La marche épuisante-2

2057 Words
Edwina était parvenue à la ridiculiser aux yeux des sauvages. Ils acclamaient sa fille victorieuse et grâce à elle, ils venaient de passer un bon moment. Réduite à l’impuissance, Sharon lui cracha à la figure dans un regain de mépris. Pour la jeune femme c’était la pire des offenses, sa mère allait trop loin. Abandonnant l’un de ses poignets, elle la gifla, puis elle se releva. Sharon s’assit au milieu de la liesse générale, soufflant, se calmant lentement. Comme dégrisée, elle sentit sa haine décroître, tandis qu’Edwina fulminait. Du revers de la main, elle essuya la marque infâme qui coulait sur sa joue, fonçant tête baissée, droit devant elle. Fils d’Aigle l’arrêta en lui posant la main sur l’épaule. Bien que durant la lutte des deux femmes, il se fût tenu au loin, cela ne l’avait pas empêché de suivre toute la scène et même de saisir les paroles insultantes de la mère envers la fille. Qu’il était grand ! Edwina se sentit insignifiante devant lui, désarmée. Elle baissa les yeux, s’obligeant à s’apaiser, mais elle avait chaud, sa respiration était courte et elle était couverte de poussière. –Pardonne-nous de nous être laissées aller à de tels excès, dit-elle avec peine. Elle leva les yeux et nota une lueur ironique au fond des prunelles sombres. –Pourquoi ta mère ne t’aime-t-elle pas ? questionna-t-il. Edwina parut embarrassée. –Ma mère m’en veut terriblement parce que si le malheur nous a frappées aujourd’hui, c’est à cause de moi, ce qui est vrai je l’avoue, répondit-elle d’un ton triste. Et comme pour elle-même, elle ajouta : –Tellement de choses nous séparent elle et moi, on ne se comprend pas. Malgré tout je l’aime, une mère fait cadeau de la vie, c’est tant déjà. –Tes paroles sont sages et bonnes, et tu as su te battre avec ruse. Qui t’a appris ? –Mon père. Il m’a enseigné l’art de la lutte et le maniement des armes à feu quand j’étais enfant. Il aurait voulu un fils, mais ma mère ne lui donné que des filles, alors il m’a élevée comme un garçon car mon caractère s’accordait au sien. J’adorais mon père, conclut-elle la voix troublée en le défiant du regard. –Va rejoindre ta mère, lui commanda-t-il durement. Nous partons. Il était fixé. Cette hostilité dans ses yeux pendant qu’elle lui parlait de son père voulait tout dire. Elle se révolterait, c’était sûr, et réflexion faite, il était intéressant de la mettre à l’épreuve pour voir jusqu’où irait son endurance morale et physique, d’autant plus intéressant que d’après l’éducation qu’elle avait reçue, elle devait pouvoir en supporter beaucoup avant de se plaindre. Il sourit au-dedans en grimpant sur son cheval. La longue file reformée, Edwina et Sharon furent rattachées à leurs gardiens. Les yeux des deux femmes se croisèrent, Edwina ne distingua plus d’animosité chez sa mère. La jeune femme lui sourit franchement, Sharon lui rendit son sourire plus timidement, mais elle sourit. Edwina eut chaud au cœur, elles allaient se réconcilier, ce qu’elle désirait ardemment. Si elles se serraient les coudes, leurs dures conditions de détention s’adouciraient un peu. Lorsqu’elles sortirent de l’ombre qui n’apportait qu’une relative fraîcheur, la canicule leur sauta au visage comme une chape de feu. Le soleil culminait. En ce début d’après-midi, elles s’apprêtaient à souffrir. « J’espère qu’il me donnera à boire, pensa Edwina, je ne tiendrai pas sans ça. » Elle lança un coup d’œil sur Fils d’Aigle, son visage était hermétique, il ne subsistait rien du semblant d’humanité qui avait effleuré ses traits lors de leur échange. « Comment peut-on être aussi froid et inexpressif ? » se demanda-t-elle. Elle frissonna, par moments, il la glaçait d’effroi. La marche reprit plus rude que jamais. Aspirant au repos, Edwina avait hâte d’être au soir. À n’en pas douter, ils se mettraient en quête d’un point d’eau indispensable pour les bêtes et eux-mêmes. Malheureusement, elle n’en était pas là. Le paysage ne variait pas dans sa monotonie, et son regard désabusé se promenait sur tout et rien, comme son esprit qui vagabondait sans se concentrer sur une idée précise, évitant ainsi de ranimer sa peine. Du moins essayait-elle et ce n’était pas chose aisée avec, à ses côtés, les chevelures des êtres aimés qui se balançaient au rythme du pas des chevaux… Edwina perdait la notion de l’heure. L’après-midi s’avançait, le soleil commençait à descendre. Fils d’Aigle lui donna à boire pour la première fois depuis la pause du repas. Sa gorge et ses lèvres étaient desséchées. Assoiffée, elle saisit la gourde à deux mains, mais elle n’absorba que trois, quatre gorgées, il la lui retira avec brusquerie. Pourquoi la rationnait-il, sa gourde était encore