6. Lieutenants de corvée

1614 Words
6. Lieutenants de corvée Hôtel de police – Grenoble – 10 heures Jacquier se tenait la tête comme s’il en avait déjà assez de cette affaire. Il s’était forcé à sortir de ce qui ressemblait davantage à un placard qu’à un bureau pour aller trouver sa collègue. Il parcourut lentement le couloir, la gueule enfarinée, s’attendant à être mal reçu. Leur relation particulière les faisait jouer sans cesse au chat et à la souris. Lecouerc l’agaçait et c’était réciproque. Amour, haine, amitié, sentiments mêlés, relation complexe entre deux êtres de leur temps. Il l’intercepta au moment où elle se dirigeait vers les toilettes. — Je peux vous parler une minute ? — Oui, mais vite, s’il vous plaît… — Bon, je vais être direct. Qui de nous deux va assister à l’autopsie ? — Et vous demandez encore ce genre de chose, Jacquier ? Vous savez très bien qui va y aller… C’est vous, bien sûr ! — Et pourquoi ça serait toujours moi, on pourrait tirer à la courte paille, non ? — Mais vous avez quel âge, Jacquier ? Non. Vous m’avez l’air de sale humeur, aujourd’hui ! Vous n’avez pas bien dormi ? — Effectivement, je n’ai pas dormi, mais de quel droit vous décidez de tout ? Nous avons le même grade, tous les deux ! Je vais demander l’arbitrage du commandant. En même temps qu’il le dit, il l’aperçut sortant de son bureau. — Aller jouer la pleureuse, pas très viril, tout ça… — C’est quoi cette scène de ménage dans les couloirs ! Vous ne pourriez pas faire ça ailleurs, non ? Il y en a qui travaillent, enfin, qui essayent, tout du moins. — Mon commandant, vous tombez bien. C’est toujours moi qui me coltine les autopsies, jamais Lecouerc. Pour une fois, envoyez-la, chef ! — Jacquier, vous avez des compétences incontestables pour poser les bonnes questions et je n’ai, en ce qui me concerne, que très peu d’expérience dans ce domaine, répliqua Lecouerc. — Ben voilà, l’affaire est réglée, dit le commandant avec un grand sourire. Vous avez trouvé la solution. Allez-y tous les deux ! Avec deux cerveaux, quatre mains et quatre jambes, vous allez peut-être y arriver ! Et puis, dans la foulée, vous en profiterez pour rendre visite à Mazzini. Si vous le trouvez, tâchez de voir dans quel état d’esprit il est et si ce n’est pas lui-même qui a buté l’un de ses lieutenants… On ne sait jamais avec ces mafieux et leurs histoires de règlements de comptes. — Mais il faut que je termine des dossiers en souffrance… — Lecouerc, vous les terminerez ce soir, vos dossiers. Allez ouste, prenez vos affaires et direction le CHU ! D’ailleurs, vous avez de la chance, c’est Barbier qui est chargé de pratiquer l’autopsie… — En plus ! ne put s’empêcher d’ajouter le lieutenant. Ils ne l’ont pas encore viré, celui-là ? Le commandant lui adressa un petit sourire vicieux en guise de réponse. Il connaissait bien l’énergumène en question et il se réjouissait de ne plus le croiser. Quant à l’administration hospitalière, elle n’affectait plus de stagiaires à ce médecin légiste, qui avait la réputation de les traumatiser et de les dégoûter du métier. Beaucoup s’étaient plaints du sadisme dont il faisait preuve à leur égard au quotidien. Dix minutes plus tard, les deux policiers descendirent sur le parking où les attendait leur véhicule. — Bel exemple de solidarité, Jacquier, merci, je vous retiens ! — Ça ne serait pas arrivé si vous m’aviez dit oui de suite. Résultat, on est tous les deux punis. — Puisque c’est comme ça, c’est moi qui conduis ! — De toute façon, c’est toujours vous qui conduisez, je ne vois pas ce que ça change. — Décidément, je