IIEn toute autre circonstance, le comte Mancelli aurait considéré comme une corvée ce dîner chez donna Paola. Si, en homme bien élevé, il continuait de témoigner des attentions courtoises à cette amie de sa famille, aucune sympathie réelle ne le portait vers cette nature frivole, chez laquelle tous les sentiments, et l’intelligence elle-même, étaient superficiels... Mais il lui plaisait de revoir Mlle de Varsac, de rencontrer à nouveau le doux regard de ces yeux bleus. Aussi fut-ce presque allègrement qu’il quitta la vieille demeure ancestrale, le lendemain soir, pour gagner la villa Tecci.
Fabienne, vêtue d’une élégante toilette blanche, lui parut plus charmante encore que la veille. Son joli sourire accueillit l’arrivant, et la douceur de son regard fit palpiter ce cœur qui se croyait maintenant inaccessible à l’amour.
Presque aussitôt apparut Belvayre... Puis don Camille, invité aussi par sa cousine. Celle-ci, après réflexion, avait jugé prudent de faire paraître son candidat à ce dîner où Fabienne allait se trouver en présence de deux jeunes gens, lesquels, chacun dans leur genre, ne manquaient pas de séduction.
Le parent de donna Paola était indifférent à Gaëtano qui le considérait comme un fat imbécile. Mais la présence de Belvayre lui fut désagréable... Le romancier, dès le premier abord, lui avait inspiré une certaine antipathie. Cette impression se fortifia ce soir, quand il remarqua les regards de caressante admiration que le Français attachait sur sa jolie compatriote.
Il constata également, avec une vive satisfaction, que Mlle de Varsac témoignait à Belvayre une froideur polie, et qu’elle ne semblait pas s’apercevoir des empressements de don Camillo.
Tout le succès de la soirée fut d’ailleurs pour l’explorateur. Ainsi que l’avait dit donna Paola, Gaëtano avait le don de rendre vivant tout ce qu’il contait... Le récit de ses aventures au Thibet intéressa vivement les deux dames. Belvayre écoutait aussi avec attention, en homme accoutumé à glaner partout des éléments pour son travail. Quant à don Camillo, il s’ennuyait poliment, tout en caressant d’une main très soignée son menton rasé à l’américaine.
Comme au hasard d’un récit, Gaëtano mentionnait l’aide qu’il avait trouvée, en plusieurs circonstances dangereuses, dans sa parfaite connaissance des dialectes du pays, il s’interrompit pour demander :
– Mais, dites-moi donc, donna Paola, ce qu’est devenu cet excellent don Luciano Pellarini qui m’initia si bien aux mystères de la langue chinoise ?
À ce nom, Belvayre eut un léger tressaillement, une imperceptible contraction des sourcils.
Donna Paola s’écria :
– Comment, vous ne savez pas ?... Il est vrai que tout cela est arrivé pendant votre absence... Une chose terrible ! Le pauvre don Luciano !
– Quoi donc ?
– Figurez-vous qu’il y a trois ans – bien peu de temps après votre départ, je m’en souviens maintenant – don Luciano revint d’un assez long séjour en Chine, pendant lequel sa correspondance fut rare et irrégulière, au grand désespoir de cette pauvre Agnese qui s’inquiétait si fort pendant les absences de son père. Hélas ! combien avait-elle raison !
« Donc, il revint, mais parla presque aussitôt de repartir, et cette fois en compagnie de son fils.
Gaëtano dit avec surprise :
– Son fils ?... Mais il n’entendait rien aux questions dont s’occupait don Luciano ?
– Je crois bien ! S’amuser, il n’a jamais su faire que cela, le beau Fabrizzio... Mais enfin, le fait est là, sans explication, car le père comme le fils n’en donnèrent pas, à Agnese non plus qu’à tout autre. Ils lui dirent seulement :
– Nous t’expliquerons tout au retour, en t’annonçant, je l’espère, une bonne nouvelle.
« Ainsi donc, ils partirent, laissant la pauvre petite bien tourmentée, en compagnie de sa vieille servante... Ils écrivirent en cours de route... puis Agnese reçut encore deux lettres de là-bas... Puis plus rien.