bien pleine. Uniquement par méchanceté. Il était plus prévenant avec son cheval dont il inondait fréquemment les naseaux pour le rafraîchir. Elle étouffait, la sueur coulait sur son front, son corsage collait à son buste, révélant les rondeurs de sa généreuse poitrine. Les animaux soufflaient et écumaient. Seuls, les cavaliers ne paraissaient pas incommodés, à croire qu’ils ignoraient la chaleur, la fatigue. Soudain, un cri perça l’air. Fils d’Aigle fit exécuter à sa monture un brusque demi-tour. L’animal se cabra. Les autres bêtes l’imitèrent, puis s’écartèrent rapidement du chemin en hennissant. Dans sa volte-face, il avait lâché Edwina qui venait juste de se retourner pour découvrir sa mère étendue de tout son long. Elle ne bougeait plus, mais elle le devait et vite, Cuyloga hurlait sur elle comme un fou. Edwina voyait la catastrophe arriver. Profitant de sa liberté d’action pour se rapprocher d’elle, elle la tira par le bras. –Maman, relève-toi, la pria-t-elle, presse-toi, il faut te lever, essaie, maman, essaie, il va te battre, il n’attend que ça. Au prix d’un énorme effort, Sharon finit par se redresser avec l’aide d’Edwina. Il était temps, Cuyloga levait un fouet court à plusieurs lanières qui lui servait de cravache. La jeune femme restait pétrifiée, sa mère venait d’échapper à une sévère correction, mais pour combien de temps ? Elle était blême, ses yeux boursouflés d’avoir trop pleuré, étaient soulignés de larges cernes mauves. Le bas de sa robe partait en lambeaux. Elle avait dû s’empêtrer les pieds dans le flot de ses jupons. L’image lamentable qu’elle donnait d’elle étreignit Edwina. Fils d’Aigle fixait Sharon sans rien dire, mais il y avait de l’impatience dans son attitude et son cheval énervé piaffait en attendant de reprendre la route. Si cela se reproduisait, ce serait dramatique. Edwina l’implora : –Fais-la monter à cheval. Le silence recueillit sa demande. Il lui indiqua simplement par un signe de ramasser le morceau de corde et de le lui présenter. Jamais, elle ne s’était sentie dans un tel état d’infériorité, à croire qu’il faisait exprès de la rabaisser. –Salaud ! marmonna-t-elle, furieuse, en évitant son regard. Plus de deux heures s’étaient peut-être écoulées depuis l’incident et maintenant le soleil déclinait nettement. La file avait obliqué sur la droite, abandonnant la piste initiale. Il devenait urgent de trouver un point d’eau pour abreuver les animaux et établir le campement avant la nuit. Malgré sa jeunesse, Edwina n’en pouvait plus. L’allure s’était accélérée et elle courait souvent. À cette cadence, rendue au bord de l’évanouissement, sa mère ne tiendrait plus longtemps. Elle risqua un œil par-dessus son épaule à l’instant où elle s’effondrait. Sans d’extraordinaires réflexes et la prodigieuse habileté de leurs propriétaires, les chevaux l’auraient écrasée. La scène précédente se renouvelait, mais cette fois cela finirait mal. Edwina en frémit. Sharon qui avait été traînée sur plusieurs mètres, tentait de s’agenouiller. Se détournant calmement, Fils d’Aigle regarda Cuyloga, puis désigna la pauvre femme du doigt. Aussitôt il se mit à la frapper à coups redoublés avec une expression bestiale. Sharon subissait sans un mot, si fourbue qu’elle se serait laissée mourir. Edwina bondit sur Fils d’Aigle et s’emparant de sa main, elle cria : –Fais-le arrêter tout de suite, il va la tuer. Ma mère n’est plus jeune, que dirais-tu si c’était la tienne que l’on traitait de la sorte ? Il faut qu’elle monte à cheval, pareille marche n’est pas de son âge. Comme il demeurait dans l’impassibilité la plus complète, excédée, la jeune femme n’écoutant que son cœur, l’insulta : –Tu m’entends, dis, ou t’es devenu sourd ? N’as-tu aucune bonté, espèce de brute, sale sauvage ? Je suis impardonnable de t’avoir raté ce matin. Elle n’avait pas plus tôt fermé la bouche qu’il dégagea sa main de la sienne, un éclair furibond fulgurant dans ses prunelles d’encre. Elle reçut alors une gifle magistrale qui la déséquilibra. Elle tomba en arrière en l’entendant crier un ordre, puis une douleur aigue au bras lui fit croire qu’on le lui arrachait. C’était cette damnée corde qui s’était tendue comme un arc. Récupérant lentement, elle mit un genou à terre et réussit à se lever. Sa pommette gauche lui cuisait. Fils d’Aigle la rapprocha de lui. Il l’agrippa violemment par les cheveux pour lui redresser la tête, se pencha sur elle. Plaquée contre le flanc du cheval qui tressaillit et sa jambe à lui, son cœur battait la chamade, la peur lui clouait le ventre. Les yeux sombres pénétrèrent les siens. Il dit, méprisant : –Misérable femme, aucun de mes braves, ni même mon frère (il tendit le bras en direction de