IV

2315 Words
IVLady Shesbury se levait fort tard, en cette période des soirées presque quotidiennes, et arrivait tout juste à être prête pour le lunch. Ce matin-là, quand elle descendit, fraîchement fardée, vêtue d’une délicieuse toilette mauve, elle fut abordée dans le hall par le serviteur hindou de lord Shesbury. Sa Seigneurie, expliqua Ram-Sal, la priait d’entrer un instant dans le salon de la Reine. Lady Paméla sentit un petit frisson lui courir dans le dos. Elle redoutait la clairvoyance de son beau-fils, elle craignait ses ironies glacées... elle tremblait, à chacune de ces convocations, assez rares d’ailleurs, d’avoir encouru son déplaisir et de se voir privée des revenus laissés par lord Cecil à sa discrétion. Néanmoins, elle était assez forte en dissimulation pour se composer un visage calme et souriant, dès l’entrée dans la pièce où l’attendait lord Shesbury. – Vous avez fait un agréable voyage, mon cher Walter ? – Ce n’était pas un voyage d’agrément... Walter effleurait de ses lèvres la main que lui tendait sa belle-mère. Puis il ajouta : – J’ai une simple question à vous adresser... Est-ce vous qui avez fait demander, il y a neuf ans, des renseignements, à Feruzia, sur l’origine des petites Farnella ? Si préparée que fût lady Paméla, par les soins d’Humphrey, à entendre cette question, elle eut peine à ne pas se troubler. Quel regard il avait, ce Walter, pour chercher à pénétrer la pensée ! Mais elle sut répondre, avec un calme apparent et une surprise très bien jouée : – Moi ? Que voulez-vous dire, Walter ? Je n’ai jamais demandé le moindre renseignement ! – Alors, ce doit être Humphrey ? – Humphrey ? Et à quel propos, Seigneur ?... Quel besoin avait Humphrey de se renseigner sur ces petites étrangères ? – Cependant, quelqu’un a pris là-bas des informations... et je ne vois pas qui l’aurait pu faire, en dehors d’Humphrey ou de vous. – S’il avait jamais eu cette idée, il m’en aurait certainement parlé ! Mais, je le répète, pourquoi ? Lord Cecil nous a dit qu’elles étaient les filles d’un ami, nous l’avons cru, simplement, sans chercher plus loin. – Alors, je vais vous apprendre quelque chose de nouveau, en vous disant que ces jeunes filles ne sont pas sœurs, mais cousines... qu’Orietta est bien la fille du comte Farnella, mais que Faustina est née du mariage de mon père avec donna Bianca Darielli ! La stupéfaction de lady Paméla aurait pu faire illusion au plus perspicace des hommes. Elle joua son rôle avec maîtrise, montra juste la nuance de froissement et de chagrin qu’il fallait, en apprenant cette union que lui avait cachée son mari, et accueillit par quelques exclamations fort naturelles le récit que lui fit Walter de ce qui s’était passé pour les deux petites filles confiées à la nourrice Angiola. – Ainsi donc, voilà que Faustina est votre demi-sœur, tout à fait comme Rose ? conclut-elle, quand son beau-fils eut terminé son bref exposé de la situation. – Absolument, oui. – Mais Orietta reste une étrangère. – Certes... et toujours ma pupille, puisque le comte Farnella, dont les jours sont comptés, me l’a formellement confiée. – Ah ! Il y avait, dans cette exclamation, ce que lady Paméla n’osait exprimer plus clairement... ce que traduisit lord Shesbury par ces mots, prononcés avec une froideur moqueuse : – Vous songez qu’il est bien téméraire, l’homme qui m’accorde cette confiance ! Elle protesta, avec le plus gracieux sourire : – Oh ! Walter, vous vous méprenez ! – Mais c*est très naturel de votre part... et de la part de tous ceux qui auront cette idée-là. Don Alberto n’a pas le choix... et plutôt que de livrer sa fille aux tentations de la misère et de la solitude, il préfère la confier à mon honneur. L’avenir dira s’il eut raison... « Allons maintenant rejoindre ces jeunes personnes... Il ouvrit une porte dans la boiserie sculptée, souleva le rideau de pourpre et d’or. Avec sa belle-mère, il