Jeudi 12 avril 2012-1
Jeudi 12 avril 2012Avançant dans le brouillard, j’arrive à un cabanon sans façade. Là se tient une femme, petite, le dos courbé par l’âge, les cheveux gris, le nez crochu ; elle ressemble à la sorcière de Blanche-Neige avec, dans sa main, des pommes. Elle m’en offre une. Je la remercie, prends le fruit et mords dedans. Mais sa chair est sanguinolente, le liquide s’écoule dans un flacon de lambig posé au sol. Effrayé, je regarde la sorcière qui ricane en voyant mon expression d’horreur. À son tour, elle croque dans une pomme également gorgée de sang qui s’égoutte le long de ses joues ridées jusque dans la bouteille. Les yeux de la vieille femme lancent maintenant des éclairs bleus, aveuglants. Elle rit de plus en plus fort. Des flashs du même bleu sortent du fond de sa bouche, sa raillerie se transforme en sirène…
Je m’extirpe en sursaut de ce cauchemar. Où suis-je donc ? Dans mon bureau, à l’étage de ma maison ! Hier soir, je me suis endormi sur le clavier de mon ordinateur qui est resté allumé, ainsi que l’éclairage de la pièce. Dehors, une sirène hurle sur deux tons, des lueurs bleues dansent sur mon plafond. Je me rends à la fenêtre : dans ma cour, deux véhicules de gendarmerie manœuvrent pour faire demi-tour et reprendre la route. J’ouvre et me penche pour voir où ils vont : s’ils ont emprunté ce chemin, c’est qu’un accident s’est produit à proximité de ma maison, isolée au milieu des cultures. La voie qui y conduit ne dessert aucune autre habitation. En effet, ils stoppent à l’aubette située à cinq cents mètres d’ici ; par-delà le champ qui s’étend au bout de ma cour se dresse un bosquet, regroupement sylvestre fréquent dans la campagne environnante. Je n’ai jamais osé m’y aventurer par crainte de me prendre sur la tête une branche morte, voire un arbre entier. Aucun employé communal ne s’inquiète de l’état du sous-bois et seuls quelques chasseurs s’y engagent en saison. À l’orée de ce bocage se tient un abribus désaffecté, petite cabane en sapin sans façade, avec deux ouvertures percées dans les murs de côté, et garnie d’un banc sale et moisi, accroché à la cloison du fond. Je me suis toujours demandé ce que faisait cet objet en ce lieu : les cars de L’Élorn, la compagnie autocariste qui dessert la région de Landivisiau, ne passent pas sur cette route fort étroite. Je descends en courant, enfile des chaussures de marche ne craignant pas la boue et longe le talus pour aller m’enquérir de ce qui est arrivé.
Sur le bord de la route est garé un tracteur. Un gendarme délimite la zone d’un ruban de sécurité. Sur le côté, je reconnais Joseph, un agriculteur qui travaille souvent par ici ; le tracteur lui appartient. Bavard, il aime beaucoup s’arrêter pour discuter avec moi. Depuis neuf mois que j’habite Plougourvest, il a été mon informateur principal sur les nouvelles du village.
Plougourvest ! Vous ne connaissez pas Plougourvest ? Aucune honte : moi-même, né à Brest en mille neuf cent soixante, je n’avais jamais entendu prononcer le nom de ce village du Pays de Landivisiau, sis à une quarantaine de kilomètres de là. Sur la voie rapide, nulle sortie ne le signale, alors que des panneaux indiquent Plouvorn et Bodilis, deux bourgs situés à proximité. Pourquoi faudrait-il connaître Plougourvest ? Hormis quelques vieilles pierres, agréables aux férus d’archéologie, cette commune n’abrite pas grand-chose de remarquable.
Joseph attend, à l’extérieur de la zone circonscrite. Me voyant approcher, il me salue d’un pâle sourire et m’explique ce qui se passe :
— C’est Sabine Pattes en l’air. On dirait que quelqu’un lui a réglé son compte…
Un gendarme qui a entendu Joseph s’avance, un minuscule carnet à la main :
— Vous la connaissiez ?
— Bien sûr ! Impossible de ne pas connaître Sabine quand on traîne une bonne partie de la journée dehors…
— Comment épelez-vous son nom ?
— Ben… Je ne m’en souviens plus, en fait. C’est Sabine, c’est tout.
Bizarrement, l’homme en bleu s’énerve et hausse le ton :
— Vous venez tout juste de dire « C’est Sabine Patenlair », donc vous savez son nom ! Je vous ordonne de me l’épeler !
Attiré par les éclats de voix, un gradé s’approche :
— Un problème, Ropars ?
Le gendarme explique qu’il a entendu l’individu ci-présent qualifier la victime ci-présente par son patronyme complet, mais qu’il refuse maintenant catégoriquement de fournir cette information. Joseph se justifie :
— Mais non ! J’ai dit Sabine Pattes en l’air ! Ce n’est pas son vrai nom, on l’appelait comme ça entre nous, car elle avait souvent les pattes en l’air, les jambes au-dessus du corps, vous comprenez ?
