Rêveuse, elle avança une main, aveugle sous ses lunettes d’immersion totale, pour caresser le crâne oblong de Duce qui gémit doucement de plaisir dans son univers d’obscurité.
Ça n’était pas très logique, conclut-elle. Pour qu’un Organisme mû avant tout par le profit en vienne à cesser d’exploiter un tel centre de profit, il fallait qu’il se soit produit quelque chose : un événement, un incident significatif touchant a priori au cœur du sujet, au nerf de la guerre, donc au profit. Or le Net restait bien trop évasif via ces synthèses de presse ouverte. Comme d’habitude, l’information disponible se focalisait en priorité sur la nouveauté, le scoop, laissant tout le reste, le défraîchi, le passé, les archives en somme, s’étioler et se dissoudre par manque de place-mémoire. Comme si celles-ci se voyaient érodées par le temps voire, qui sait, par le processus lui-même qui perdrait chaque seconde des bits significatifs, de la même façon qu’un être vivant perd ses cellules ou ses squames… ou sa mémoire, pareillement.
Agacée, Ash double-cligna, activant un mode de recherche plus performant et plus spécialisé, sonda plus en profondeur et finit, enfin, par trouver ce qu’elle cherchait. Trente-deux ans plus tôt, la planète NexTerra avait subi une sorte de « remise à zéro », accidentelle et dramatique. Les ET natifs de NexTerra avaient – déjà ? – posé un sérieux problème à l’Ogre et ses colons : une sorte de rébellion confuse, de résistance à l’occupation terrienne, qui avait conduit à une crise « sociale » et à une chute drastique de rentabilité du site minier durant plusieurs années, jusqu’au drame final. Dans des conditions très peu explicites, une sorte de mutation virale à l’effet foudroyant, baptisée Stress – pour une psy, ce nom était une vraie coïncidence ! nota-t-elle – avait simultanément décimé ET indigènes et colons en très peu de temps, peut-être en moins d’une semaine. L’Ogre avait alors abandonné pour un temps cette concession maudite, comme s’il s’agissait d’honorer symboliquement la mémoire des victimes. Sauf que de le voir ainsi, ce serait prêter bien trop d’humanité à ce genre d’organisation, admit-elle. Plus probablement, cela avait dû n’être qu’une « halte technique » à usage logistique, le temps que l’Ogre se reconfigure, trouve de nouveaux investisseurs et de nouveaux crédits. Faute aussi de main d’œuvre spécialisée, assurément, car il était onéreux de mobiliser et faire venir en grand nombre des contingents de colons terriens aussi loin de la Terre, parfois pour aussi longtemps qu’une vie entière.
Tout cela, ce passé tragique, semblait oublié de tous ; en tout cas, personne n’avait jugé utile de lui en parler. Sans doute était-ce hors du cadre formel de sa mission de soutien médical aux troupes terriennes, comme elle l’avait dit à Collins. Il n’empêche, il aurait été plus honnête de la laisser en juger seule, dans l’absolu. Cela dit, ça n’était plus les mêmes ET. Tous les autres, les ET originels natifs de NexTerra, ayant disparu dans ce drame dont elle retint le nom de code « amusant » Stress – pour mémoire, et parce que ce mot lui parlait en tant que psy. Tout comme les nouveaux colons amenés par l’Ogre, ces « nouveaux » ET n’étaient donc pas natifs de NexTerra. Ce qui n’était pas forcément aberrant dans un univers où, à l’instar des électrons dans l’infiniment petit, mouvement, « mobilité » et opportunité ont été érigés en un mode de vie incontournable et fondamental, pour ne pas dire qu’ils font la vie elle-même. L’Ogre avait donc dû faire venir ces nouveaux contingents ET sur NexTerra dans des conditions similaires à celles de colons humains, imagina-t-elle. Ils étaient des expatriés, des ET immigrés, et peut-être ceci expliquait-il cela. Et à ce sujet, d’où venaient-ils ? Les avait-on importés de la même façon que l’on importait les colons terriens, par space-ferries entiers ? La rétribuait-on à un juste prix, cette main d’œuvre ET, sur la foi d’un taux d’échange acceptable et « éthique » ? À moins qu’ils ne soient, comme c’est trop souvent le cas lorsque la rentabilité est le maître-mot, de nouveaux esclaves au service de la Terre et de ses multi-planétaires ?
