V

1757 Words
VLord Shesbury, dès son retour, s’engagea dans l’existence mondaine qu’il avait coutume de mener pendant ses séjours à Londres. Les salons de l’aristocratie anglaise et étrangère se disputèrent sa présence, et les plus jolies femmes lui prodiguèrent leurs avances. Miss Porroby était au nombre de celles-là. Et elle avait l’avantage de se rencontrer plus souvent que les autres avec l’objet de ses adulations, car lady Shesbury, secondant ses vues, l’invitait à dîner plusieurs fois dans la semaine et jugeait indispensable sa présence presque quotidienne à l’heure du thé. Celui-ci, d’après la volonté de lord Walter, était maintenant servi chaque jour dans le jardin d’hiver. Orietta, Faustina, Rose, quand sa santé le lui permettait, devaient s’y trouver. Quelques intimes y paraissaient assez souvent – sir Piers, entre autres, qui continuait de faire une cour discrète à Orietta. On y voyait aussi Mr Barford. Lord Shesbury ne lui avait adressé aucune question gênante et le traitait avec sa même froide politesse accoutumée. En apparence, l’existence d’Orietta et de sa cousine continuait, comme auparavant, à cela près que, par le fait du grand deuil de Faustina, quelques distractions, tel le théâtre, avaient dû être supprimées. En réalité, le retour de lord Shesbury avait apporté à Orietta un changement. Il n’était plus question d’indifférence, ni de froideur pour sa pupille. Il s’intéressait à ses études, lui faisait porter des livres dont il s’entretenait ensuite avec elle, comme de ce qu’elle avait vu dans les galeries de peinture et entendu dans les concerts où la conduisait Mrs Rockton. Sa façon d’agir était celle d’un tuteur à la fois aimable et sérieux. Mais ce tuteur avait vingt-six ans, avec les dons les plus séducteurs et le prestige de sa haute situation sociale. Il avait une âme volontaire, des instincts de dominateur et le charme souple, enveloppant, dû au sang slave qui coulait dans ses veines. Enfin, il était amoureux – passionnément amoureux, lui qui jusqu’alors n’avait eu que des fantaisies plus ou moins vives, plus ou moins éphémères. Mais, de cette passion, rien ne paraissait au-dehors. Il eût fallu un observateur bien attentif pour discerner la flamme rapide qui passait parfois dans son regard, quand il s’arrêtait sur Orietta. Walter savait à quelle nature fière, sensible, il avait affaire, et quelles préventions existaient chez elle contre lui. Il savait qu’il lui fallait, cette fois, se donner un peu de peine pour conquérir et ce n’était pas, pour un homme déjà blasé sur les empressements, les adorations des femmes, le moindre attrait d’Orietta. Quelques jours après le retour de lord Shesbury, celui-ci remit à Faustina un écrin contenant un charmant bracelet de jeune fille, en disant : – Il faut que je commence à monter votre coffre à bijoux, ma chère. Le même jour, Orietta trouva dans sa chambre une gerbe de roses et œillets des plus belles qu’elle eût jamais vues, dans un petit vase chinois en cloisonné qu’un amateur aurait payé au poids de l’or. Mais elle en ignorait la valeur et jugea délicat le procédé de lord Shesbury, qui lui offrait des fleurs au lieu d’un bijou, comme à Faustina. Il lui en coûta néanmoins de le remercier, quand elle le revit à l’heure du thé. Il lui en coûtait toujours d’ailleurs de lui parler. Et pourtant, quelle singulière griserie la pénétrait quand elle l’écoutait, quand elle entendait cette causerie vive, pénétrante, originale, tandis que de vifs éclairs d’or s’échappaient de ces yeux dont il était difficile de se détourner dès que leur altière séduction, leur impérieuse douceur, avaient saisi les vôtres ! Orietta eut conscience qu’elle cédait à l’ensorcellement, un après-midi où lord Shesbury l’avait emmenée, avec Faustina et Mrs Rockton, visiter le musée de Kensington. Elle l’avait déjà vu avec la dame de compagnie. Mais c’était tout autre chose, cette fois. Lord Walter savait donner une vie à chacune des toiles devant lesquelles