ne sais pas ce que vous avez, ce matin, mais ce n’est vraiment pas drôle de travailler avec vous ! — Ce n’est vraiment pas drôle de travailler avec vous ! répéta Jacquier, imitant sa collègue. Il n’en fallait pas plus pour mettre Lecouerc de mauvaise humeur pour la journée. Un silence pesant régna dans l’habitacle du véhicule tout au long du trajet. La Tronche – CHU – Institut médico-légal Philippe Barbier attendait les policiers avec une impatience jubilatoire. À qui ce serait le tour aujourd’hui ? Jacquier, qui vomissait ses tripes à chaque fois qu’il venait, ou la petite jeunette qui n’avait assisté qu’à une séance sans montrer une quelconque émotion ? De toutes les façons, ça allait être mémorable pour celui ou celle qui aurait le privilège de passer. Il savourait à l’avance le moment qu’il choisirait pour dévoiler le clou du spectacle. Nul doute que l’épreuve, pour l’officier de corvée, serait terrible. Sa joie fut décuplée lorsqu’il aperçut les deux policiers s’approcher de la vitre. Son sourire illumina une pièce pourtant bien éclairée. — Deux pour le prix d’un ! Quelle chance ! Entrez, mes amis, entrez ! Lecouerc déclencha l’interphone de l’autre côté de la vitre. — On peut se contenter d’observer de l’extérieur. La vitre, elle est là pour ça, non ? En plus, on respecte la procédure, pas vrai, Jacquier ? — C’est tout à fait exact, dit ce dernier d’un air goguenard. Depuis peu, nous sommes des procéduriers dans l’âme. Barbier s’approcha de la vitre, rouge vif. — Et vous rateriez tout ? Venez, quoi, ne faites pas vos rabat-joie. Il n’y a plus de sang, les plaies sont bien nettes, il est propre comme à son baptême… En plus, j’ai des choses vraiment très importantes à vous montrer… D’un pas lent et hésitant, mus par la curiosité, Jacquier et Lecouerc pénétrèrent à l’intérieur de la salle blanche, tels deux agneaux entrant à l’abattoir. Ils savaient pourtant qu’on ne pouvait pas avoir confiance en Barbier. — N’oubliez pas de mettre un masque et des gants. Allez, approchez-vous… Barbier releva doucement le drap blanc posé sur le cadavre, mais laissa la partie inférieure cachée. — Voyez, ce n’est pas grand-chose, dit-il à l’intention du lieutenant. Jacquier se détendit un peu. Peut-être que pour une fois, il allait supporter la séance. — En tout cas, on dirait que pour vous, les affaires marchent bien. Vous ne vous ennuyez pas, hein, avec ce genre de type… — Justement, Croque-mort, le coupa Lecouerc. Pouvez-vous nous en dire plus sur le modus operandi de l’assassin ? — Oui, mais bien sûr, très chère… Je pense que l’assassin devait être légèrement contrarié, ce jour-là. Soit il s’était levé du pied gauche, soit il en voulait sacrément à la victime ou à la Terre entière, allez savoir… Il ne lui a laissé aucune chance. Pourtant, Félicien Boubaye devait être capable de se défendre : un habitué de la salle de musculation, une vie pas forcément très saine, de grosses traces de goudron dans les poumons, mais un gars robuste s’il en est, malgré ses cinquante balais. — Heure du crime ? — Si j’en crois la température du foie, entre trois et quatre heures du matin. — Arme du crime, un couteau ? — Justement non. Je pense plutôt à un sabre ou même – car les entailles sont profondes – à une machette. J’ai envoyé un mail avec quelques petites photos sympathiques à mon collègue de La Réunion. Ils connaissent bien les coupe-coupe, là-bas. Tout se règle avec cette arme. Pas de coups de feu, mais quelques effusions de sang… Il nous dira s’il s’agit bien d’une machette. En tout cas, plusieurs coups ont été portés. Le médecin