemin, mais il s’était réveillé dans ce lit, haletant de fièvre. Petit à petit, cette dernière s’était estompée. La femme était venue le voir plusieurs fois par jour. Elle lui donnait à manger, passait des compresses sur son crâne défoncé et son corps meurtri. Elle s’occupait aussi du bébé en le nourrissant avec l’un de ses seins, l’autre étant occupé par son propre enfant.
À elle seule, elle s’occupait de trois hommes. Dans ses moments de fièvre, Modeste la prenait tour à tour pour une déesse, une sorcière ou une fée. Au moment même où elle prononça son prénom, il sut, malgré la douleur et le chagrin, qu’il l’aimerait toute sa vie.
Assis en face d’elle, Modeste avait joui du spectacle de cette femme aux formes généreuses. Elle lui avait dit son prénom : Kintiya. La flamme qui était née dans son cœur lui redonna de la force.
Il voulait de nouveau vivre, il voulait de nouveau aimer.
Le mois de mai arriva en même temps que des militaires du FPR{2}.
Il avait entendu de grands cris provenant de la rue. Kintiya arriva calmement dans la pièce en portant les deux bébés. Elle n’était pas seule, deux militaires la suivaient. Ils les firent asseoir sur le lit. Ils s’adressèrent à Modeste, intrigués par ses pansements et ses bandelettes, qui lui barraient une bonne partie de la tête.
— Qui es-tu, que t’est-il arrivé ? avait demandé l’un des deux hommes en pointant son doigt sur sa propre tête.
— Je suis Modeste Kirambali, voici ma femme et mes deux enfants. Les Hutus ont massacré notre village et une partie de notre famille. J’ai bien tenté de résister et je me suis battu, mais j’ai été blessé.
Heureusement, les deux bébés étaient du même âge et l’on ne pouvait pas spécialement leur trouver de grandes dissemblances.
— Nous sommes les ennemis des génocidaires hutus, les fiers guerriers du FPR, vous êtes donc nos amis.
Les deux militaires sortirent de l’habitation en les laissant tranquilles. Ils les avaient entendus dire :
— C’est bon, tout est contrôlé dans cette maison.
Ils avaient ensuite attendu, terrés au fond de la chambre, que le tohu-bohu du dehors, provoqué par l’arrivée des soldats, cesse. La terreur s’était emparée de tous les habitants du pays. On ne savait plus au juste comment dissocier les bons des méchants. Le calme revenu, ils avaient décidé de partir, de quitter cet État où la paix semblait impossible et la haine partout répandue.