il s’arrêtait, et Orietta l’écoutait avec une attention ardente, les yeux dans les yeux, qui devenaient d’une brûlante douceur. Elle eut tout à coup cette impression de vertige déjà ressentie à la soirée de Falsdone-Hall et, saisie d’angoisse, baissa un instant les paupières. – Vous êtes fatiguée ? demanda lord Shesbury, avec un accent d’intérêt. Vous voilà toute pâle. – Un peu... oui, my lord. – Eh bien ! rentrons. Nous continuerons un de ces jours. Mrs Rockton glissa vers Orietta un coup d’œil malveillant. Elle était jalouse de cette jeune fille, pour sa fierté, pour tous les dons qu’elle possédait, pour l’intérêt que lui témoignait lord Shesbury, et elle lui en voulait aussi de la réserve polie gardée par elle à son égard. Mais elle ne montrait rien de ces sentiments, surtout maintenant que lord Shesbury témoignait tant de bonne grâce à sa belle pupille. Dans la voiture qui les ramenait vers Falsdone-House, Orietta demeura silencieuse ; elle paraissait intéressée par le mouvement des rues où passait l’équipage, dont la parfaite élégance, le luxe très sobre, attiraient tous les regards, non moins que les personnes qui s’y trouvaient. On saluait beaucoup lord Shesbury, on regardait avec curiosité les jeunes filles dont la singulière histoire avait excité la surprise et soulevé les commentaires du Londres aristocratique et mondain. On admirait Orietta, dont le sort ne faisait de doute pour personne : de façon régulière ou autre, elle était destinée à être aimée de lord Shesbury. L’attention dont elle se sentait l’objet gênait toujours Orietta, mais aujourd’hui plus que jamais. Elle éprouva un soulagement en entrant dans le hall de Falsdone-House, en prenant congé de Walter avec un remerciement qu’elle fit aussi bref que le permettait la politesse. Et quand elle fut dans sa chambre, elle essaya de s’interroger sur l’étrange impression ressentie. Elle essaya, car, vraiment, elle ne voyait pas clair en elle... Mais une chose était certaine : elle se laissait prendre à la fascination que cet homme exerçait autour de lui... elle oubliait ce qu’il avait été autrefois, ce qu’il restait encore, au fond. Oui, pour échapper à son ascendant, il suffirait qu’elle songeât à sa froideur pour Rose, à ses froissantes railleries envers les uns et les autres, à sa sécheresse de cœur, à son orgueilleux scepticisme, dont elle avait entendu parler parfois... et puis, elle pensait à Apsâra... à la mort d’Apsâra, qui lui avait naguère inspiré un si troublant soupçon... Et vraiment, aujourd’hui encore, dès qu’elle évoquait le souvenir de la bayadère, s’éveillait en son âme une impression où se mêlaient de l’émotion pénible, de l’angoisse, de la colère... une souffrance étrange qui lui serrait le cœur. Désormais, lord Shesbury se heurta, chez sa pupille, à une froideur presque farouche. Orietta tendait tout son être pour prendre cette attitude, pour rester invulnérable sous le regard qu’elle redoutait. Quand Walter, jugeant qu’elle montait maintenant fort bien à cheval, l’emmena un matin à Hyde Park avec Mrs Rockton et Nortley, elle n’essaya pas de se dérober, pensant que ce serait chose inutile, mais elle garda pendant toute la promenade une mine si fermée que Mrs Rockton, au retour, lui demanda : – Êtes-vous malade, donna Orietta ? Car, maintenant, on l’appelait ainsi, d’après la volonté de lord Shesbury. – Mais non, pas du tout, répondit-elle froidement. – Pas du tout ! répéta Walter. Donna Orietta est seulement un peu... songeuse. L’atmosphère de Falsdone-Hall lui rendra son sourire habituel, dont nous sommes si douloureusement privés. Il y avait, dans l’accent du jeune homme, une fine ironie et un reproche discret que ressentit également Orietta. Elle rougit un peu et pensa avec une irritation mêlée de défi : « Que m’importe, s’il me juge mal élevée ! Avant toute chose, je ne veux pas qu’il s’imagine que je suis envoûtée par lui, comme les autres ! » Quand lord Shesbury, dans la cour de Falsdone-House, eut