En tout cas, personne n’avait réagi pour dénoncer cette collaboration insolite, pour ne pas dire suspecte, entre ET et humains ou, plus exactement, entre ET et Ogre. Elle pressentait que le statut de ces ET y était pour quelque chose, ouvrant une catégorie inédite où personne, pas même une ONG, ne se sentait suffisamment impliqué pour y trouver à redire ou aller y voir de plus près, tout cela se passant « très loin des yeux », hors de portée de la Terre sans disposer de moyens logistiques réservés aux seules multinationales.
Intriguée, Ash laissa tomber l’Ogre et ses déboires et décida de s’intéresser aux nouveaux ET de NexTerra, qui causaient tant de problèmes et justifiaient sa venue sur place, semblait-il. Elle se doutait bien que l’exploitation d’un site minéralier, fût-elle confiée à des excavateurs lourds, même automatisés ou dronisés, nécessitait toujours quelques bras, humains ou non, de l’huile de coude pour graisser les rouages parfois récalcitrants de la machine de production et diverses tâches très peu nobles et très pénibles, souvent les deux à la fois : tourner une vanne d’arrêt manuelle ou un boulon desserré, nettoyer, maintenir et réparer in situ des outils lourds, électromécaniques ou insuffisamment automatisés, alimenter en énergie un site de production, conduire des véhicules de transport lourd, et autres corvées de bas étage.
Les Eels ne l’intéressaient pas en tant que tels, bien entendu, uniquement pour leur prétendue capacité de nuisance singulière sur l’être humain, et le mal qu’ils pouvaient lui faire, à elle, en particulier sa composante non-visible, psychologique, la plus insidieuse. Celle qui ne guérit pas toute seule parce que les cicatrices sont internes, cachées, invisibles de l’extérieur, parfois pour la victime elle-même.
Le fond du problème, concernant avant tout le commandement militaire, était le motif pour lequel cette situation avait ainsi dérivé, pourri, quasiment explosé, très récemment. Comme si l’histoire se répétait en une réplique inattendue de l’épisode confus et tragique qu’avait déjà connu NexTerra, en des temps déjà anciens où Ash n’était pas encore née.
Elle examina quelques vidéos ou photos 2D non animées, toujours aussi surprise par les Eels, leur aspect verdâtre, sombre et lisse, luisants telles des silhouettes de cire molle. Ou des otaries géantes, en particulier la fameuse otarie de Steller, aussi lourde qu’un morse mais plus fuselée, plus lisse et delphinesque, moins pachydermique. D’où leur nom de code, Eels : les anguilles. Des êtres fascinants et répugnants à la fois, parce qu’ils paraissaient humides et visqueux, plus mouillés que lisses, en réalité. Visqueux ? L’étaient-ils réellement ? Ash ne pouvait en jurer. En tout cas, tout autant que leur couleur – un noir à la nuance vert bronze de statue antique –, ce détail de leur apparence ou de leur texture déplaisait à l’être humain. Autant une texture lisse est signe de perfection formelle, voire de design, sur un objet manufacturé ou un objet d’art – qu’il soit fait de métal ou de plastique – autant, sur un être vivant, ce même aspect apparaissait sale, gluant. Pour des raisons profondément ancrées dans le subconscient humain, l’on semblait n’accepter du monde vivant que le mat, le terne, le grenu – sans oublier le velu, pour la fourrure des mammifères et le plumage des oiseaux. Le c*l lisse d’un mandrill était considéré malpropre et honteux, désagréable à la vue, à proscrire, à cacher. De même toute zone dépourvue de poils chez un mammifère terrestre, admit-elle, que ce « défaut » de pilosité localisé soit accidentel ou naturel.
Duce gémit doucement, comme s’il partageait et approuvait ce raisonnement à titre personnel.
