2 – AshEn sept semaines, le capitaine Rod Collins avait fait le tour de tous les passe-temps possibles à bord, lu ou feuilleté les deux trois livres qui l’intéressaient dans la bibliothèque du carré. Et il s’ennuyait ferme. Même les holojeux ne l’intéressaient plus, après qu’il y ait tâté par pur désœuvrement : ça l’excitait mais de façon inutile et négative, comme du café trop fort. Or il y avait une autre forme de sport auquel il n’avait pas encore goûté depuis son embarquement dans ce satané spaceferry, un sport auquel il n’était pas mauvais, sur Terre : lever une nana. Mais ici, et avec celle qu’il visait, ça n’était pas gagné.
Celles de sa section ne lui convenaient pas. Sinon, il se les serait déjà faites bien avant de se retrouver coincé dans ce foutu spaceferry. Le sergent Crayson, une redneck du Kansas, était blonde à loisir, et de haut en bas, mais c’était avant tout un molosse à la mâchoire carrée et au chignon comme un poing serré, qui battait n’importe quel type de la section au bras de fer. Le caporal Evans était moins bovine, moins lourde de carcasse, plutôt svelte à première vue dans son uniforme, en y regardant pas de trop près, mais elle avait en nerfs ce que sa consœur du Kansas avait en muscles, aussi sèche et nerveuse qu’un marathonien érythréen.
La fille, l’autre – la « touriste », comme l’appelait Collins faute de connaître ses nom et qualité – n’était pas mal f****e du tout : brune, svelte, mignonne comme un cœur, elle ne semblait hélas pas décidée à en profiter, ni avec lui ni avec quiconque. Dommage. Elle semblait passer son temps dans sa cabine, contrairement à lui, qui souffrait depuis quelques jours d’une forme bénigne de claustrophobie et cherchait les grands espaces comme sur un navire, on souhaite prendre l’air du large ; un comble, à bord d’un p****n de spaceferry naviguant en plein espace !
Enfin, l’occasion se présenta, au carré où il la voyait pour la première fois depuis le départ de la Terre. La fille errait sans but dans le coin salon, seule, caressant du doigt les livres alignés, là où lui-même avait jeté un œil morne sans grand résultat, quelques jours plus tôt.
— Bonjour, je m’appelle Rod.
— Bonjour, répondit la brune d’une voix distraite avant de pencher la tête d’un mouvement délicieux vers la tranche d’un épais volume au titre imbuvable, qu’elle étudia avec soin.
— Je m’appelle Rod, insista-t-il, ne voulant pas s’avouer déjà vaincu.
— Ash, fit-elle presque sèchement.
— Pardon ?
Réponse, ou onomatopée, Rod hésita, pris au dépourvu par cette syllabe isolée.
— Ashley Sandra Hesserling, mais mes amis m’appellent Ash. Ça me convient.
Collins lissa sa manche, faussement désinvolte, ne sachant trop si pour lui ça s’engageait bien ou non. La fille restait évasive, occupée ou préoccupée, il ne savait trop dire. C’était agaçant, et excitant à la fois.
— OK. Ash, alors, rétorqua-t-il aussi sec, déroulant sa tactique d’approche bien rôdée.
— Vous aussi, vous avez hâte d’arriver, je présume, reprit-il après un temps de silence, voyant qu’elle ne réagissait pas à son discret appel du pied.
— Voyager n’est pas mon but, surtout dans ce genre de ferry inconfortable. Et, là où je me rends, ceux qui m’attendent sont bien plus pressés de me voir, que moi de quitter cet endroit. Je ne voyage pas pour le plaisir.
— Vraiment ? Je vous ai pris pour une touriste, vous savez.
— Oui, vraiment. Pourquoi ça ? Vous, si, vous êtes un touriste ? rétorqua la brune, soudain provocante.
Merde, le jeu se corsait ! Soit elle n’avait pas noté l’uniforme aux trois barres argentées, soit elle était idiote. Collins sentit un frémissement de plaisir parcourir sa colonne vertébrale.
La plupart des passagers de ce vol étaient soit des types de sa section, que l’on reconnaissait au premier coup d’œil – il eut une pensée spéciale pour la blonde Crayson –, soit des touristes tout aussi faciles à étiqueter, qui ne feraient qu’un bref touch and go de quelques heures sur NexTerra et poursuivraient leur route vers l’Archipelago ou ailleurs, bien plus loin. Très logiquement, son processeur mental avait classé cette fille-là dans la seconde catégorie.
