III

3021 Words
IIIAu début de l’automne, deux ans auparavant, Gaëtano se trouvait à Canton, hôte d’un riche négociant chinois de ses amis... S’étant attardé un soir chez un de ses compatriotes, il prit pour revenir au logis un raccourci qui le faisait passer par des petites ruelles mal éclairées. Bien armé, connaissant parfaitement la ville, il n’éprouvait aucune crainte, dans ce quartier généralement désert. Comme il tournait l’angle d’une de ces ruelles, un coup de feu retentit... À quelques pas de lui, Gaëtano vit un homme arrêté, tandis que plus loin un autre s’enfuyait dans l’obscurité. Le jeune homme s’élança vers l’inconnu... Celui-ci dit tranquillement : – Je suis atteint au bras. Ce ne sera rien. Gaëtano avait devant lui un Chinois d’un certain âge, vêtu en personnage aisé. La faible lueur d’une lanterne voisine permettait de distinguer son visage ridé, à la bouche pensive, aux yeux extraordinairement intelligents et scrutateurs. Il ne semblait aucunement ému. Avec la politesse raffinée en usage parmi ses pareils, il demanda en regardant fixement le jeune homme : – Qui aurai-je le grand honneur de remercier pour l’aide précieuse donnée à ma pauvre personne ? – Je m’appelle don Gaëtano Mancelli. – Ah ! je sais... l’explorateur. Gaëtano dit avec surprise : – Vous me connaissez ? Un singulier sourire glissa entre les lèvres du Chinois. – Certainement. Vous êtes l’hôte de Ha-Phu-Song, mon voisin. Moi, je me nomme Li-Wang-Tsang... Et maintenant, jeune homme, rentrons, puisque nous allons du même côté, je vous demanderai l’aide de votre bras. Le trajet se fit en silence. Li-Wang-Tsang marchait d’un pas alerte, et rien ne décelait que sa blessure l’incommodât... Gaëtano, habitué au fatalisme chinois, ne s’étonnait qu’à demi de cette totale absence d’émotion. Mais il ressentait une impression singulière, une sorte de crainte, lui qui pourtant était la bravoure même, près de cet inconnu dont le bras serrait le sien, comme s’il eût voulu ne jamais s’en détacher. Près du riche yamen de Ha-Phu-Song s’en trouvait un autre de plus simple apparence. Gaëtano, jusqu’alors, l’avait cru inhabité... Ce fut devant celui-là que Li-Wang-Tsang s’arrêta. – Me voici chez moi... Dix mille remerciements, don Gaëtano. – Mais pourra-t-on vous donner les soins nécessaires ?... Il vous faudrait sans doute un médecin ? Le Chinois eut de nouveau son étrange sourire. – C’est inutile, j’ai ici tout ce qu’il me faut... Bonne nuit, comte Mancelli, et croyez à ma plus entière reconnaissance. Il disparut dans le yamen qu’ouvrait devant lui quelque personnage invisible, qui, sans doute, guettait son retour. Gaëtano entra chez Ha-Phu-Song, non sans s’étonner un peu que cet étranger connût son titre, qu’il n’avait pas mentionné... Le négociant, à qui tout aussitôt il raconta son aventure, ne put maîtriser un tressaillement, quand il prononça le nom de la victime de l’agression. Il dit d’une voix quelque peu changée : – Li-Wang-Tsang ?... Lui ?... On l’a attaqué ? – Qui est ce personnage, dont je ne vous ai jamais entendu parler, bien qu’il soit votre voisin, mon cher ami ? Ha-Phu-Song avait déjà maîtrisé son premier émoi. Il répondit avec aisance : – Un lettré... un homme fort intelligent, très au courant de tout le mouvement littéraire à l’étranger. Il voyage beaucoup et occupe très rarement ce yamen. Depuis trois jours seulement, il y est revenu. – Vous êtes en relations avec lui ? – En relations... Non. Nous échangeons seulement des saluts, comme il convient entre voisins. – Il l’a échappé belle, ce soir !... Quelque malfaiteur, sans doute, désireux de le dévaliser... – Probablement. Mais votre présence opportune a heureusement empêché le misérable d’accomplir son dessein. Gaëtano eut l’impression que son ami ne lui disait pas tout ce qu’il savait au sujet de Li-Wang-Tsang. Mais il était trop discret pour le presser à ce sujet... Cependant, ce Chinois l’intriguait. Son regard lui avait semblé renfermer une singulière force cachée. Puis il flairait quelque mystère dans cette agression qui semblait avoir laissé indifférent l’étrange personnage. Dans la matinée du lendemain, on lui remit une carte. Avec toutes les formules en usage chez un habitant de l’Empire du Milieu, Li-Wang-Tsang le