entra dans le jardin d’hiver, à l’extrémité duquel Rose et Faustina, très animées, contaient la sensationnelle nouvelle à Mrs Rockton et à Herbert Nortley. Faustina était radieuse. La sœur de lord Shesbury... quelle invraisemblable chance, et quel grand honneur pour elle qui, jusqu’alors, avait été considérée comme une enfant étrangère élevée par la générosité des marquis de Shesbury, père et fils ! Orietta restait presque silencieuse. Elle accueillit avec une froide réserve les congratulations de lady Paméla, qui félicitait Faustina et elle de voir éclaircie une situation si embarrassante. – ... Qui le serait devenue surtout au moment de votre mariage, ajouta-t-elle. – Évidemment, dit lord Walter. Mais je pense à une chose... Quand toutes deux ont fait leur première communion, le curé de Saint-Paul a eu besoin d’un extrait de leurs certificats de baptême ? Il s’est adressé à Faletti et a dû constater alors que l’une d’elles n’était pas la fille du comte Farnella ? – Je ne sais, Waqlter, ce qu’a pu faire Mr Walton ; mais, en tout cas, je n’ai jamais entendu parler de cela. Quand la directrice de la pension m’a demandé où étaient nées les enfants, j’ai répondu que je l’ignorais, mais que je supposais que c’était à Faletti, où elles disaient avoir été élevées jusqu’alors. Sans doute, miss Hurley en a-t-elle informé le curé, qui a fait les démarches nécessaires... Mais, je le répète, jamais je n’ai connu le résultat de celles-ci. Probablement, Mr Walton il gardé le silence par discrétion, en pensant que l’on avait eu des raisons sérieuses pour faire passer les deux enfants comme filles du comte Farnella. Lady Paméla pouvait parler avec aplomb, car Mr Wallon – dont la discrétion avait été demandée par elle-même – était mort depuis plusieurs années. Donc, elle n’avait pas à craindre une révélation qu’il n’eût trouvé aucun motif de refuser à lord Shesbury, le frère de Faustina et le seigneur de la paroisse. Walter parut se contenter de l’explication, à son grand soulagement. Il était ce matin d’humeur gaie et charmeuse, se montra aimable pour ses deux sœurs et accorda à Orietta beaucoup plus d’attention qu’il n’en avait coutume jusqu’alors. Comme le lunch finissait, il demanda, s’adressant à sa belle-mère : – Et Humphrey, que devient-il ?... Il est à Londres, naturellement ? Ce « naturellement » fut prononcé de telle sorte que lady Shesbury, cette fois, ne put complètement maîtriser son trouble. Elle rougit sous le fard, en détournant légèrement les yeux du regard énigmatique dont elle redoutait la clairvoyance. – Oui... c’est-à-dire... il va souvent à Rockden-Manor. Sa femme est très souffrante, depuis quelque temps... – En tout cas, il n’y reste guère, car nous le voyons souvent, dit Rose. Il m’apporte des livres et cause avec Orietta. – Il vous apporte des livres ? Ma chère, vous me tes montrerez, car je n’ai pas du tout confiance en lui sur ce point. – Walter ! Lady Paméla n’avait pu, dans l’excès de son étonnement, retenir cette protestation. Et Mrs Rockton semblait également stupéfaite. – Il en est ainsi, dit lord Shesbury, en souriant ironiquement. J’ai la prétention d’avoir plus de... jugement en ces matières que mon exemplaire cousin. Taxez-moi de présomption, je le veux bien. Mais je n’en garde pas moins mon idée là-dessus... Et vous voudrez bien, Orietta, – je me fie sous ce rapport à votre loyauté, – me faire connaître avant lecture les ouvrages que pourrait remettre, à Rose ou à vous, Mr Barford. – Je le ferai certainement, my lord, répondit Orietta, passablement surprise, elle aussi. Quant à Rose, elle regarda son frère d’un air perplexe et parut se plonger dans de profondes réflexions. Lady Shesbury s’était promptement remise, en apparence. Elle quitta peu après la salle à manger avec Mrs Rockton et les jeunes filles et regagna son appartement. Deux heures plus tard, en élégante toilette de