— Comment se fait-il qu’on vous ait pas vue plus souvent au carré ? On voit passer un tas de types, ici, c’est un lieu de passage obligé, un carrefour. Mais vous, non. Que faites-vous ?
— J’ai un boulot, des gens qui m’attendent, je vous l’ai dit, il faut que je me prépare, c’est tout. Rien de très mystérieux ni de très original.
— Tycho, énuméra-t-il, l’Archipelago, BlueMoon peut-être ?
— Mais non ! NexTerra.
— Ça alors, moi aussi ! fit Collins, réellement surpris mais forçant un peu sur l’enthousiasme par stratégie, selon son plan com à lui. Alors, puisque nous allons au même endroit, dites-moi tout. Qu’allez-vous faire dans ce t*********l du monde ?
— SPM.
— Bon sang, vous parlez toujours par sigles comme dans l’Armée, ou c’est encore un truc de vos amis ?
—SP, soutien psychologique, c’est ma spécialité. Infirmière des âmes, si vous préférez. Et il y a du boulot je crois, des types là-bas qui ont besoin de moi. NexTerra, ça n’est pas vraiment le paradis, vu ce que je sais.
Impressionné, Collins déglutit, voyant s’échapper l’espoir d’un coup facile comme se dégonfle une outre crevée, comme un gouffre s’ouvre sous vos pieds. Il n’avait rien à fiche des médicos, il n’était jamais malade. Et une Soutien Psy, en plus ? Il n’y connaissait rien en psy, ça n’était pas sa tasse de thé ; ce genre de fille était capable de lui tirer les vers du nez, si ça se trouvait, de lui dire ou pire, de penser des trucs sur lui sans le lui dire, des trucs qu’il ne savait pas lui-même. Dans le même temps, pour ne pas perdre la face, il ne put s’empêcher de discuter « boutique » et d’aller dans son sens. Après tout, c’étaient des potes à lui, des soldats cassés, que cette fille allait aider à sa façon. Il n’y croyait pas, aux pansements psy sur les blessures de combat mais, sur le fond, l’intention n’en était pas moins louable.
— Waouh ! SP, hein ? Et mandatée par l’État-major ?
Elle opina, sans s’en glorifier, juste neutre.
— Bien sûr. Je pratique en général en free-lance mais, sans contrat en bonne et due forme, je n’aurais jamais eu l’idée de m’embarquer seule vers ce trou perdu, fit-elle non sans ironie.
Il opina à son tour, rassuré et moins méfiant, sachant qu’ils travaillaient dans le même camp et plus ou moins dans le même objectif, pour le même patron et la même cause ; pour autant que l’on puisse parler de cause, vu les enjeux spécifiques à ce théâtre.
— Moi et ma section, nous allons assurer la relève ; je veux dire, relever les blessés, ceux qui ne sont plus en état de maintenir l’ordre sur cette p****n de NexTerra et qu’il va falloir ramener chez nous ; des types foutus pour l’Armée, si ça se trouve. Il y a eu là-bas pas mal de grabuge ces derniers mois. C’est une planète qui porte la poisse, faut-il croire.
— Pourquoi dites-vous ça ? fit-elle, soudain intéressée et en le fixant dans les yeux – les siens étaient d’un noir insondable, nota-til. Vous avez peur ?
— Non, ça n’est pas le problème, réagit-il, piqué au vif, se raidissant malgré lui comme si elle l’avait insulté. Mais vous connaissez l’histoire, je pense ?
— Quelle histoire ? Ce qu’il se passe là-bas, sur la colonie ? Bien sûr que je sais. Et c’est pour ça qu’on m’y envoie, pour réparer quelques dégâts dans les cervelles meurtries et faire le tri, voir lesquelles peuvent encore servir sur place et lesquelles il faudra rapa-trier.
— Vous êtes seule ?
Question à double sens. Mais la fille n’était pas dupe et, à l’issue d’un regard appuyé, elle y répondit de la façon la plus neutre qui soit.
— Nous ne sommes pas nombreux dans la spécialité. Les pathologies psychologiques liées au stress au combat restent un domaine atypique, et on n’a pas jugé utile d’envoyer là-bas tout un bataillon de psys, comme pour vous.
— Une section, corrigea mécaniquement Collins, fasciné, sous le charme.