priait de se rendre chez lui, vers quatre heures de l’après-midi. Ha-Phu-Song, en apprenant cette invitation, regarda son ami d’un air bizarre en disant : – Vous lui avez plu, sans doute. Mais il y avait dans ce regard de l’inquiétude. Gaëtano, lui, pensait que le lettré voulait lui renouveler ses remerciements. Il n’était pas fâché, au reste, de le revoir, d’étudier un peu cette physionomie qui lui semblait intéressante. Donc, à l’heure dite, il se présentait au yamen voisin. Un serviteur l’introduisit dans une pièce simplement meublée, où se tenait Li-Wang-Tsang, entouré de livres. Le lettré accueillit son visiteur avec une grave politesse, le fit asseoir près de lui, parla de l’Italie qu’il semblait connaître dans tous ses détails. – Oui, j’y ai fait de fréquents séjours, répondit-il à une remarque de Gaëtano. L’Italie... l’Autriche... Oui, je visite souvent les deux ennemies alliées. Gaëtano secoua la tête et son regard s’assombrit. – Étrange alliance, en effet... Mais la politique a des raisons que le cœur ne connaît pas. Le Chinois eut un ricanement léger. – Peu importe ! Votre pays ne combattra jamais côte à côte avec la nation qui le hait... avec l’alliée de votre pire ennemie : l’Allemagne. – Notre pire ennemie ? – L’ennemie de tous les peuples... la goule avide qui voudrait aspirer, pour s’en gorger, le sang de toutes les nations. Il y avait dans l’accent de cet homme, une haine si profonde que Gaëtano tressaillit, en le considérant avec surprise. – Vous n’êtes donc pas, comme beaucoup de vos compatriotes, acquis à l’influence germanique ? – Moi ! Les yeux du Chinois flambèrent et Gaëtano frissonna, sous leur lueur sinistre. Li-Wang-Tsang reprit d’un ton calme : – L’homme qui a tiré sur moi hier soir était un Allemand. Je ne vous dirai pas le motif de cette agression, car ce n’est pas mon secret. Mais je veux vous montrer comment leurs espions trouvent plus fort qu’eux et sont pour jamais réduits au silence. Il fit une pause, puis ajouta : – Revenez ce soir à huit heures. Je vous emmènerai avec moi. – Vous m’emmènerez, où ? Le Chinois attacha sur son interlocuteur un regard profond. – Ayez confiance en moi, jeune homme. Vous m’êtes sympathique, je ne vous veux donc que du bien... Venez ce soir, et si votre hôte vous interroge sur le motif de cette sortie, dites seulement : « Je vais voir Li-Wang-Tsang. » Il n’insistera pas. Gaëtano resta un moment fort perplexe... Tout cela lui paraissait bien bizarre... Il regardait Li-Wang-Tsang dans la pleine lumière du jour, et cet examen le confirmait dans la certitude qu’il avait devant lui une personnalité peu ordinaire. L’impression de crainte ressentie la veille près de lui subsistait ; mais à cette crainte se mêlait une instinctive confiance, car dans le pénétrant regard qui semblait le fouiller, il discernait une froide loyauté. En outre, il avait avec cet homme un point de contact : la haine pour la race germanique... Son grand-père maternel, le marquis Renazzi, avait été assassiné par ordre du bandit militaire stigmatisé sous le nom de « boucher de Brescia ». L’horreur de l’Autrichien était héréditaire dans sa famille. Et l’on n’y aimait guère non plus l’Allemand, qui aux siècles passés avait saisi toutes les occasions propices de ravager, piller, incendier sur les terres des Renazzi. Enfin, l’humeur aventureuse de Gaëtano l’incitait à accepter l’invitation du mystérieux personnage... Il répondit donc après un instant de réflexion qu’il viendrait à huit heures, comme le lui demandait Li-Wang-Tsang. – Très bien. Vous ne le regretterez pas, don Gaëtano... Veuillez seulement me promettre que vous ne direz mot à personne de ce que vous verrez ce soir. – Je vous le promets volontiers. – Cela suffit. Vous êtes de ceux à qui l’on peut se fier, sans autre serment. Puis la conversation changea de sujet, s’engagea sur la littérature. Li-Wang-Tsang se révéla fort au courant des productions de l’esprit chez les différentes nations européennes. Il parlait couramment le français, l’italien, l’allemand, l’anglais... Quand Gaëtano se retira, au bout d’une heure, après avoir pris deux tasses d’un thé exquis, il s’avoua que bien peu, parmi les lettrés de sa connaissance, pouvaient prétendre à la supériorité intellectuelle