La marche épuisante-1

2116 Words
La marche épuisanteÉtonnée de cette décision, Edwina s’interrogea : « Que vont-ils faire ? » Elle eut vite la réponse en entendant un crépitement d’incendie qui la fit se retourner. Le fort tout entier s’embrasait et les barils de poudre intransportables explosaient dans un bruit de tonnerre, avivant les flammes. Leur dernier forfait accompli, les retardataires les rattrapèrent au galop. Sharon, livide, les yeux rouges, bouffis, avançait comme un automate, plongée dans un abîme de désespoir. Edwina savait combien elle était humiliée, dévastée, combien son cœur de mère, d’épouse, était ulcéré. Il leur faudrait pourtant s’épauler dans cette commune destinée. À chaque explosion, la jeune femme avait l’impression que c’était en elle que cela sautait. Dans les flammes elle laissait tout, des êtres chers morts atrocement, sa race, sa religion, des amis, son passé d’enfant, sa vie luxueuse dans la belle propriété de Casper, et surtout : la liberté. Elle perdrait jusqu’à son identité. Il lui semblait se consumer, se désagréger avec la fumée qui s’élevait noire et épaisse au-dessus du fort. Mourir, si seulement elle pouvait mourir, l’avenir était si obscur. Cet univers inconnu vers lequel elle se dirigeait, cette existence primitive qu’elle devrait partager avec ces sauvages. « Leurs mœurs sans douceur » lui avait confié Alvin la nuit dernière, tout comme Sharon, qui lui avait fait entrevoir leur inhumanité. Elle n’y avait pas cru et l’avait mal pris, cependant aujourd’hui, elle avait pu le vérifier. Alors, quel sort le réserverait-on à toutes les deux ? Et lui, ce jeune chef impétueux, orgueilleux de sa victoire, comment allait-il la traiter ? Elle lui appartenait, elle était sa prisonnière, du reste il le montrait clairement en la tenant lui-même en laisse comme un animal. Les pensées d’Edwina déviant sur lui, ses yeux en firent autant. Il avait retiré son importante coiffure emplumée. Ses nattes enveloppées de fourrure, décorées de perles multicolores atténuaient un peu la sévérité de sa physionomie. Le reste de sa chevelure soyeuse répandue librement dans son dos flottait au moindre souffle d’air. Un anneau en os, peint, pendait à son oreille gauche. Il était torse-nu et sa musculature athlétique saillait à chacun de ses mouvements. Un collier en dents d’animaux ornait son cou ; un bracelet composé de perles et de morceaux d’os enfilés sur un lacet de cuir auquel pendaient deux queues de moufettes, décorait son bras droit. De larges b****s de cuir pourvues de franges enserraient ses poignets. Il était monté sur un magnifique poney à la robe semée de taches marron, blanches, noires. Edwina fut parcourue d’un frisson indéfinissable. Pourquoi ce bourreau était-il aussi beau ? Il la fascinait et la terrorisait à la fois sachant de quelles cruautés il était capable, le scalp de son père en témoignait, ainsi que la mort de ses sœurs ordonnée par lui. Elle laissa ensuite errer son regard sur son gardien de gauche : Thitpan. Curieusement, il ressemblait à Fils d’Aigle, un peu moins grand que lui mais aussi beau. Il était coiffé pareillement à l’exception des tresses. Sa tunique de daim était maculée de sang et la chevelure de Leslie dégoulinait encore le long de sa cuisse. Edwina sentit les larmes brouiller de nouveau sa vue, avec mille peines elle les retint, s’efforçant de ne pas retomber dans la tristesse infinie qui noyait son cœur. Elle détourna la tête pour jeter un coup d’œil derrière elle. Au départ, elle avait dénombré, au jugé, plus de deux cents cavaliers, or, impossible à dire si une autre tribu était associée à celle des Cheyennes, car ils offraient tous une image semblable à celle de Thitpan ou de Fils d’Aigle, différenciée uniquement pour certains dans la façon de se coiffer, avec deux nattes ou les cheveux libres. Ils riaient et parlaient beaucoup à l’inverse de leur chef imperturbable, sérieux, son visage n’indiquant aucune émotion, ce qui lui conférait une telle dureté. Seule la luminosité de son regard trahissait ses sentiments, encore fallait-il savoir les interpréter. Ces vigoureux guerriers, jeunes pour la plupart, étaient grimpés sur des chevaux superbes, tachés dans toute la gamme des bruns, blancs, gris, noirs, et à l’instar de leurs maîtres, aussi fiers et nerveux. Les bêtes excitées formaient un mur entourant les deux femmes, aussi mieux valait-il ne pas trébucher au risque d’être piétinées. Edwina regarda discrètement sa mère. De sa main libre, elle relevait légèrement sa robe, essayant de se faciliter la marche. « Pauvre maman, pensa-t-elle, ce soir, elle sera fourbue, sa toilette en lambeaux, ses fins souliers n’existeront plus. » Elle évita juste à temps les yeux de Sharon en se retournant hâtivement. Durant