Ash ne l’était pas quant à elle, sous le charme. Elle le voyait venir avec ses rangers cirées, ses sourires en mode rafale automatique et son eau de toilette musquée ; elle l’avait percé à jour. Il lui jouait le jeu de la séduction, et elle savait même pourquoi : ennui, confinement oppressant d’un vaisseau, sur un tel trajet à longue distance, confinement auquel elle-même n’était pas insensible dans sa cabine. La séduire était pour lui un jeu, un dérivatif à l’ennui de sa cage, comme d’ouvrir un livre, au moins le feuilleter, plutôt que de tourner en rond en vain dans les coursives. En fait, il ne voulait rien de moins que la « feuilleter », elle, à sa façon.
Mais sa méthode d’approche du s**e opposé était d’une naïveté comique, caricaturale, un cas d’école. Ce Collins était jeune, plutôt beau, sans doute intelligent aussi et, plus ennuyeux, fermement convaincu du prestige imparable de l’uniforme sur le s**e féminin. Son plus gros handicap était qu’il savait cela, qu’il en était persuadé, qu’il baignait dedans. Si elle le laissait faire, dans moins de dix minutes, il lui raconterait ses campagnes, voire celles de collègues officiers, qu’il reprendrait à son compte sans vergogne pour l’éblouir, au bluff. Mais elle ne tomberait pas dans le panneau et, si elle n’aimait pas son arrogance de mâle ni sa suffisance, il n’empêche qu’elle n’avait rien à perdre à le laisser raconter ce qui l’intéressait, lui ; ça n’était pas plus désagréable somme toute que de rester butiner sur le Net, seule dans sa cabine, pour éclaircir certains aspects obscurs de NexTerra, utiles ou non à son intervention, dont on aurait omis de l’informer. Deux minutes maxi, estima-t-elle, et Collins lui proposerait un verre.
— Je vous offre un verre, entendit-elle alors. Une voix mielleuse qui l’arracha à ses pensées d’ordre professionnel, se jugea-t-elle elle-même, son mode « classification » déjà en action.
Elle sourit, pour l’avoir percé à jour, mais Collins interpréta cela à sa façon et profita illico de l’ouverture présumée. Peut-être même avait-elle réellement opiné à son offre sans en prendre tout à fait conscience.
Il s’approcha du bar, lui demanda ce qu’elle prenait, choisit la même chose qu’elle, plutôt que d’opter pour un alcool viril juste pour l’impressionner ; un bon point pour lui. Sortant sa carte qu’il inséra dans la borne, il leur commanda deux jus de fruits : pamplemousse pour elle (acidulé et rond), et passion pour lui (le mot à lui seul s’autosuffisait, tel un signal codé).
— D’où êtes-vous ? fit-il, examinant ses cheveux aile de corbeau, son teint mat. Italienne ?
— Suisse, mais de mère italienne, répondit-elle. Lausanne, élevée sur les pentes, comme les vaches. Je jouerai donc la neutralité sur le théâtre des hostilités, comme d’habitude, noblesse oblige. Mon activité conduit à relativiser les faits, les évaluer, être arbitre plutôt que juge : objectivité avant tout, pas de vérités tranchées. Soigner, c’est comprendre.
— Je comprends, fit Collins qui sourit de son propre jeu de mots très involontaire, pris à son propre jeu.
Le capitaine leva ostensiblement son verre coloré passion, doublant un signal implicite qu’elle refusa encore de considérer comme tel, et ils burent ensemble.
— Les Eels, vous les connaissez ? demanda-t-elle, changeant de sujet ou, plus précisément, changeant son angle d’approche du même sujet.
Ash avait une idée de ce qu’elle allait trouver sur NexTerra. Toujours la même chose, et les mêmes dégâts, quel que soit le théâtre d’opérations : soldats en état de choc, victimes dépassées par l’intensité d’émotions trop violentes pour leur cervelle, stress post-traumatiques à identifier, à mesurer, à gérer, sur des cervelles détruites de l’intérieur et dont le handicap principal se traduisait par un grave déficit de communication, une inaptitude à expliquer ce qu’ils ressentaient, où et comment ils avaient mal, confrontés aux souvenirs hostiles qui les hantaient. Tel un vétérinaire face à un animal muet, imprévisible et non logique dans ses comportements, il fallait percevoir à leur place, deviner, subodorer, anticiper, parler, soigner. Sur ce registre, Collins n’avait rien à lui apprendre car – elle l’avait jaugé – ce Collins n’était qu’un chien fou aux dents longues, façonné par et pour le terrain et le combat, c’était flagrant. Il était une « bête de guerre » toute neuve, qui n’avait pas encore servi. Et fragile à la fois, devinait-elle ; de ceux qui tombaient de très haut lorsqu’ils étaient touchés, presque un enfant dans sa tête, touchant et exaspérant à la fois.