« Un mois passa encore... Et, par l’entremise du consulat italien, Agnese apprit l’affreuse chose... Don Luciano avait été trouvé aux portes d’une ville... Je ne me souviens plus du nom... Dites, Belvayre ?
Le romancier répondit :
– Hang-Tsin, je crois.
– Oui, peut-être... Enfin, peu importe ! Le pauvre homme fut donc trouvé là, les bras inertes, ayant complètement perdu l’usage de la parole...
Gaëtano ne put retenir un léger mouvement, tandis qu’une lueur de vif intérêt s’allumait dans son regard.
Belvayre, lui, abaissa un instant ses paupières comme s’il souhaitait dérober à l’explorateur, assis en face de lui, l’expression de son regard.
La narratrice continuait :
– Quant à Fabrizzio, jamais plus on n’entendit parler de lui... Le pauvre père fut ramené en Italie, et depuis lors Agnese l’entoure de soins. Mais il est toujours dans le même état... et le plus horrible c’est l’impuissance où il se trouve d’exprimer sa pensée. Ce malheureux ne peut rien dire, ni faire un geste... Ses yeux seuls parlent, mais nul ne les comprend... On n’a donc pu savoir ce qui s’était passé là-bas, comment il se trouvait seul quand il fut frappé de cette paralysie à laquelle les médecins ne comprennent rien, car il y a des symptômes qui les déroutent, paraît-il.
Fabienne, qui écoutait avec un vif intérêt, demanda :
– Mais le consulat n’a-t-il pas essayé de faire faire une enquête, là-bas ?
– Certes, mais il s’est heurté à une ignorance réelle ou simulée...
Gaëtano murmura :
– Naturellement.
– Bref, le sort du pauvre Fabrizzio reste inconnu... et c’est affreux de se demander s’il n’est pas tombé entre les mains de bandits qui lui ont infligé ces horribles tortures en usage là-bas !
Fabienne frissonna.
Le comte Mancelli eut un lent hochement de tête.
– Il est à craindre, en effet... Ce pauvre don Luciano ? Il faudra que je l’aille voir.
De nouveau Belvayre eut un tressaillement de contrariété, en jetant vers le comte un coup d’œil assombri.
Donna Paola dit avec un petit frisson :
– Moi, je n’ai pas eu le courage d’y aller. Il paraît que c’est tellement impressionnant de le voir en cet état... N’est-ce pas, Belvayre ?
– Très impressionnant... Très douloureux... surtout, je pense, pour ceux qui l’ont connu auparavant... Et je crois d’ailleurs que le pauvre homme souffre beaucoup lui-même, quand on vient ainsi le voir.
Gaëtano demanda :
– Vous le connaissez, monsieur ?
– Le petit appartement meublé que je loue se trouve sur le même palier que celui des Pellarini. Nous sommes, de ce fait, quelque peu en relations...
Donna Paola l’interrompit :
– M. Belvayre est très bon, plein d’attentions pour don Luciano. Il lui fait la lecture, un peu de musique aussi, car il est excellent violoniste.
Le romancier déclara :
– C’est un plaisir pour moi de distraire pendant un moment ce malheureux.
– Agnese vous en est bien reconnaissante, cher ami... Pauvre petite, quelle triste vie pour elle !... Et son frère qu’elle aimait tant !
Fabienne fit observer :
– Peut-être n’est-il pas mort ?... Peut-être reparaîtra-t-il quelque jour ?
Gaëtano secoua la tête.
– Il y a, je crois, peu d’espoir à conserver. Son père et lui ont dû être victimes d’une vengeance... Peut-être cherchaient-ils à pénétrer quelque secret...
De nouveau, Belvayre glissa vers le comte un coup d’œil méfiant.
Mlle de Varsac demanda :
– Est-il vrai qu’il y ait encore beaucoup de choses mystérieuses, dans cet Empire du Ciel ?
– Il y en a... oui.
– Et ces sociétés secrètes dont on parle parfois, qui ont des noms si romantiques, existent-elles vraiment ?
– Elles existent.