que possédait ce Chinois. Son hôte, à sa grande surprise – car Ha-Phu-Song, un peu curieux, questionnait volontiers – ne l’interrogea pas sur sa visite chez le voisin... Et quand le jeune homme lui dit après le dîner : « Je vais chez Li-Wang-Tsang », il ne témoigna d’aucune surprise et répliqua simplement, comme si le fait lui paraissait tout naturel : – Très bien, mon ami. De plus en plus intrigué, Gaëtano fut exact au rendez-vous. Comme chez lui, l’esprit d’aventure n’excluait pas la prudence, il n’avait pas négligé de glisser dans sa poche un revolver... Li-Wang-Tsang l’attendait, en fumant une cigarette. Il l’enveloppa d’un long regard, et dit avec un sourire léger : – Vous n’aurez pas besoin de votre revolver, don Gaëtano. Je vous promets la sécurité absolue. Le jeune homme eut un brusque mouvement de surprise... Enfouie dans une poche de son veston, sous le large manteau dont il était enveloppé à cause du froid pénétrant de cette soirée automnale, l’arme était invisible. Le Chinois sourit encore. – Vous vous étonnez de cela, jeune homme ?... Le Créateur de toutes choses a répandu dans la nature bien d’autres facultés insoupçonnées, que certains seulement ont le privilège d’utiliser... Mais partons, car il ne faut pas laisser passer l’heure favorable. Ils sortirent du yamen. Une pluie froide tombait depuis le matin, rendant plus glissantes que jamais les dalles dont sont pavées les rues de Canton... Les deux hommes marchaient d’un pas égal. Gaëtano songeait avec un peu de malaise à ce don de double vue que possédait son compagnon. Il avait maintenant la presque certitude que Li-Wang-Tsang lisait dans sa pensée, aussi facilement qu’il avait pu apercevoir le revolver invisible pour tout autre... Et l’idée que cet étranger pouvait ainsi pénétrer en son for intérieur lui paraissait très désagréable. C’était vers le quartier habité par les Européens que Li-Wang-Tsang conduisait son compagnon... Bientôt, quittant les rues peu animées ce soir, à cause du temps défavorable, ils s’engagèrent dans une longue ruelle presque complètement obscure. Des murs de jardins seuls la bordaient... Un peu avant d’en atteindre l’extrémité, le Chinois s’arrêta. Il poussa une petite porte encastrée dans le mur, et entra, suivi de son compagnon, dans un jardin où il s’engagea avec l’assurance d’un homme connaissant les aîtres. Gaëtano se laissait guider, un peu anxieux malgré tout... Vers quelle aventure le conduisait cet énigmatique personnage ? Une lueur arrivait maintenant jusqu’aux deux hommes... Elle s’échappait des fenêtres d’un logis d’assez vaste apparence, qui se dressait à l’extrémité du jardin. Li-Wang-Tsang obliqua à gauche, dans un sentier. Par un détour, son compagnon et lui parvinrent près de la maison, juste devant une petite porte basse qui leur livra passage, comme l’autre, sur une simple poussée. Ils longèrent un étroit corridor obscur, montèrent à tâtons un escalier, se retrouvèrent dans un autre corridor, plus large... Li-Wang-Tsang saisit alors la main de Gaëtano. – Suivez-moi, chuchota-t-il. Il s’appuya contre le mur, qui céda doucement... Gaëtano eut l’impression de se sentir attiré dans un étroit espace, puis il comprit que le mur se refermait sur eux. En même temps, il perçut un glissement léger... Et les complètes ténèbres furent tout à coup atténuées par un rai de lumière qui filtrait entre les plis d’une tenture. Gaëtano se rendit compte alors que son compagnon et lui se trouvaient dans un espace juste suffisant pour les contenir, serrés l’un contre l’autre. Devant eux tombait la tenture... Li-Wang-Tsang l’écarta légèrement et fit signe au jeune homme de regarder. Gaëtano vit une grande pièce meublée en bureau, avec certains détails luxueux d’un goût contestable. Face à lui, sur un divan, un homme demi-étendu fumait un cigare... C’était un Européen, grand, fort, doué de quelque embonpoint. Il paraissait avoir une cinquantaine d’années. Son visage coloré s’encadrait d’une barbe roussâtre un peu grisonnante. La physionomie était dure et intelligente, l’ensemble de l’individu donnait l’impression d’une force brutale mais réfléchie. Cet homme lisait un journal, tout en fumant... Près de lui, sur une table, se voyaient des bouteilles de champagne et deux