L’arrogance naturelle de Collins avait été affûtée par les combats sur holosim multi-D, mais n’avait pas encore été érodée par l’épreuve réelle du terrain, devinait-elle. Collins, elle en était certaine, n’avait jamais combattu un être vivant authentique, de chair et d’os, humain ou E.T. Et ça se voyait aussi distinctement sur lui que ses galons de capitaine sur ses épaules.
Ce qu’elle connaissait moins bien (parce que là n’était pas son domaine d’intervention, mais aussi parce qu’elle avait disposé de trop peu de temps pour se renseigner avant son départ précipité), c’était « l’ennemi » sur NexTerra, ces Eels dont elle ne savait guère que le nom. Et là, le capitaine en connaissait un rayon. Tout au moins en théorie, c’est-à-dire sur un plan très théorique, car lui non plus ne les avait jamais rencontrés, pas encore. Il n’empêche qu’il en savait forcément plus qu’elle, parce que lui au moins, par la force des choses, avait été briefé sur l’ennemi avant de quitter la Terre et de débarquer dans ce cloaque.
— Les Eels ? Un peu, oui, admit-il, déçu qu’elle ne daigne plus parler d’elle, et à la fois plus à l’aise sur le terrain opérationnel. Nous sommes censés les maîtriser ; je connais donc un peu le sujet : leur silhouette, leur vulnérabilité aux balles, leur mode et leur vitesse de déplacement, etc. Bref, presque tout ce qu’il faut savoir pour les gérer sur le terrain, voire les combattre, si nous en arrivons là… Ce qui, vu le contexte, est hélas assez probable.
Collins avait quelques vidéos qu’il pouvait lui montrer ; lui et sa section les étudiaient lors des exercices de répétition de mission sur leurs lunettes à immersion totale. Il se proposa d’aller lui chercher un équipement d’immersion et de lui montrer des sims en réalité augmentée.
— C’est inutile, je vous remercie. J’ai aussi à ma disposition quelques documents sur ces ET, du niveau fiche signalétique. Juste assez pour ne pas me tromper, lorsque j’en verrai un. Mais ce n’est pas eux que je suis censée soigner, et le peu dont je dispose devrait me suffire à les reconnaître ou les fuir, si j’en trouve sur mon chemin. Ce qu’il me manque, c’est de savoir de quelle façon ils agissent sur l’homme, quelles sont leurs « armes » ou leurs méthodes.
Collins grimaça avant de soupirer, soudain circonspect.
— Si c’était aussi clair que vous le dites, les gars en place sur NexTerra auraient su comment se défendre, et ils n’auraient pas besoin de vous, aujourd’hui.
Elle ouvrit très doucement la porte de sa cabine, retenant son souffle ; mais c’était sans espoir. Un grondement bref, suivi d’un glissement furtif sur la droite, comme de la soie frottée ou une lame extraite d’un fourreau. Et une forme sombre gigantesque lui sauta dessus, s’abattit sur ses épaules et la jeta à terre, lui laissant tout juste le temps d’amortir le choc avec ses coudes qui heurtèrent durement le sol de plastique souple.
— Doucement, Duce, doucement. Je ne t’avais pas abandonné ! Tu vois, je suis là.
Une t****e humide fouilla avec insistance dans son col, alors qu’une langue chaude et râpeuse la débarbouillait du menton jusqu’au front, insensible à ses protestations. L’animal la flairait, inquisiteur. Ash devina que Duce sentait l’odeur de ce Collins, celle de son eau de toilette de luxe, intense et trop sophistiquée, artificielle aussi, tels des phéromones spécialisés – ce qui devait être le cas, admit-elle alors avec un dégoût rétrospectif. Et à lui non plus, le parfum de l’officier ne plaisait pas. Pas étonnant ; les bêtes avaient meilleur nez, et meilleur goût que les hommes dans ce domaine.
— Ça va, Duce. Allez, laisse-moi me relever maintenant !
Enfin, elle parvint à se débarrasser des assauts férocement amicaux de son ami à quatre pattes et à s’asseoir sur son bureau, grattant le chien entre les oreilles dans le même temps qu’avec l’autre main, elle s’efforçait tant bien que mal d’ouvrir son notebook.
En devisant avec Collins, aussi éloignées fussent ses propres motivations comme ses schémas intellectuels de ceux d’un capitaine de Marines hâbleur censé « casser de l’ennemi » et aimant sans doute ça, le capitaine lui avait néanmoins fait prendre conscience qu’elle avait négligé jusque là – faute de temps mais pas seulement – un certain nombre de données de contexte, dont il pourrait être utile de prendre connaissance, par exemple concernant « l’ennemi » ET.