En répondant ainsi, brièvement, Gaëtano avait un peu frémi, et son regard s’était couvert d’ombre, comme si tout à coup, il revoyait des choses terribles...
Belvayre dit, avec un rire forcé :
– Quant à moi, je n’y crois guère. Mais si vous aviez des renseignements à me donner là-dessus, comte, je les accueillerais avec plaisir, car tout peut être utile au romancier.
Gaëtano répondit avec une froideur polie :
– Je n’en ai aucun, monsieur. Il serait fort dangereux de chercher à percer le mystère dont s’entourent ces associations, et j’ajoute que ce serait chose impossible, pour un Européen surtout.
– Oui, en effet... Les Célestes ont une grande défiance des étrangers, paraît-il. Vous avez dû en faire vous-même l’expérience ?
– Quelquefois, certainement. Mais j’ai aussi là-bas de vrais amis... L’âme chinoise est complexe, difficile à saisir, pour nous autres Occidentaux...
La conversation s’engagea sur ce sujet, et il ne fut plus question de don Luciano.
Mais plus tard, en revenant vers sa demeure, le comte Mancelli se reprit à penser au malheureux si tragiquement frappé !... Don Luciano Pellarini avait été le camarade de collège du comte Pietro Mancelli, dont il était ensuite resté l’ami. Sinologue remarquable, il s’adonnait à ses travaux avec une dévorante passion. Gaëtano tenait de lui sa connaissance de la langue chinoise et des dialectes qui en dérivent... Mais le fils de ce savant n’avait rien hérité des goûts paternels. Fabrizzio était un beau garçon, intelligent, fort nonchalant pour tout ce qui n’était pas son plaisir, aimant le monde et la vie brillante. Son père, bien que l’ayant en grande affection, ne s’en était jamais fort occupé, sa mère était morte jeune encore et son unique sœur avait dix ans de moins que lui. Aussi avait-il de bonne heure multiplié les sottises et donné de forts assauts à la fortune paternelle. Gaëtano se souvenait d’avoir entendu dire, au moment de son départ, trois ans auparavant, que cette fortune naguère fort belle était déjà considérablement diminuée.
Pourquoi ce jouisseur, cet élégant mondain, qui ne s’était jamais intéressé aux travaux de son père, avait-il accompagné celui-ci dans ce dernier voyage ?... Et surtout, pourquoi ce silence gardé par eux, même à l’égard d’Agnese, leur fille et sœur ?
Gaëtano songeait : « Il ne s’agissait pas seulement d’un but scientifique, cette fois... du moment où Fabrizzio se dérangeait... Mais dans quel guêpier sont-ils allés se mettre, les malheureux ? »
À ce moment, le jeune homme arrivait devant sa demeure... Il sonna, et le vieux serviteur gardien du palais Mancelli vint ouvrir.
– Pas de courrier ce soir, Adolfo ?
– Rien que des journaux, Excellence.
Gaëtano monta le large escalier de marbre qui s’élevait entre des murs peints à fresque... Le palais Mancelli avait été une des plus somptueuses demeures de Florence. Mais depuis un siècle, ses possesseurs manquaient des gros revenus nécessaires à son entretien, fort coûteux, et peu à peu, le vieux logis tombait dans le délabrement.
Adolfo éclaira son maître jusqu’à la grande chambre meublée avec un luxe sévère, lui alluma sa lampe et se retira... Gaëtano s’assit près d’une table sur laquelle il appuya son coude, puis se mit à songer...
Sa pensée revenait à don Luciano... et de nouveau comme chez donna Paola, quand celle-ci avait dit : « Il a été trouvé les bras inertes, ayant perdu l’usage de la parole... » de nouveau, une vision se dressait devant lui...
Était-ce « cela » ?... Était-ce la même puissance mystérieuse qui avait réduit au silence don Luciano Pellarini ?... peut-être trop curieux ?
Le front entre ses mains, Gaëtano revivait toute la scène terrible... Et subitement, il tressaillit, laissa échapper une exclamation...
Maintenant, il savait où il avait vu Belvayre... du moins, celui à qui Belvayre ressemblait.