sortie, elle montait dans sa voiture et donnait l’adresse d’une amie qui habitait dans Mayfair. Elle descendit devant un immeuble de belle apparence, passa rapidement dans l’ombre de la voûte, traversa une large cour et entra dans un autre bâtiment, aussi considérable que le premier. Par un petit escalier, elle gagna le premier étage et frappa à une porte. Celle-ci fut entrouverte, laissant voir la figure intelligente de Mario. – Mr Barford est là ? – Oui, my lady. Elle passa devant l’Italien qui s’effaçait, longea un corridor et entra dans un très élégant salon-fumoir, où Humphrey rêvait en regardant se dérouter en légères spirales la fumée de son cigare. – Eh bien ! c’était ce que nous pensions ! Il est allé se renseigner là-bas ! dit lady Shesbury, à peine le seuil franchi. – Ah !... Et il n’a rien su de nouveau, naturellement ? Cela fut dit avec un calme aussitôt troublé par la réponse de lady Paméla. – Mais si ! La grand-mère folle, sur le point de mourir, vient de retrouver la raison et a indiqué à quel signe on reconnaîtrait sa petite-fille : un cercle rouge sous le bras. Or, celle que l’on avait au hasard nommée Faustina était bien la vraie Faustina. – Ah ! redit Mr Barford. Mais, cette fois, il y avait un grand pli sur son front. – Et Walter a su que des renseignements avaient été pris autrefois sur ces enfants... Il nous soupçonne... il m’a questionnée à ce sujet. Mais je me suis très bien tenue... Sans doute vous en parlera-t-il aussi... – Peu importe ; il ne trouvera aucune preuve. Mais je déplore, Paméla, d’avoir eu la faiblesse de céder à votre curiosité, en enquêtant sur la véritable origine de ces petites filles. Ces cachotteries, vous le voyez, auraient pu nous amener des ennuis très sérieux avec un homme tel que lord Walter. Heureusement, je le répète, toutes mes précautions ont été prises. Et si, vraiment, vous ne vous êtes pas laissée troubler par ses questions... – Non, non, pas du tout !... Mais le plus grave, Humphrey, c’est que je crains qu’il ne soupçonne la vérité à notre sujet ! Mr Barford se redressa brusquement, les sourcils froncés, avec une lueur soudaine dans le regard qu’il attachait sur lady Shesbury, assise en face de lui sur une chauffeuse. – Comment cela ? – Eh bien ! d’après la façon dont il m’a dit, en parlant de vous : « Il est à Londres, naturellement », sous-entendu : « Puisque vous y êtes ! » – Ah ! il s’agit seulement d’un sous-entendu que vous avez cru saisir ?... Néanmoins, il ne faut pas négliger cela... Il faut redoubler de précautions, chère amie. Lord Shesbury est un diable d’homme qui dispose de grands moyens et, s’il a le moindre soupçon, nous serons surveillés de très près... Cette visite d’aujourd’hui est une grande imprudence... – Mais puisque je suis censée aller chez Mrs Dorwell... – Il ne serait pas difficile de savoir que la maison où j’habite a deux issues, dont l’une sur la cour du bâtiment où loge votre amie... Donc, Paméla, contentons-nous pour le moment de nous rencontrer à Falsdone-House, où il est tout naturel que j’aille voir vous et Rose. Et ne m’écrivez que pour un cas urgent, en mettant votre billet à l’adresse de Mario. – Nous voir si peu ?... Humphrey, la privation sera trop forte ! – Il le faut cependant, très chère. J’en suis aussi navré que vous, ainsi que vous n’en pouvez douter... Humphrey remettait le cigare entre ses lèvres et en tirait quelques lentes bouffées, en regardant tendrement lady Paméla. – Mais le soin de votre réputation l’exige. Pour l’amour de vous, Paméla, j’ai tout risqué ; est-ce trop vous demander en retour de prendre patience jusqu’à ce que nous soyons libres de révéler notre attachement à la face du ciel et de la terre ? – Pardonnez-moi, Humphrey ! Pardonnez à la femme déraisonnable que je suis... Elle se levait, s’agenouillait sur un coussin près d’Humphrey et portait la main de celui-ci à ses lèvres. – Je n’oublie