ce bref examen, elle avait distancé son geôlier, se retrouvant près du cheval de Cuyloga. Il la fit revenir brutalement à sa hauteur en tirant un coup sec sur la corde. Leurs prunelles se rencontrèrent, celles d’Edwina flambaient de rage. Elle baissa aussitôt la tête se gourmandant intérieurement, songeant combien elle devait être transparente pour lui en ne parvenant pas à cacher ses émotions. Or, il était plus prudent de laisser sa révolte de côté pour l’instant, car poussé à bout par sa conduite insoumise, il lui ferait endurer un véritable calvaire. Elle en était persuadée. Elle releva la tête et découvrit le paysage pour la première fois tant son âme était tourmentée. Jusqu’ici elle avait vu sans voir. La forêt qui longeait le fort avait disparu. À perte de vue s’étendait un océan d’herbe sèche, plat, que l’on appelait « La Grande Prairie » immense domaine des Indiens des Plaines : Sioux, Crows, Arapahos, Cheyennes, Pieds-Noirs, Pawnees, Ioways, et autres, domaine qui englobait du nord au sud des États-Unis le Montana, le Wyoming, le Nord et Sud Dakota, le Minnesota, le Nebraska, l’Iowa, le Kansas, le Missouri, l’Oklahoma, l’Arkansas. Toutes sortes de gibiers abondaient, et en particulier d’imposants troupeaux de bisons si prisés par les autochtones, car indispensables à leur survie dans ces contrées au climat rude : hivers glacials, printemps inondés, étés brûlants. Au plus loin qu’elle portait son regard, Edwina ne voyait rien d’autre que des rochers qui se dressaient de part en part au milieu de l’herbe. Des pierres jonchaient la piste, rajoutant à la sécheresse environnante. Et le ciel d’un bleu profond n’était troublé dans sa limpidité que par un moutonnement neigeux qui n’atténuait en rien la brûlure du soleil. Combien de jours de marche épuisante faudrait-il avant d’arriver en territoire Cheyenne, et qu’y trouveraient-elles toutes les deux, la paix ou l’enfer ? Une chose était certaine, il leur faudrait être courageuses et endurantes. Mais Sharon tiendrait-elle ? Cette pensée lui poigna le cœur, d’autant plus qu’une fois à destination ce n’était pas pour une installation définitive, le campement dans un endroit n’était que temporaire, les Indiens se déplaçaient fréquemment. Que faire pour elle, que faire pour elle déjà dans l’immédiat ? Cela exigeait réflexion. Elle dégrafa un bouton supplémentaire à sa chemise, la chaleur était suffocante. Plus que jamais elle se félicitait d’avoir revêtu ce matin ses vêtements masculins si confortables qui laissaient toute liberté de mouvements et d’avoir aux pieds ses bottes de cavalier qui assuraient ses pas en lui évitant de se tordre les chevilles sur les pierres. Tout à coup, elle tâta sa coiffure avec appréhension. « Oh ! Pourvu que… », se dit-elle. Mais non. Elle poussa un soupir de soulagement, le gros peigne en argent incrusté de nacre qu’Alvin lui avait offert à la naissance de leur fille s’y trouvait toujours. Heureusement qu’elle ne l’avait pas perdu lorsque cette brute lui avait tiré si sauvagement les cheveux. Elle s’était fait une tresse qui reposait sur son épaule droite, serpentant jusque sur sa cuisse, retenue à l’extrémité par un petit anneau de nacre. Le peigne piqué à la base de la tresse l’embellissait de reflets irisés. Quand elle libérait sa chevelure, une cape d’or soyeuse la recouvrait, ce qui émerveillait toujours son époux. Il ne lui restait de lui que ce peigne, et en le touchant de pénibles réminiscences refirent surface. La naissance de leur petite Louisa, amour de poupon qui fut la joie de tous et l’aboutissement de leur union, puis sa disparition prématurée un an plus tard d’une mauvaise fièvre. Elle en avait été inconsolable pendant des mois, et seule la patience, la compréhension, la tendresse d’Alvin, l’avaient aidée à surmonter cette douloureuse épreuve. Mais aujourd’hui, elle était seule, personne ne la réconforterait, ne lui tendrait la main pour sortir du piège où elle s’était fourvoyée. Jusqu’à sa mère qui la rejetait. Sa gorge se noua et l’envie de pleurer revint plus forte que jamais, son cœur pesait lourd. Et puis elle était lasse, la soif, la faim la tenaillaient. Il lui semblait qu’elle marchait depuis une éternité, le soleil était juste au-dessus d’eux, les ombres inexistantes, il était midi. Les hommes buvaient de temps en temps à leurs gourdes de peau, mais les femmes n’avaient rien eu. Enfin, agissant comme si Edwina lui avait transmis ses pensées, Fils d’Aigle tira brusquement la bride de son cheval, et levant le bras, fit stopper le convoi. Il lui donna à boire. Elle n’avait jamais autant apprécié l’eau, instantanément elle se sentit mieux. Sharon se désaltérait également. Fils d’Aigle et ses guerriers mirent pied à terre et gagnèrent l’ombre de maigres