Thitpan) n’oserait me parler comme tu l’as fait. Je devrais te punir pour t’apprendre le respect, mais je ne le ferai pas, car en ce jour mon cœur est heureux, j’ai vengé mes frères. Cela seul compte pour moi. Cependant n’oublie plus que tu n’es qu’une esclave et que tu n’as qu’un droit, celui de te taire. La main de fer qui cramponnait les cheveux d’Edwina lui causait un mal intenable, mais plus douloureux encore étaient ces mots qui la poignardaient. Les larmes remplirent ses yeux, effaçant le visage au-dessus du sien. Il la laissa enfin. En reculant, elle constata que son intercession en faveur de Sharon avait porté ses fruits. Elle était sur l’un des chevaux de l’armée, d’un noir brillant comme du satin. Il en restait trois de libres qui ne portaient pas de charges. Les regards des deux femmes s’accrochèrent, tout le malheur du monde s’y reflétait. Sharon n’avait plus figure humaine, ses cheveux défaits s’éparpillaient en une crinière de sauvageonne. Sa robe n’était plus qu’une loque. Le départ précipité interrompit leur atterrement mutuel. Edwina, profondément blessée dans son amour-propre et dans sa fierté, marchait raide comme un pantin, obsédée par les paroles horribles que Fils d’Aigle lui avait assenées. Depuis sa capture, elle savait bien ce qu’elle était devenue, mais elle le refusait obstinément. Être ainsi avilie était inacceptable. Elle toucha sa joue bleuie, passa la main dans sa chevelure, le peigne avait disparu. Elle était dépossédée du dernier lien qui l’unissait à son passé. Peu à peu, succédant à la peine, la rébellion croissait en elle. « Pourquoi n’ai-je pu le descendre, regrettait-elle, si j’y étais parvenue, c’eût été la débandade dans leurs rangs et la liberté pour nous. » Le nombre de fois qu’il était passé dans sa ligne de mire ! Mais les coups de feu le manquaient toujours comme s’il bénéficiait d’une protection invisible. Elle en aurait trépigné de rage. Elle tourna la tête vers lui. Le scalp de son père lui sauta aux yeux, mais à côté dans un étui brodé, il y avait son couteau. L’irrépressible envie de le prendre, la saisit. Il suffisait d’un geste, d’un geste rapide comme l’éclair et le tour serait joué. Mais aussi soudainement que cette folle idée avait germé dans son cerveau, elle s’évanouit. « Imbécile, se dit-elle, tu crois qu’il va attendre sagement que tu l’exécutes ? » Elle surprit le noir regard l’étudiant attentivement. Nul doute possible, il avait découvert ce qui se tramait dans sa tête, car pour la première fois un imperceptible sourire se dessinait sur ses lèvres. Rien ne lui était secret, pas même ses réflexions les plus intimes. Il devinait tout. « Plus libre, ni de mon esprit, ni de mon corps », songea-t-elle. Deux émotions très fortes se disputaient en elle : la fureur et le désespoir. Mais il ne fallait pas plus céder à l’une qu’à l’autre. Se résignant par la force des choses, elle retrouva son calme. Un petit panneau de bois cassé planté au bord de la piste attira son attention. Il avait dû naguère indiquer le nom du lieu où ils se rendaient. Elle soupira d’aise, bientôt elle pourrait se reposer. Le soleil bas à l’horizon dispensait une chaleur agréable, favorable à la détente. Le paysage s’était transformé. Ils s’engagèrent dans un étroit défilé rocheux variant de l’ocre au brun. La pierre semblait s’animer selon l’intensité des contrastes d’ombre ou de lumière qui suivaient le déclin du jour. Tout au bout, on distinguait un roc plus élevé que les autres avec, à son pied, une tache lumineuse à laquelle le regard ne pouvait se soustraire, hypnotisé à la manière d’un papillon autour d’une lampe. À mesure qu’ils approchaient, ils voyaient des arbres géants aux troncs imposants, tordus, aux racines apparentes, enchevêtrées, étalant leurs gigantesques ramures d’un vert profond, largement au-dessus de la tache de lumière qui n’était autre que l’eau, convoitée, vitale, pour les hommes et la nature depuis le commencement du monde. Les derniers mètres parurent interminables à parcourir pour Edwina. Devant eux la nappe d’or liquide étincelait, rendue éblouissante par un généreux espace entre deux rochers qui laissait passer à flots les derniers rayons. Une myriade d’oiseaux blancs posée sur la berge s’envola gracieusement. Pareils à des nuages légers, ils disparurent en jacassant dans les voûtes sombres. La plupart des hommes descendirent de leurs montures et se jetèrent dans ce miroir scintillant en poussant des cris de joie. Les autres débarrassaient les animaux volés chargés du butin ou leurs propres chevaux de bât portant leurs affaires personnelles en ayant grand mal à les retenir d’aller boire.
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