aidé Orietta à descendre de cheval, il lui dit : – Venez un moment dans le jardin, j’ai une communication à vous faire. Elle le suivit, le cœur serré par l’émotion, dans le jardin aux profondes charmilles, où les fleurs des corbeilles exhalaient de suaves parfums. Les lévriers bondissaient devant eux, tandis qu’ils avançaient, beau couple harmonieux, dans la lumière voilée de ce matin. Lord Shesbury ne semblait pas pressé de parler. Il considérait le délicat profil, les cils baissés palpitant sur la joue veloutée, les boucles soyeuses échappées du petit chapeau entouré d’un voile de gaze blanche. Puis il dit enfin : – J’ai reçu pour vous une demande en mariage, Orietta. Elle leva les yeux, un seul instant, assez pour qu’il y vît de la surprise, mais aucune émotion. – Ah !... Qui donc a songé... ? – Sir Piers Melville... Très bonne famille, grande fortune, excellent garçon... Voyez si cette proposition vous plaît. – Je suis beaucoup trop jeune pour songer à me marier, my lord. Vous le direz à sir Piers, en le remerciant d’avoir songé à moi. – Quoi ? Pas d’hésitation ? Pas de réflexion ? – Non, il n’en est pas besoin. Le ton des interlocuteurs était également bref et semblait dénoter l’indifférence. – C’est bien, je lui ferai part de votre réponse. Il en sera désolé, naturellement. Orietta eut un geste de doute. – Il me connaît si peu, cependant. Un sourire amusé vint aux lèvres de Walter, dont le regard s’éclaira d’une lueur plus ardente, – L’amour n’a pas besoin de grands délais pour se saisir de vous, Orietta, La femme que j’aime, je l’ai aimée dès le premier moment où je l’ai vue. Orietta eut la sensation soudaine d’une souffrance lui étreignant le cœur. Elle fit machinalement quelques pas, puis demanda, en réussissant à raffermir l’accent frémissant de sa voix : – Je puis sans doute remonter, maintenant, my lord ? – Êtes-vous donc si pressée de me quitter ? Vous n’êtes pas une pupille très aimable, Orietta. Y aurait-il toujours quelque chose là, contre moi ? Du doigt, il touchait légèrement le front de la jeune fille. Elle s’écarta un peu, en répondant froidement : – Je crois avoir éloigné de mon esprit le ressentiment auquel vous faites allusion, my lord. – Quoi, alors ?... De l’antipathie ? Une antipathie irréductible ? Il se penchait vers elle, en essayant de rencontrer ses yeux. – Je crains que ce ne soit un peu cela, répondit-elle avec la même froideur. Un léger rire moqueur se fit entendre. – Charmante franchise ! Vous avez sans doute mis dans votre idée de m’infliger quelques leçons, Orietta ? Mais vous oubliez que vous n’êtes qu’une enfant, par l’inexpérience... Ainsi donc, il vous est toujours très dur de me devoir quelque chose ? – Très dur ! très dur ! dit-elle avec une subite véhémence, en découvrant des yeux assombris. – Eh bien ! dès que nous serons de retour à Falsdone-Hall, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours, je vous confierai un travail... le classement et la copie de notes que j’ai rapportées de mes voyages. Comme je ne puis vous autoriser à gagner votre vie au-dehors, vous la gagnerez chez moi, voilà tout. Je vous remercie beaucoup, my lord, dit-elle en rougissant de contentement. Elle ne vit pas la caressante ironie qui passait dans le regard de lord Shesbury. Mais elle perçut la note moqueuse de sa voix quand il répliqua : Enchanté de vous être agréable, ma chère enfant ! C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi et elle en éprouva une secrète irritation. Ils revinrent en silence jusqu’au logis. Dans le hall, lord Shesbury prit congé de la jeune fille et la suivit des yeux, tandis qu’elle montait le seigneurial escalier, d’une allure souple, harmonieuse, souverainement élégante. Puis il se détourna en murmurant : – Oh ! non, ce n’est pas sir Piers ou d’autres qui me la prendront... et elle m’aimera, la charmante orgueilleuse ! Je la mettrai à mes pieds, elle aussi !
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