rien, mon ami, des sacrifices que vous avez faits pour moi. Je serais au désespoir qu’il vous advînt de mon fait quelque désagrément. Aussi me montrerai-je patiente, cher, très cher, pour dépister ce terrible Walter, au cas où, vraiment, il aurait quelque idée à notre sujet. – Oui, je compte sur votre tact et votre habileté, Paméla. Lord Shesbury, nous ne pouvons nous le dissimuler, a toujours montré à mon égard des dispositions plutôt malveillantes, et il est possible qu’il cherche des moyens de me faire tort. Mais il ne peut avoir que de vagues soupçons qui s’évanouiront d’eux-mêmes devant l’irréprochable correction de notre existence. Lady Paméla dit avec hésitation : – Êtes-vous toujours très sûr de Mario ? Car lui seul pourrait nous trahir. – Mario sait que je détiens un secret qui le ferait pendre, comme je vous l’ai raconté autrefois. Il est donc à ma discrétion. D’ailleurs, je le crois sincèrement dévoué. – Je n’aime pas son regard ! Humphrey eut un petit sourire narquois. – C’est un garçon fin et rusé... mais un très bon garçon, après tout, et qui me sert fidèlement. Dites-moi donc, Paméla, lord Walter a-t-il l’air satisfait de savoir que Faustina est sa sœur ? – Il s’est montré, au lunch, d’une humeur charmante... et il n’avait jamais été aussi aimable pour Orietta. – Jamais aussi aimable ? répéta lentement Mr Barford. Il baissait un peu les paupières sur ses yeux, où s’allumait une fauve lueur. – Que vous disais-je ? Il se tenait sur la réserve tant qu’il n’était pas sûr que ce fût elle l’étrangère. Mais maintenant, eh bien ! nous aurons peut-être bientôt une jeune lady Shesbury. – Elle ? Lady Paméla sursautait. – ... Elle, cette Orietta, que je... que je hais ? Vous croyez que Walter, si orgueilleux, voudra... – Comment cela ? Donna Orietta Farnella est de très vieille race, par son père et par sa mère. Un marquis de Shesbury peut l’épouser sans déchoir. – Non, non, je ne pourrais supporter cela ! dit lady Paméla avec véhémence. Un tel triomphe, une telle situation à cette intrigante, à cette impertinente !... Oh ! Humphrey, je ne sais, vraiment, ce que je donnerais pour empêcher pareille chose ! – Calmez-vous, chère amie, calmez-vous, dit Humphrey en dégageant doucement sa main que meurtrissaient les bagues de lady Shesbury. Ce sont là de simples suppositions de notre part... et avec un homme aussi fantasque, aussi énigmatique que Walter, il faut s’attendre à beaucoup de surprises. Laissons donc venir les événements... que nous serons d’ailleurs bien impuissants à maîtriser. – Oh ! si je pouvais faire quelque tort à cette fille ! si je pouvais empêcher que Walter songeât à l’épouser ! dit ardemment lady Paméla. – Allons, allons, voilà de bien vilaines pensées, de bien vilaines pensées... La voix d’Humphrey prenait un accent d’onctueux reproche. – ... Je ne veux pas les voir sous ce front... Sa main s’appuyait sur la frange frisée qui couvrait le front assez bas de lady Shesbury. – ... Que vous importe cette jeune fille ? Lord Walter n’aura peut-être, d’ailleurs, qu’une fantaisie pour elle... Ainsi, n’y pensez plus. Mais lady Paméla secoua la tête en murmurant âprement : – De toute façon, je la déteste !... Vous ne pouvez imaginer à quel point je la déteste, Humphrey ! Tous les jours un peu plus ! Mr Barford eut un très doux petit sourire, en disant d’un ton velouté : – Ah ! la chère Paméla qui est jalouse ! Et de quoi donc, je me le demande ? Toujours jeune, belle et charmante... Que vous faut-il de plus, ma très aimée ? Que pouvez-vous envier à cette enfant qui sort à peine de l’adolescence, qui est sans expérience, sans aucune des grâces séduisantes que vous possédez entre toutes ? Non, Paméla, Orietta n’est rien près d’une femme comme vous ! Et le serpent, cette fois encore, grisa Ève de ses flatteries, l’endormit dans une enivrante quiétude.
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