légiste se mit alors à mimer la scène en prenant comme victime virtuelle Jacquier. Ce dernier n’avait bien sûr rien demandé et parut un peu tendu lorsque Barbier commença à faire de grands gestes. — Un premier coup a été porté à hauteur du cou. Le modus operandi a été différent d’une attaque au couteau. Dans ces cas-là, le coup est asséné verticalement. Or, ici, cela s’est fait de la droite vers la gauche, comme on pourrait le faire avec un sabre ou peut-être plus sûrement avec une machette, mais il faut être proche de la victime… On peut être certain d’une chose, notre assassin est droitier. Le légiste s’arrêta dans ses explications et fit signe aux deux policiers de revenir vers la table. Il leur montra l’entaille au niveau du haut du corps. — En fait, même si ce premier coup a pu être redoutable, la victime n’est pas pour autant tombée de suite, si bien qu’on peut en déduire deux hypothèses : soit elle a voulu se défendre, soit l’agresseur a voulu l’achever. Toujours est-il que ce dernier a porté à ce moment-là deux autres coups, mais cette fois plus bas et à un endroit qui fait que la personne n’a pu qu’être à terre. Félicien Boubaye n’est pas mort immédiatement, il a dû se vider d’une bonne partie de son sang, et avec ses trois blessures, sans une intervention dans les minutes suivantes, l’issue ne pouvait être que fatale. Voici le résultat… Barbier se mit délicatement à soulever le drap du haut vers le bas avec un petit sourire aux lèvres. Il retira la partie inférieure d’un geste théâtral. — Tadaam ! s’écria-t-il. Lecouerc se cacha les yeux, alors que Jacquier, qui ne s’y attendait pas du tout, se précipita vers l’évier situé dans le coin gauche de la salle. — Espèce de pervers ! parvint-il à dire entre deux vomissements. — Lieutenant, il ne faut pas se mettre dans des états pareils. Ce n’est qu’un humain, ce n’est pas comme si c’était, je ne sais pas, moi, un cheval, par exemple. Et puis, ne vous en faites pas, je vous enverrai les résultats détaillés dans les jours qui viennent : un dossier complet avec plein de photos comme vous les aimez, dès que j’aurai eu la confirmation de mon collègue de La Réunion sur l’arme du crime, bien entendu. Jacquier mit quelques minutes pour récupérer, prostré sur une chaise que lui avait passée sa coéquipière. Barbier rit ensuite aux éclats, comme un démon content de lui et du tour joué aux policiers. Il reprit d’un seul coup son sérieux, alors que les deux policiers avaient pris leur distance avec le légiste, resté seul aux côtés de l’autopsié. — J’oubliais un détail important, le corps a été déplacé post-mortem… Il y a des traces sous les aisselles… — Ça change tout ! Envoyez-nous votre rapport au plus vite, fit Lecouerc alors que le lieutenant commençait seulement à récupérer. Les deux coéquipiers prirent avec soulagement le chemin de la sortie. — Au plaisir, Barbier, dit Lecouerc d’une moue dégoûtée. — Ça vous dirait un déjeuner, vous et moi, un jour, en tête à tête, lieutenant, demanda d’une petite voix le légiste. Celle-ci s’arrêta net dans son élan et se retourna pour lui faire face. — Franchement, Barbier, même dans le plus horrible de mes cauchemars, ça n’arrive pas, et je n’aime pas les films d’horreur. — Ha ! ha ! ha ! s’esclaffa Jacquier qui, retrouvant quelques couleurs, tapa dans la main de Lecouerc. — Revenez quand vous voulez, et fermez la porte en partant, dit Barbier d’une voix inquiétante. Il remit le cadavre au frais avant de prendre le suivant ; décidément, cette journée n’en finissait pas…
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