La fourrure d’un chien faisait partie de son attrait, à la vue comme au toucher, admit-elle, en caressant l’épaisse toison de Duce qui gémit à nouveau, de plaisir cette fois. Mais un chien nu, rose, lisse comme une grenouille, serait répugnant au regard de quiconque, c’était un fait avéré et elle frissonna, imaginant avec horreur le contact de la chair nue et lisse sous le poil doux. Par ce seul détail de leur apparence, incongru bien que banal et très naturel, les Eels étaient profondément, fondamentalement ET. Inhumains en somme, et pas même placés au rang d’animal, vu la côte d’amour exécrable qu’ils inspiraient, du fait de cette répulsion instinctive d’ordre tactile – ou juste visuel ? Sur ce même plan, rien n’avait changé pour l’homme. Malgré des modes passagères toujours superficielles – tels les skin heads –, était considéré laid pour le sens commun tout être humain glabre pour de « mauvaises » raisons, c’est-à-dire médicales ou accidentelles : par exemple une femme sans cheveux, au crâne lisse et nu.
La salamandre, le crapaud, le serpent avaient été considérés depuis les temps reculés comme des signes du diable, des accessoires, des instruments vivants, associés à la sorcellerie ou aux forces de l’ombre. L’exception à cette règle qu’elle venait de redécouvrir était le dauphin et autres animaux marins ou poissons. Et encore : à la condition qu’ils restent dans leur élément. Un poisson hors de l’eau, fût-il ni plus ni moins lisse qu’il ne l’est dans son milieu naturel, change aussitôt d’image, de connotation, presque de registre mental. Rebutés, dégoûtés par une viscosité devenue explicite, la plupart des êtres humains n’osent plus le toucher. Les Eels, par malchance, faisaient les frais de cette répulsion quasi instinctive, de la même façon. Peut-être, pour être à l’abri de tous ces a priori, auraient-ils dû vivre dans l’eau, en des profondeurs océaniques inexplorées, plutôt que dans l’espace ?
Ash accorda une pause à ses yeux sollicités par un excès de double-cligner de sélection de champ ou d’icône. Cette fois, elle ôta son bandeau d’immersion, le plaça en position verticale et caressa à nouveau Duce, le temps d’un regard appuyé vers le chien couché à ses pieds. Duce remua doucement la queue et, dans la pénombre, fixa dans les siens ses yeux vides, éperdus d’amour ; il avait l’air de sourire, pensait-elle chaque fois en le voyant ainsi, la gueule entrouverte. Ash était persuadée que Duce la voyait malgré son handicap, qu’il sentait sur lui son regard d’être humain, son intensité, qui était celle de son amour pour lui. Avec un soupir, elle replaça le bandeau à l’horizontale et le re-clipsa sur le cadre des lunettes immersives.
Poussant ses recherches, Ash identifia alors la signification exacte du mot et son origine. En fait, elle s’était trompée. Eels, en plus d’être plutôt bien choisi pour les décrire, était avant tout un acronyme rusé : Eels pour Extraterrestrial Entities / Low Support/Supply. S’y ajoutait, pour elle dont le français du canton de Vaux était l’une des langues maternelles, un rapprochement tentant avec les mots Ils/elles prononcés avec la bonne intonation, mettant en exergue le corps informe de ces ET asexués. Des hermaphrodites, alors ? À moins qu’ils ne se reproduisent par scissiparité ? Aucune de ses recherches sur ce critère ne lui offrit la solution à cette question pourtant très pertinente. Personne n’avait pris la peine de les étudier sous cet angle, dut-elle convenir, déçue.
Ash était perplexe, face à ces recherches bibliographiques qu’elle menait depuis le spaceferry, faute d’avoir eu le temps matériel de préparer sa mission avant son départ, et de s’imprégner des éléments nécessaires à son activité et de ceux liés au contexte. Pourquoi l’avait-on choisie, elle, se demandait-elle encore ? Pourquoi l’une des plus jeunes et des moins expérimentées de sa profession, tout juste diplômée deux ans plus tôt ? Pourquoi l’envoyer sur un monde perdu et dangereux, là où elle ne pourrait disposer d’aucun support logistique, d’aucune aide, hormis celle offerte par les communications à longue distance, si elle se trouvait mise en difficulté ? Elle se demanda pourquoi ce type bizarre l’avait contactée l’autre nuit ; pourquoi il avait tant insisté pour l’avoir, elle. Se faisait-elle des idées ? Peut-être.
