Retour en arrière

2121 Words
Retour en arrièreQuelques jours auparavant, madame Douglas et ses deux filles, Leslie et Suzy accueillirent en leur résidence de Casper, un officier, le caporal Vanders, accompagné de deux nouvelles recrues. Après les politesses d’usage, les jeunes militaires furent introduits dans l’un des fastueux salons de la maison, et ces dames prirent place en face d’eux. Mais, Edwina manquant, la conversation porta sur des banalités en l’attendant ; puis des rafraîchissements firent encore patienter, bien que Sharon commençât à bouillir. La jeune femme arriva une bonne heure après, traversant le parc à cheval, au grand galop, comme chaque jour après une longue randonnée à travers la campagne. Dépeignée, le teint rosi par la course, ses bottes blanchies de poussière, elle sauta de sa monture, la laissant aux soins de Jacob le vieux palefrenier noir, qui venait vers elle à petits pas. Curieuse de voir de plus près les chevaux qui broutaient le gazon devant l’escalier de l’entrée, elle courut jusqu’à eux, et quelle ne fut pas sa joie en lisant les lettres « U. S. Army » sur les selles. Elle grimpa deux par deux les marches de pierre conduisant à la terrasse, puis se précipita dans le corridor aux murs tendus de moire vert d’eau. Ses éperons cliquetaient sur les dalles de marbre ; elle aurait dû aller se changer. Elle n’en fit rien, se contentant de déboucler le ceinturon auquel pendait un Colt, le jetant au passage sur un fauteuil de velours grenat. Jamais elle n’entreprenait une excursion solitaire sans être armée. Des éclats de voix provenant d’une porte entrebâillée, elle la tira, sans se préoccuper de sa tenue masculine plutôt débraillée car sa chemise était à moitié sortie de son pantalon, mais c’était bien là le moindre de ses soucis. Ignorant la mine désapprobatrice de sa mère, elle s’avança, souriante, en s’excusant auprès des militaires pour son absence. Ils s’empressèrent de lui b****r la main chacun leur tour, ne semblant nullement lui en vouloir. Et puis quand enfin elle se fut assise près d’une fenêtre où les rideaux d’organdi diffusaient les rayons du soleil en une lumière tamisée auréolant ses cheveux d’un or très clair, et que, les regards tour à tour incendiaires de Sharon, rieurs de ses sœurs, admiratifs des hommes, se détournèrent d’elle, on put connaître le but de leur visite. Cela faisait de nombreuses semaines qu’elles n’avaient eu aucun message de Fort Adams et chacune attendait avec impatience des nouvelles de l’être cher qui vivait là-bas. Edwina voulut la première savoir comment allait le lieutenant Alvin Anderson, son mari. Leslie désira qu’on lui parlât de son fiancé, le sergent Andy Robbins. Et toutes les trois à l’unisson, ainsi que la petite Suzy, demandèrent si le général Douglas se portait bien. Edwina s’enquit d’une voix enthousiaste : –J’espère que père et Alvin vont être là pour mon anniversaire, c’est bientôt la date. Le caporal Vanders fut navré de décevoir ces charmantes personnes. Il leur apprit que les soldats étaient tous consignés sur ordre du général, et ne pourraient obtenir de permissions. La raison étant : les Indiens cheyennes sur le sentier de la guerre. Les quatre femmes demeurèrent à la fois consternées et interrogatives devant cette révélation. Aussi, prenant la parole, madame Douglas questionna-t-elle l’officier : –Pourquoi une attaque des Cheyennes, nous sommes en paix avec eux depuis un bout de temps maintenant ? Fils d’Aigle, leur chef, à la succession de son père, avait parlementé des heures avec mon époux sur les différentes conditions pouvant satisfaire les deux parties, avant de renouveler le traité de paix. Ils sont tombés d’accord et depuis il n’y a pas eu d’histoires, du moins avec cette tribu-là. Alors, comment expliquez-vous ce retournement de situation ? La réponse du caporal était impatiemment attendue de toutes. –Eh bien voilà ce qu’il s’est passé, fit-il en appuyant ses avant-bras sur les accoudoirs du profond fauteuil de cuir fauve dans lequel il était assis. Depuis quelque temps, une b***e de hors-la-loi sévit dans la région ; j’emploie le présent car malheureusement ils continuent leurs exactions. Ils volent le bétail, les chevaux, pillent les fermes isolées. Excédé le sheriff… –Ah oui ! C’est vrai nous avons entendu parler de cette affaire, lança Leslie, coupant le jeune homme dans ses explications. Mais, pardonnez-moi, continuez. Souriant, le caporal reprit le cours de son récit : –Donc, je disais que, excédé, le sheriff Blakely de cette ville, est venu au fort quérir l’aide de l’armée afin de donner la chasse à ces bandits, car peu de monde à Casper acceptait de l’accompagner dans cette mission dangereuse et de longue durée. Le général Douglas a donné son accord et une quinzaine d’hommes furent désignés, puis Blakely s’est joint à eux après être revenu ici nommer un suppléant à sa place en son absence. Durant plus d’un mois ils ont ratissé une bonne partie de l’État, franchissant même la frontière du sud Dakota et du Wyoming, sans trouver personne. Ensuite ont-ils agi par lassitude ou par rage de n’avoir pu attraper leur gibier de potence ? Il est certain, en tous les cas, que c’est dans un état d’ébriété avancé qu’ils eurent l’idée d’explorer une forêt proche, peut-être dans l’espoir d’y découvrir ceux qu’ils cherchaient. Mais c’est sur un village de Cheyennes qu’ils sont tombés. Très vite ils se sont aperçus que la plupart des hommes manquaient. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards et quelques jeunes gens, mais pas assez nombreux pour assurer une défense sérieuse. Fils d’Aigle et ses braves étaient à la chasse. D’un coup, une folie meurtrière s’est emparée des soldats. Ils se sont mis à v****r les femmes, torturer les anciens, massacrer les enfants ; quelques-uns faisant le guet pendant le c*****e. Heureusement qu’une partie des infortunés a pu fuir et s’éparpiller dans la forêt. Mais, quand enfin les tortionnaires ont déguerpi, il ne subsistait derrière leur passage que des ruines fumantes, ayant incendié les habitations. « Maintenant, mesdames, je vous laisse imaginer la tristesse de Fils d’Aigle et celle de ses hommes lorsque, à leur retour, ils ont découvert le génocide. Ensuite, vous pensez bien que les fuyards se seront empressés de rapporter que leurs assaillants n’étaient autres que des “tuniques bleues”, comme ils nous surnomment. » –C’est épouvantable, s’exclama Edwina. Comment des gens chargés de maintenir l’ordre peuvent-ils se livrer à de telles barbaries ! Ils ne valent pas mieux que ceux qu’ils pourchassent. –Qui les commandait ? demanda Sharon. –Le capitaine Logan, répondit Vanders. –Comment a-t-on su la vérité sur ce drame ? Certains auraient-ils parlé sous le poids du remords ? s’enquit à son tour Leslie. –Effectivement, deux soldats qui n’ont pas participé activement ont dénoncé les autres, mais pas tout de suite, seulement après la visite de Fils d’Aigle. Voilà, peu de temps après le retour du petit escadron, Fils d’Aigle s’est présenté devant Fort Adams, accompagné d’une dizaine de guerriers et, sans sommation, il a fiché sa lance emplumée en terre, avertissant ainsi que les hostilités seraient pour bientôt. Depuis, on attend, et l’attente est pénible nerveusement, conclut l’officier. Edwina, pour qui la justice tenait un rôle important dans son cœur, questionna sèchement : –Tous ces hommes ont été châtiés comme ils le méritent, j’espère ? –Le capitaine Logan a été dégradé et exécuté pour l’exemple, répondit l’officier, quant aux soldats, ils n’ont rien eu. Blakely a été disculpé par le capitaine Logan juste avant de mourir. Il a donc repris ses fonctions sans que rien n’ait transpiré de cette sale histoire. –Eh bien, la justice n’existe pas. C’est révoltant, déclara amèrement Edwina. –Il ne faut pas autant te formaliser, rétorqua Sharon, ce ne sont que des Peaux-Rouges tout de même et l’on ne peut pas passer par les armes des hommes valeureux qui ont perdu la tête quelques instants. À ces mots, la jeune femme vibrante de colère, s’exclama : –Oh maman ! Comment peux-tu dire des choses pareilles, c’est horrible. Les Indiens sont des êtres humains. –Des êtres humains ! Laisse-moi rire. Ils sont plus féroces que des bêtes sauvages. Quand tu seras au courant comme je le suis de leurs mœurs ignobles et de quelles atrocités ils sont capables, tu comprendras mieux. –Tu prêtes toujours crédit à toutes sortes de ragots, en ce qui me concerne je n’en prends qu’un peu et laisse le reste. –Veux-tu te taire Edwina, je te prie. Quelle insolence ! Edwina se tut, piquée au vif, ne désirant pas faire de scandale devant les militaires, mais ses yeux de jade brillaient d’une lueur mauvaise pour sa mère. Tout le monde se regardait, gêné. Pourtant, aussi brusquement qu’elle était venue, sa fureur la quitta, car elle pensa soudain à son père. Et au bout d’un moment, elle dit d’un ton grave : –Père n’est pas coupable de ce qui est arrivé et il va peut-être le payer de sa vie. –En effet, affirma le caporal Vanders, mais Fils d’Aigle, lui, est persuadé du contraire. Il faut le comprendre, les soldats du fort sont devenus ses ennemis et votre père, madame Anderson, plus que quiconque est visé, car le chef indien l’estimait énormément. C’était son ami. Pour lui c’est une trahison. Les quatre femmes échangèrent un regard attristé, se retrouvant dans un réciproque sentiment d’amour envers le général Douglas. Leslie songeant à son fiancé, émit d’une voix inquiète : –Ils vont peut-être être tous tués, nous ne les reverrons plus, c’est affreux ! –Ne sois pas si pessimiste, ma chérie, répondit doucement Sharon qui se voulait rassurante, les