Le supérieur jette un regard noir à son subalterne avant de se tourner vers moi.
— Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ?
— Michel Mabec, j’habite dans l’ancienne ferme qui est juste là.
Et je montre la bâtisse, de l’autre côté du champ, avec sa grange attenante, expliquant que les sirènes et gyrophares des véhicules qui sont entrés dans ma cour m’ont réveillé en sursaut. Après avoir tout noté dans son carnet, l’homme se présente :
— Excusez-moi, lieutenant Alain Dumontoir, de la gendarmerie de Landivisiau. Monsieur Joseph Lozachmeur nous a appelés après avoir découvert un corps. Ropars croyait pouvoir couper par chez vous pour rejoindre plus rapidement la zone des faits, mais il semble que l’accès en fond de cour ait disparu…
Joseph se charge de répondre :
— Vos cartes datent de Mathusalem ! Le chemin de terre a été remplacé par un talus depuis au moins dix ans ! Seuls les tracteurs peuvent passer par là…
— Bien… Étant le plus proche habitant du lieu du crime, nous vous interrogerons après. Maintenant, excusez-moi…
Il salue et tourne les talons de façon très militaire, retournant derrière l’abribus. Je propose à Joseph de prendre un café chez moi pour qu’il me raconte.
Après le choc de sa découverte macabre, Joseph ressent le besoin ardent de parler. Il m’explique donc :
— Ce matin, je suis passé par ici, comme d’habitude quand je vais au champ du fond. Arrivé à l’abribus, j’ai vu la mobylette de Sabine. J’ai d’abord imaginé qu’elle avait un rendez-vous galant à l’arrière de la cabane. Mais j’ai réfléchi et je me suis dit qu’il était bien trop tôt, et l’endroit n’est pas très confortable, surtout après la pluie d’hier soir. Alors, je me suis arrêté à côté et j’ai appelé : je ne voulais pas la déranger, des fois qu’elle se soit juste cachée pour faire pipi. Mais elle n’a pas répondu, donc je suis descendu de mon tracteur et je suis allé regarder. Elle était là, toute bleue, la langue qui sortait, pas belle à voir, la pauvre…
J’apporte la cafetière sur la table. Constatant l’air troublé de Joseph, j’attrape également une bouteille de cognac dans le placard. Il s’en verse une rasade en fond de tasse avant que je ne complète de café bien fort. Il reprend peu à peu des couleurs.
— Mais pourquoi l’appeliez-vous Sabine “Pattes en l’air”?
— Tu ne sais pas ça, mon gars ? C’est vrai que tu n’habites pas ici depuis longtemps. Sabine, elle avait un problème avec… la chose. Elle était toujours en manque. Paraît que les docteurs ont examiné le cas et qu’ils lui ont donné des médocs pour la calmer, mais elle ne voulait plus les avaler. Elle disait que ces trucs la rendaient droch, zinzin. Droch, elle l’était déjà : quand elle voyait un homme tout seul sur son tracteur, elle venait lui proposer une petite pause coquine. Dans les sacoches de sa mobylette, elle gardait toujours tout le matériel nécessaire : une couverture, des préservatifs, de quoi se nettoyer, serviette en papier et produit. Bizarre qu’elle n’ait jamais offert ses bons offices à un beau gars comme toi…
Sa tasse vidée, Joseph a derechef remis une rasade de cognac avant de se resservir en café. Je me souviens maintenant de cette femme qui passait souvent en vélomoteur. Neuf mois plus tôt, elle s’était une fois arrêtée à l’entrée de la cour alors que je déchargeais le coffre de ma voiture. Après m’avoir longuement regardé, elle m’avait demandé si j’avais racheté la ferme. Je lui avais donc expliqué que je n’étais pas agriculteur et que je n’avais repris les bâtiments que pour y habiter. Et, sans un mot, elle était repartie.
— Elle ne travaillait pas ?
— Des ménages par-ci par-là, pour s’occuper. Sinon, elle percevait tous les mois une pension de son frère. Il possède des terres dans le coin, des hangars et des granges aussi, qu’il loue. Moi, j’en profite, ses tarifs valent le coup…
— Il habite à proximité ? Les gendarmes se chargeront de le prévenir…
— Il vit à Paris. Depuis quinze ans que je suis ici, je ne l’ai jamais vu ! Je passe par le notaire pour les échanges avec lui. Quelimer ! Voilà le nom de Sabine… Je savais bien que je le connaissais, mais cet idiot de pandore m’a fait peur tout à l’heure en me menaçant et il m’a complètement bloqué la mémoire. Sabine Quelimer ! Tu crois que je dois retourner lui dire à l’autre ?
Le lieutenant Dumontoir frappe à la porte juste à ce moment.
— L’IRCGN effectuant ses investigations, nous ne pouvons rester sur les lieux. Je voudrais donc en profiter pour vous poser quelques questions…
Mais Joseph dégaine le premier :
— C’est quoi l’IR-truc ?