Elle eut une seule occasion de revoir Collins et lui parler, dans une coursive où ils discutèrent quelques minutes. Il lui expliqua que ses hommes, logés en cabine collective dans une zone bruyante et moins confortable du spaceferry, étaient nerveux, irritables. De plus, la proximité de la date d’arrivée – du « débarquement », traduisit-elle – justifiait qu’ils se concentrent sur leur futures activités, répètent certaines manœuvres sur holosims multi-D, se préparent pour les opérations à venir et reconnaissent une dernière fois le terrain avant d’y être lâchés pour de bon. S’il était avéré que NexTerra était tout sauf un paradis, c’était plus vrai encore pour eux, les Marines, vu le rôle délicat de maintien de l’ordre, de milice ou de gardes du corps qu’ils auraient à y jouer.
Collins lui-même semblait nerveux, moins séducteur, moins enclin à badiner que la première fois. Elle comprit à demi-mot que la nature inhabituelle de l’ennemi, avec les incertitudes que cela induisait, devait être l’une des causes de son changement d’attitude perceptible. Ash aussi était tendue ; n’ayant jamais quitté la Terre, ce serait son premier contact visuel avec des ET si par hasard, elle parvenait à en voir lors des prochaines semaines. Ce dont elle ne doutait pas. Car c’était une expérience excitante, à ne manquer sous aucun prétexte.
La veille de l’arrivée, les haut-parleurs du bord crachèrent leurs consignes dans les coursives et les cabines, faisant aboyer Duce, fait très inhabituel. Le retriever comprenait-il qu’il allait, comme presque tout le monde à bord, hormis l’équipage et les passagers en transit, débarquer pour la première fois sur une planète étrangère ? Était-il inquiet ? Était-il ému ?
Quelques heures plus tard, toujours émises par haut-parleur, les consignes se précisèrent, exigeant que « toute personne non-indispensable à la manœuvre d’approche reste dans sa cabine et boucle la ceinture anti-grav de son siège anatomique, en cas de crash ou manœuvre difficile ». Le cas d’un chien en cabine n’avait pas été prévu, mais Ash y avait pensé à leur place. Elle disposa le panier de Duce dans le bas d’un placard de rangement de la cabine, le cala avec des couvertures et referma le placard avec soin, bloquant avec soin ses poignées. Ce qui éviterait que Duce ne soit projeté à travers la pièce, en cas de turbulences aériennes importantes ou de choc un peu rude avec le sol.
— Ça ne durera qu’une heure, Duce. T’en fais pas, gros bêta ! Je reviens te chercher, dès que nous aurons touché le plancher des vaches. Une heure, pas plus ! Promis-juré.
Aussi penaud soit-il d’être mis ainsi au placard, il lui sembla que le chien comprenait ou qu’il la comprenait, elle. Peut-être même comprenait-il la notion de délai, et d’heure, imagina-t-elle sans pouvoir en jurer.
La descente fut presque douce, stressante avant tout pour l’attente en aveugle et l’incertitude inhérente à tout baptême du feu. Elle garda un contact permanent avec Duce et le rassura de la voix, se rassurant elle-même réciproquement d’avoir auprès d’elle un ami à qui parler, au lieu de s’inquiéter et de laisser son imagination prendre le pouvoir sur la réalité.
Les haut-parleurs de cabine, à nouveau, annoncèrent la délivrance. Sitôt dessanglée de son harnais de siège, Ash se rua vers le placard, qu’elle ouvrit en grand. Duce n’avait pas bougé, il avait confiance, malgré les cahots de la ressource finale. Elle sortit d’un autre rangement son sac à dos et ses autres sacs puis sortit avec Duce de la chambre, empruntant la longue coursive centrale. Un à un, les passagers s’étaient arrachés à leur siège et sortaient dans la coursive, seuls ou par petits groupes, la plupart sans bagages, car ils poursuivaient leur voyage, que ce soit vers l’Archipelago ou ailleurs encore. Cela étant, pour rien au monde ils n’auraient manqué une escale. Moins encore ici, sur NexTerra, une planète qui avait fait et faisait encore la une des medias. Ils n’y étaient que pour quelques heures et, elle le savait, tous voulaient voir à quoi ressemblait ce monde-là, pour s’en souvenir, pouvoir dire « J’y étais ».
Dès qu’elle sortit sur la passerelle extérieure déployée, elle fut saisie, presque agressée par une senteur acre, une fragrance bizarre, entêtante, suffocante, de fruits trop mûrs, pourrissants, qui fit gémir Duce à ses côtés. Le retriever grondait, secouait sa grosse tête, pas très rassuré, troublé par ce changement brutal d’environnement sensoriel qu’il n’avait pu anticiper, car elle n’aurait même pas pu le lui expliquer avec ses mots « bêtement humains ».