Elle brancha sur la prise du notebook ses lunettes qu’elle mit sur son visage, et se connecta sur le Net. La liaison était médiocre depuis le vaisseau situé en plein espace, et le « temps réel » douteux voire bidon, remplacé sans doute par une mémoire-tampon rafraîchie à intervalles irréguliers. Mais ça devait suffire, pour sa recherche portant sur des archives historiques. Dans un premier temps, Ash chercha à creuser le chapitre de l’histoire récente de NexTerra qui, selon Collins, semblait receler quelques ressorts cachés de la situation actuelle. Ce « vaste merdier », comme disait l’officier en des termes militaires assez crus mais très explicites.
Grâce à quelques mots-clés, puis à un méta-moteur d’analyse contextuelle, elle retrouva sans difficulté ce qu’elle connaissait déjà ; à savoir que cette planète, vide d’habitants mais non de ressources, avait été « prise en charge » par un organisme de prospection et d’exploitation des ressources naturelles, l’Ogre (pour : Organisme pour la Gestion des Ressources Éloignées). L’Ogre, elle en avait déjà entendu parler : c’était un équivalent, une transposition des puissants consortiums multicartes du vingtième siècle tels Shell, Exxon ou Total, désormais reconvertis dans le H2+O2 océanique après avoir amassé un pactole dans des secteurs tels que l’énergie fossile, mais toujours aussi orientés profit… et toujours aussi peu regardants sur les conditions pour le faire. Or l’Ogre n’était guère plus regardant à son avis. L’espace, la galaxie, le domaine spatial tout entier étaient devenus le nouvel eldorado, un espace économique exclusif. L’Ogre et ses concurrents y faisaient leur marché aux minerais grâce à leurs vaisseaux-soutes orbitaux géants, non sans avoir injecté au préalable dans leur affaire une mise de fonds gigantesque, à la hauteur des bénéfices espérés en retour. Et pour des organismes tels que celui-là, la seule découverte qui ait un sens était donc celle de res-sources stratégiques à forte valeur ajoutée, rapportée à leur masse volumique, leur unique credo pouvant se résumer à une formule très simple, genre : remplir une soute, pour se remplir les poches. Tout cela moyennant, avant tout espoir de retour sur investissement, des frais et des délais de transport non négligeables.
Cela étant, elle nota une légère discordance de dates. En effet, l’Ogre semblait avoir NexTerra sous licence exclusive d’exploitation minière depuis une date très antérieure aux informations récentes dont elle disposait, à savoir : ressources principales (des minerais métalloïdes à haute valeur ajoutée), contrats d’exploitation, et quelques bilans de résultats trop succincts. Une date antérieure à sa propre naissance, découvrit-elle avec stupeur. Certes, Ash n’avait que vingt-six ans, mais les informations défilant en 3D sous ses yeux mentionnaient un début de gestion minière datant de près du double ! Elle double-cligna de l’œil droit, sélectionna un autre sous-dossier, valida, creusa, remonta le temps jusqu’à pas mal d’années en arrière et, en dépit de l’absence de matériau suffisamment précis à son goût, dans ces archives de presse qu’elle consultait, son verdict fut sans équivoque : il semblait que l’Ogre ait déjà exploité NexTerra une première fois par le passé, dans des conditions non explicitées. L’Ogre l’avait par la suite abandonnée sur une période assez longue, une sorte de « remise à zéro » technique, équivalent minéralier de la mise en jachère, avant d’en reprendre la licence active des années plus tard avec, stricto sensu, le même schéma de profit et de prospection. Bizarre, ça, pensa-t-elle. Tant qu’un gisement minéralier n’est pas épuisé et reste bénéficiaire, on ne l’abandonne pas sans une bonne raison, pas avant de l’avoir sucé jusqu’à l’os. Peut-être une baisse momentanée des cours de certains minerais stratégiques avait-elle changé certains équilibres économiques touchant à la prospection spatiale, domaine où le coût du « transport lourd » était une donnée sensible, pour ne pas dire cruciale. En réalité Ash n’y connaissait rien et n’avait ni le temps ni l’envie de vérifier les cours successifs du platine, du palladium ou de l’iridium sur les trente ou quarante dernières années. Outre l’aspect rébarbatif et rebutant d’une telle tâche – surtout pour une psy ! –, ça ne lui apporterait rien, jugea-t-elle, réaliste sur ses aptitudes en économie.