arbrisseaux avec leurs prisonnières. Les bêtes pourraient se reposer pendant qu’ils se restaureraient. Certains Peaux-Rouges se débarrassèrent de leurs carquois remplis de flèches, déposèrent leurs arcs dessus. Leurs fusils, eux étaient glissés dans un étui pendant sur le flanc des chevaux ou fixé à la selle. D’autres s’occupèrent de la distribution des vivres razziés au fort, ensuite ils s’assirent par terre en un vaste cercle. Les deux femmes détachées s’installèrent un peu à l’écart. Un très jeune Indien leur apporta de la viande et des biscuits, et bien que ce ne fût pas un festin, Edwina savoura chaque bouchée, manger lui faisait du bien. Peu à peu elle se détendit et la fatigue s’estompant, elle osa s’adresser à sa mère, silencieuse et lointaine. –Maman, faisons la paix, veux-tu ? Pourquoi nous déchirer puisque nous devrons vivre côte à côte tous les jours que Dieu fera dans un milieu hostile, étranger pour nous. Tout est de ma faute, je le reconnais et ma peine est immense, mais nous ne pouvons plus rien changer. Maman, tu m’écoutes ? Regarde-moi ! Parle-moi ! Mais Sharon était ailleurs. Subitement Edwina se leva, désolée devant l’attitude de sa mère. À pas lents, pour ne pas les effrayer, elle se dirigea vers les chevaux. L’une des bêtes tourna sa belle tête rousse dans sa direction. Ses grands yeux veloutés ourlés de longs cils noirs la fixèrent. Elle lui parla doucement, l’animal se laissa caresser. Elle vouait aux chevaux une véritable passion et celui-ci devait le deviner. Fils d’Aigle ne la quittait pas des yeux. Cette belle jeune femme n’était que délicatesse et féminité. Un visage d’une grande finesse, une bouche joliment dessinée et ses prunelles d’un vert de pierre précieuse qu’elle avait en commun avec sa mère, l’avaient envoûté dans l’instant. Elle avait l’air si doux, si fragile, timide même. Mais c’était trompeur. Ne lui avait-elle pas montré une partie de son caractère hardi ce matin en lui parlant sans peur ? Et depuis, ne voyait-il pas sans cesse la colère dans ses yeux ? La révolte grondait dans son cœur. Obscurément, il prévoyait des rapports de force entre elle et lui. Il la dompterait bien sûr, mais certainement pas facilement. Elle était de la trempe de son père, ce grand guerrier valeureux devenu son ennemi. Sa beauté mise à part, elle lui avait tout spécialement plu pour son courage, sa dignité, ce qui lui avait valu de conserver la vie. Ces présomptions allaient se confirmer quelques minutes plus tard. Sharon s’était approchée d’Edwina, silencieusement, sans qu’elle n’y prît garde. Le cheval se mit à secouer nerveusement sa belle crinière, Edwina recula vivement se heurtant à sa mère. Elle se retourna et sourit en la découvrant. –Maman ! Je ne t’ai pas entendue venir, s’exclama-t-elle gentiment. Mais en disant ces mots, elle discerna la rage démesurée qui l’habitait. Elle était blanche, ses yeux brillaient cruellement. Jamais elle n’avait vu sa mère ainsi. –Maman, qu’as-tu, ça ne… Edwina n’eut pas le temps de terminer. Sharon lui sautait à la gorge en l’injuriant : –Garce, fille maudite. Tu as ruiné ma vie. Comment peux-tu me demander de faire la paix, alors que je te hais. Interdite par la violence de l’assaut, Edwina perdit l’équilibre. Elles roulèrent ensemble au sol. Sharon ne lâchait pas son cou, ses doigts au contraire s’y imprimaient davantage. La plupart des hommes, intéressés, riant aux éclats, les avaient rejointes se disposant en demi-cercle autour d’elles. Le spectacle des deux femmes qui se battaient, représentait une attraction fort drôle. Ils criaient et les encourageaient dans leur langue. La respiration coupée, Edwina ne savait comment se débarrasser de cette furie. Elle lui tira les cheveux de toutes ses forces, mais elle ne cédait pas. De ses deux mains, elle repoussait le visage dément de sa mère, mais l’emprise des doigts demeurait la même. Elle suffoquait, un voile rouge dansait devant ses yeux. Sharon allait bel et bien l’étrangler. Dans un ultime instinct défensif, elle lui enfonça deux doigts en fourchettes dans les yeux. Sharon hurla et décolla son corps de celui d’Edwina. C’était tout ce que celle-ci souhaitait. Aussitôt, elle profita de la faiblesse de sa partenaire qui, malgré cela, serrait toujours aussi fort, pour replier une jambe et lui expédier un bon coup de genou dans l’abdomen. Sharon lâcha prise. Elle étouffait et se replia sur elle-même, mais Edwina ne la laissa pas se ressaisir, en l’espace de quelques secondes, elle fut maîtresse de la situation. Sharon se retrouva plaquée à terre, Edwina la chevauchait en lui tenant fermement les poignets au-dessus de la tête. Vaincue, elle haletait, exténuée, pourtant la rage la possédait encore.
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