— IRCGN signifie Institut de Recherche Criminelle de la Gendarmerie Nationale, nos experts à nous, si vous préférez. Ils sont en général très performants, mais, dans l’environnement présent, ils rencontreront des difficultés pour récupérer des indices…
Je propose un café au lieutenant qui s’installe à table avec nous. Il prend son calepin et commence à questionner Joseph.
Je m’inquiète :
— Voulez-vous que je sorte pendant votre interrogatoire ? Je ne suis pas un spécialiste en pratiques judiciaires, mais ne risquez-vous pas une erreur de procédure ?
— Je vais pour l’instant uniquement noter vos identités complètes et nous discuterons de façon informelle pour tenter de récupérer rapidement des informations à transmettre éventuellement à l’IRCGN afin d’orienter ses recherches. Je vous convoquerai séparément à la gendarmerie. Vous vous connaissez depuis longtemps tous les deux ?
Joseph se charge de répondre :
— Ben de vue, quelques mois, bonjour bonsoir, une petite causette quand on se croise et qu’on a un moment de libre. Mais pour bavarder sérieusement entre nous, ça fait moins d’une heure. Je rentre pour la première fois dans la maison depuis que Monsieur l’a rachetée…
Je confirme ses dires. En effet, depuis que j’occupe les lieux, je n’ai pas invité grand monde chez moi. J’ignore même l’identité de mes plus proches voisins qui se trouvent tout de même à plus de cinq cents mètres d’ici.
Le lieutenant se tourne vers moi.
— Connaissiez-vous la victime ?
— Non, je la voyais juste aller et venir en mobylette, la croisais lors de mes balades, c’est tout. En fait, je n’ai appris son prénom que ce matin…
Je raconte l’anecdote de la question posée par Sabine lorsque je suis arrivé.
— Et vous passez souvent à l’endroit où le crime a été commis ?
— Tous les trois jours environ : pour garder la forme, je m’oblige à une marche quotidienne, entre quatre et cinq kilomètres en fin d’après-midi. À partir d’ici, j’ai trois possibilités : l’une transite par cet abribus. Je m’y suis d’ailleurs abrité hier soir à cause de l’orage qui m’a surpris. Avec moi, il y avait cette vieille femme qui ramasse des herbes. Je me suis toujours demandé quel type de potion cette sorcière peut préparer avec sa récolte : filtres d’amour, laxatifs, baumes ? En tout cas, s’il s’agit d’antirides, elle ne l’utilise pas pour elle-même !
Bizarrement, Joseph ne rajoute rien à mon commentaire : cela m’étonnerait pourtant qu’il ne connaisse pas cette personne. Peut-être est-il patient de cette guérisseuse et préfère-t-il nous cacher quel genre de cataplasme elle lui applique… Heureusement pour lui, le lieutenant ne remarque pas sa gêne et poursuit son interrogatoire :
— Vous empruntez toujours ce chemin à travers champ pour vous y rendre ?
— Tout dépend de l’état du terrain. Marcher dans la gadoue amuse les gamins, mais moi, j’ai passé l’âge. Ce matin, exceptionnellement, j’ai coupé au plus court, malgré le sol détrempé, car je voulais savoir ce qui arrivait. Au fait, Joseph, pourquoi a-t-on construit un abribus à cet endroit ? Je n’ai jamais vu un seul autocar circuler par là.
— Sûr ! Je me suis posé la même question quand j’ai débarqué ici, il y a quinze ans. Alors, j’ai demandé à Fanch qui cultive le champ d’à côté. Il m’a raconté qu’à la suite d’un pot de départ au Conseil Régional, dans les années Quatre-vingts, les employés avaient tant picolé qu’ils ont ajouté des pointes sur la carte qui indiquait où installer des cabanes. Après la fête, bien sûr, ils les ont virées… sauf une qu’ils ont oubliée. Les gars qui mettent en place ces trucs ne se sont pas posé de questions et ont construit la jolie petite baraque en bois, au bout du champ…
Le lieutenant interroge ensuite Joseph qui réexplique la raison de sa présence sur les lieux ce matin, le terrain qu’il devait rallier en passant par ici, la mobylette appuyée contre l’abri, son appel sans réponse et la découverte macabre. Heureusement que Joseph a toujours un téléphone portable avec lui.
— Moi, je n’en voulais pas de ce truc. Mais, depuis mon premier infarctus, on m’a obligé : je traitais la terre avec mon tracteur, au milieu d’un champ, et personne ne m’a vu m’écrouler sur mon volant. Par chance, j’étais à l’arrêt. Ma femme m’attendait pour le déjeuner, elle est venue avec la fourgonnette et elle m’a trouvé inanimé. Heureusement que l’attaque n’était pas fatale. À Morlaix, ils m’ont mis dehors au bout de deux jours, ils avaient besoin de la place et puis je suis costaud quand même, je tenais debout. Mais, depuis, Monique insiste pour que je garde ce bidule sur moi. Mon beau-fils a programmé une touche spéciale pour envoyer un SOS en cas de malaise. Enfin, là, il m’aura servi à vous prévenir. C’est triste, elle était encore jeune.