— T’en fais pas, gros bêta, tu vas t’y habituer, lui fit-elle, s’accroupissant à son côté pour le flatter et le rassurer.
Vu l’intensité de la sensation qui piquait la gorge, elle se demanda malgré tout comment un chien pouvait vivre cela, avec des capteurs olfactifs trois cents fois plus sensibles que ceux d’un humain, qui plus est sans rien savoir de ce dont il s’agissait ni du contexte.
Elle fit l’effort, pas si facile, de s’abstraire de cette sensation olfactive dominante, écrasante. Ainsi c’était cela, NexTerra ? On aurait pu se croire dans un aéroport d’un pays d’Amérique latine, estima-t-elle, vu la sylve locale luxuriante alentour et la température ambiante quasi tropicale. Mais un pays en guerre. L’astroport lui sembla délabré voire désaffecté mais en réalité, il ne l’était pas tant que ça : leur atterrissage réussi en était la meilleure preuve.
L’horizon était hélas limité par cette forêt envahissante qui encerclait le périmètre visible, telle une menace supplémentaire. À tel point que cette prédominance végétale étouffante la mettait mal à l’aise, s’ajoutant à ce qu’elle savait déjà de NexTerra.
Portant son regard vers le bas, Ash aperçut le tarmac d’un noir uniforme sans défaut, gouffre vertigineux en trompe-l’œil, comme si le spaceferry était en sustentation dans le vide absolu ou pire, s’était posé au-dessus d’un gouffre insondable. Elle descendit l’escalier d’aluminium strié un peu trop raide, aida Duce à poser ses pattes et à assurer sa descente sur la surface plongeante et glissante, où cliquetaient ses griffes érodées ; une surface sur laquelle n’importe quel chien aurait été mal à l’aise, et Duce plus encore, forcément.
Parvenue au bas des marches, Ash hésita à poser le pied sur le sol, prise d’agoraphobie face à ce miroir sans fond, une illusion persistante, illogique mais tenace. Et lui revint en mémoire ce qu’elle avait lu ou admis, au sujet du lisse dans la nature : insolite, inquiétant, dangereux ? Bizarrement, cela valait aussi pour le minéral, aujourd’hui. Était-elle fatiguée par le voyage ? Ou était-ce l’appréhension de ce qu’elle allait rejoindre ici, qui la minait ainsi ?
— Hé bien, vous préfériez votre cabine, finalement ?
Ash se retourna, le cœur au bord des lèvres. Collins lui souriait, fanfaron. Et c’est ce sourire, jovial et doucement ironique, qui dissipa d’un coup l’illusion, comme une bulle qui éclate. Elle s’avança sur la surface lisse enfin domptée, toute crainte effacée. D’ailleurs, les repères étaient là, il suffisait de les trouver, par exemple sous forme de lignes de peinture d’un jaune érodé par la lumière, délimitant les zones de circulation ou de maintenance.
— Merci, lui dit-elle en retour, sincère.
Derrière lui, elle aperçut le sergent féminin aux épaules de lutteur qu’elle avait déjà rencontrée dans une coursive, encombrée d’un énorme sac à dos surchargé qui ne semblait pas la gêner le moins du monde, et d’où dépassait le canon court d’un fusil. La fille l’observait d’un air peu amène, comme si elle était jalouse de l’attention que lui portait Collins. À ses côtés, une autre fille chargée de tout son barda, aussi grande mais plus nerveuse et plus svelte, scrutait les alentours avec une attention anormale, comme si elle était déjà de garde et devait veiller sur la section. Son visage chevalin, trop émacié pour être beau, était tordu par un rictus amer. Elle a peur, devina Ash à son regard méfiant, traqué. Ce sont les ET ; elle non plus n’a jamais connu ça, c’est son baptême du feu, et les holosims de Collins n’ont rien dû y arranger.
Tout bien considéré, le tarmac ne glissait pas car le couplage antidérapant avec ses semelles de synthéscratch était idéal. Ash se retourna. Là-haut, désœuvrés et bavards, les passagers qui devaient poursuivre leur voyage observaient NexTerra et commentaient leurs impressions de touristes d’un jour, celles d’ordre olfactif devant avoir à coup sûr la priorité.