hommes ne sont pas très nombreux au fort, dans les deux cents environ, mais ils disposent d’un armement récent et d’une quantité suffisante de munitions qui mettront fin rapidement et radicalement aux assauts de ces sauvages, n’est-ce pas caporal ? –Oui, c’est juste madame la générale, acquiesça-t-il, toutefois, il ne faut pas les mésestimer. Les Cheyennes, comme beaucoup de leurs semblables, sont des guerriers accomplis, habitués dès leur plus jeune âge à un entraînement rigoureux. Leurs ruses sont diaboliques et l’on peut s’attendre à tout. De surcroît, Fils d’Aigle et ses braves ont en leur possession pas mal de fusils. Malgré tout, nous devrions avoir la victoire sans trop de difficultés, il n’y a pas grand souci à se faire. Vite rassurée, sa nature intrépide prenant le dessus, Edwina proposa : –En ce cas, rien ne s’oppose à ce que nous nous rendions au fort, puisque les hommes ne peuvent pas venir. Nous partirons demain avec vous caporal. –Tu déraisonnes Edwina, éclata Sharon en se levant d’un bond du canapé où elle était installée. Te rends-tu compte de la folie de ce projet ? Il est possible même qu’à l’heure de notre entretien, les Indiens attaquent. Ce projet fit pourtant l’unanimité auprès de Leslie, qui, bien que très peureuse de nature, n’écoutait que son cœur battre pour Andy. –Edwina a raison maman, allons là-bas, je t’en prie, dis oui. Leslie était si suppliante, que Sharon sentait qu’elle allait fléchir. Elle ne refusait jamais rien à sa fille cadette, c’était sa préférée, car proche d’elle par le caractère. Il n’en allait pas de même vis-à-vis d’Edwina, sa nature fougueuse, impatiente, volontaire, hardie, l’exaspérait. « Un corps de fille, une âme de garçon », répétait-elle tout le temps. Il était certain que la jeune femme préférait les galopades à cheval, les exercices de tir au revolver ou au fusil ou encore nager des heures dans une rivière, aux fastidieux travaux de broderies réservés aux dames, quoiqu’elle sût très bien manier l’aiguille et fût une bonne maîtresse de maison. À l’inverse, Edwina était l’adoration de son père. Il trouvait en elle le fils qu’il n’avait pas eu. Très tôt il lui enseigna le maniement des armes à feu et la petite fille qu’elle était alors, appréciait particulièrement ces leçons guerrières, au désespoir de Sharon. Fort douée, en peu de temps, elle était devenue « un as de la gâchette », comme la surnommait en riant son père, et Edwina en était fière. Dès lors, la complicité qui s’établit entre eux devint indestructible, creusant davantage l’écart entre elle et sa mère. Sharon hésita longtemps avant de donner son accord, laissant entrevoir à ses filles le danger auquel elles risquaient de s’exposer si les Indiens passaient à l’acte lorsqu’elles seraient au fort. L’officier tenta à son tour de les dissuader, mais rien n’y fit, Edwina avait décidé que le départ serait pour le lendemain et elle s’en tint là. Madame Douglas connaissant l’entêtement et la témérité de la jeune femme, savait que bravant toutes les interdictions, elle était capable de s’en aller seule, et puis Leslie suppliait toujours, aussi s’entendit-elle dire oui malgré elle. Les deux sœurs étaient aux anges. Suzy applaudissait. Les militaires furent conviés à souper, et lorsqu’ils prirent congé de leurs agréables hôtesses, on fixa l’heure du départ à dix heures du matin. Edwina s’était levée de bonne heure, suivie de près par ses sœurs et sa mère. Elles mettaient une dernière touche à leur toilette tandis qu’une servante bouclait une grosse malle d’osier contenant des affaires de rechange. Pour l’heure, elles portaient des jupes de cavalières et de fins corsages, confortables pour voyager à cheval dans la forte chaleur de ce début de journée. Sauf Edwina, qui se distinguant à nouveau, s’était vêtue comme la veille en garçon. Le pantalon ajusté ne cachait rien de ses formes harmonieuses et sa chemise à carreaux moulait sa poitrine. Sharon lui fit remarquer combien cette tenue masculine était provocante, ce dont la jeune femme était consciente, mais en fait, elle s’était habillée de cette manière dans l’intention d’ennuyer sa mère. Tout lui était bon pour se dresser contre elle. Cependant, l’arrivée du caporal Vanders et de ses deux compagnons d’armes écourta leur querelle. Suzy ne contenait plus sa joie. La perspective de chevaucher plusieurs jours à suivre, de coucher à la belle étoile, puis de retrouver son père, la surexcitait. Elle fut d’ailleurs la première en selle. Enfin, une fois la malle arrimée sur le dos d’une jument, une fois les femmes montées chacune sur leur monture, la petite troupe se mit en marche. Des voisins les reconnaissant, leur firent des signes d’adieu. Elles partaient tranquilles, laissant la maison aux bons soins de la domesticité.
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