coupes. En ce moment, un serviteur chinois entra... Il apportait un volumineux courrier qu’il déposa près de son maître. Celui-ci leva les yeux – de froids yeux clairs où se lisait une tenace volonté – et ordonna en excellent chinois, mais avec un fort accent germanique : – Quand le comte Martold viendra, tu l’introduiras aussitôt ici. Le serviteur s’inclina et quitta la pièce. Alors Li-Wang-Tsang regarda Gaëtano et dit très bas : – Ne bougez pas... et silence, quoi que vous voyiez. Puis, d’un geste vif, le Chinois écarta la tenture et marcha vers l’étranger. Celui-ci avait repris sa lecture... Il leva la tête au bruit léger, sursauta, jeta une sourde exclamation et fit un mouvement pour se lever... Mais déjà Li-Wang-Tsang était près de lui. Son regard se rivait à celui de l’homme... Et dans les yeux bleus surgissait une stupeur... puis un affolement terrible. Le Chinois étendit sa main, la posa sûr les lèvres de l’étranger, pendant quelques secondes... Puis il la retira et, lentement, recula jusqu’à la tenture, derrière laquelle il disparut. L’homme était là immobile, le visage convulsé... Ses bras tombaient inertes, le long de son corps. Il ouvrit la bouche, mais aucun son ne s’en échappa... Dans son regard, l’épouvante se mêlait à une fureur impuissante, à une épouvantable haine. Il se leva péniblement, marcha vers la porte, jeta contre elle plusieurs coups de pied. Elle fut précipitamment ouverte. Un jeune homme, que suivait le domestique, apparut... Il arrivait sans doute, car il avait son chapeau sur la tête, un manteau sur le dos. En allemand, il s’écria : – Qu’y a-t-il, Nordenbach ?... Que vous arrive-t-il ? L’autre ouvrit encore la bouche, essaya d’émettre un son... Vainement. Et ses bras, eux aussi, lui, refusaient tout geste. L’arrivant lui avait saisi la main et répétait anxieusement, tandis que le domestique levait les bras au plafond : – Mais qu’y a-t-il ?... Voyons, Nordenbach ? Alors celui que l’on appelait ainsi se tourna vers la tenture derrière laquelle avait disparu Li-Wang-Tsang, y attacha son regard, le ramena vers le jeune homme... Ses yeux cherchaient à faire comprendre ce qu’il ne pouvait plus exprimer par la parole ni par le geste... – Que voulez-vous dire, Nordenbach ?... Il y a quelque chose qui vous inquiète par là ? Les paupières de Nordenbach s’abaissèrent plusieurs fois... Jugeant que c’était là un signe d’assentiment, le jeune homme se dirigea vers la tenture. Alors Gaëtano entendit de nouveau le glissement léger... Les ténèbres enveloppèrent Li-Wang-Tsang et son compagnon... Puis le mur s’ouvrit derrière eux, et ils se trouvèrent dans le corridor. Sans encombre, ils refirent le chemin parcouru à l’aller, pour gagner la sortie du jardin... Gaëtano, jusque-là, n’avait pas prononcé un mot. Il demeurait encore sous le saisissement causé par l’imprévu de ce spectacle, la tragique vision de cet homme réduit à l’impuissance, le pouvoir mystérieux dont semblait disposer Li-Wang-Tsang... Mais quand ils furent hors du jardin, le jeune homme dit d’une voix étouffée : – Que signifie cela ?... Qui est cet homme ? Sans s’arrêter, de son pas toujours égal, Li-Wang-Tsang répondit : – Celui qui m’a attaqué hier. – Un Allemand ? – Oui... un de leurs espions. Maintenant, il ne parlera plus, jamais, dût-il vivre mille ans encore. – Jamais ?... Que lui avez-vous fait ? – J’ai mis sur ses lèvres le sceau du silence... le sceau du Maître. La voix de Li-Wang-Tsang s’était faite grave et profonde en prononçant ces paroles. Gaëtano eut un léger frisson. Il demanda : – Quel maître ? Li-Wang-Tsang s’arrêta, et posa ses mains sur les épaules du jeune homme. Dans l’obscurité presque complète en cette ruelle, Gaëtano sentit le regard de ses yeux scrutateurs qui s’attachait à lui. – Don Gaëtano, ne cherchez jamais à pénétrer les mystères des Fils du silence. Vous vous briseriez contre une force toute-puissante... comme cet homme, cet Allemand, un des meilleurs agents d’espionnage de l’empire germanique... Vous avez vu ce que j’en ai fait ? Gaëtano eut de nouveau un petit frisson, au souvenir de cette tragique figure convulsée, où les yeux criaient la terreur et la haine impuissante. – J’ai vu... Mais dans quel but m’avez-vous emmené là ? Je ne vous connaissais pas, et vous-même, jusqu’à hier... – Moi, je vous connais depuis longtemps, comte Mancelli, et je suis au courant de tous les faits et gestes de votre carrière d’explorateur... Mais marchons maintenant. Chemin faisant nous causerons... Et tandis qu’il revenait avec son compagnon dans la direction du logis, Gaëtano entendit le Chinois faisant l’itinéraire des voyages accomplis par le jeune Italien, avec des détails qui prouvaient en effet combien il avait été minutieusement informé. Stupéfait, quelque peu irrité aussi, le comte demanda : – Vous me faisiez donc espionner ?... Dans quel but ? – Les Fils du silence connaissent tout, sont partout. Leur but ?... Ils en ont plusieurs. Mais souvenez-vous seulement de celui-ci, don Gaëtano : ils veulent empêcher qu’une puissance de rapine et de sang arrive à dominer le monde. Or, vous, descendant du martyr de Brescia, vous êtes désigné par le Maître pour devenir un de nos instruments les plus actifs. Gaëtano eut un haut-le-corps. – Je suis désigné ?... Ah ! par exemple, c’est trop fort ! Li-Wang-Tsang posa sur son bras une main douce. – Nous ne vous y forcerons pas, don Gaëtano. C’est de vous-même que vous viendrez à nous. Ils arrivaient en ce moment devant le yamen de Ha-Phu-Song. Tous deux s’arrêtèrent... Et Li-Wang-Tsang ajouta : – Quand vous aurez besoin de moi, écrivez-moi ici. Où que je sois, vos lettres me parviendront... Et je serai toujours prêt à vous rendre service, don Gaëtano. Il tendit sa main au jeune homme, qui la serra machinalement. Puis il gagna le yamen voisin dans lequel il disparut. Tels étaient les souvenirs qu’évoquait ce soir le comte Mancelli... Et la tragique vision de l’homme condamné au silence se dressait devant lui, avec tous ses détails. Il revoyait la face grimaçante, les yeux fous... et cette bouche large, aux lèvres épaisses, qui s’ouvrait en vain... et ces bras sans vie qui pendaient comme des loques, de chaque côté du grand corps robuste... Un regard, un geste de Li-Wang-Tsang avaient suffi pour réduire à ce pitoyable état l’homme vigoureux, l’homme d’action, qu’avait deviné Gaëtano dans ce Nordenbach, tandis que par la fente de la tenture il le regardait, fumant et lisant paisiblement, sans se douter de la terrible chose toute proche. Mais près de cette figure, Gaëtano en apercevait une autre, entrevue seulement, celle-là. Il l’avait presque oubliée, car elle n’était qu’un accident sans importance dans cette vision dramatique... Et c’était Belvayre qui la lui rappelait. Le romancier, en effet, ressemblait à ce jeune homme que le serviteur de Nordenbach introduisait près de son maître, au moment où celui-ci commençait d’ébranler la porte à coups de pied pour appeler du secours. Cependant il avait dit n’être jamais allé en Chine... Et qu’aurait-il eu à faire avec cet espion allemand ? Il s’agissait évidemment d’une simple ressemblance, comme il en existe parfois entre gens complètement étrangers l’un à l’autre. D’ailleurs, ce jeune homme devait être le comte Martold, que Nordenbach avait donné l’ordre d’introduire, quand son domestique était venu apporter le courrier... Donc, un Autrichien, Gaëtano se souvenait en effet qu’un comte Martold, récemment décédé, occupait à Vienne un poste important. Sa pensée, quittant ce sujet, se reporta sur don Luciano Pellarini. D’après ce que donna Paola avait dit hier, il se trouvait dans un état semblable à celui de Nordenbach. Était-il donc, lui aussi, victime des êtres mystérieux que Li-Wang-Tsang – l’un d’eux – avait appelé « les Fils du silence » ? « J’irai le voir demain », pensa le jeune homme. « Il faut que je me rende compte... Ce pauvre don Luciano ! Ce serait affreux ! » Minuit sonnait. Gaëtano se coucha mais fut long à trouver le sommeil. La figure de Belvayre revenait de nouveau hanter sa pensée... Il trouvait à ce Français un type germanique. Cela ne l’eût pas frappé, d’ailleurs, sans la ressemblance avec « l’autre ». « Ce sont des idées », songea-t-il. « D’ailleurs, il sera facile de me renseigner à son sujet. Comme écrivain, il est naturellement connu à Paris, et j’ai là-bas des amis qui feront discrètement la petite enquête nécessaire, pour que j’en aie le cœur net. »
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD