Fils d’Aigle libéra Edwina. Dès qu’elle fut sur la terre ferme, elle frotta un moment son poignet endolori avant d’aller au-devant de sa mère. Pressées de se rafraîchir, elles avancèrent vers la pièce d’eau, mais ne purent aller plus avant, les sauvages entretenant un remue-ménage fébrile à ses abords. Cette attente énerva Edwina. Elle avait soif. Ses yeux se portèrent sur le côté de l’immense roc dressé face à elle et elle s’aperçut que l’eau sinuait derrière. La curiosité d’aller voir par-là la tarauda, ainsi que le désir d’être seule loin de cette promiscuité obligatoire pour se laver un peu, ce qui ne pouvait se faire parmi eux.
Fils d’Aigle avait rejoint ses braves, le brouhaha et la confusion étaient à leur comble, c’était maintenant ou jamais.
–Ne t’inquiète pas, je reviens, chuchota-t-elle à l’oreille de Sharon.
–Où vas-tu ? Ne me quitte pas !
–Sois tranquille, je ne serai pas longue. L’eau coule par-là, c’est là que je vais. En passant derrière les arbres, j’y serai vite. À tout de suite.
–Edwina, si Fils d’Aigle se rend compte que tu n’es plus là, que va-t-il me faire ? questionna Sharon épouvantée.
–Viens t’assoir près des arbres et ne t’en fais pas.
Les deux femmes se faufilèrent entre les bêtes, gagnèrent les troncs massifs. Sharon prit place sur une souche. Edwina se pencha et déposant un b****r dans ses cheveux, elle ajouta :
–En revenant, je m’occuperai de toi.
Et Sharon vit sa fille se volatiliser dans le noir feuillage avec la vivacité d’un elfe.
Peu après, la jeune femme émergea de l’épaisse végétation. Le dédale granitique découpait ses formes chaotiques sur la rive opposée. À ses pieds l’onde fraîche serpentait en circonvolutions et méandres, se rétrécissant jusqu’à ne devenir qu’un simple ruisselet disparaissant plus loin sous terre. Les traînées sanglantes du soleil couchant laquaient de pourpre le ciel et les rocs, cuivraient les vaguelettes qui ricochaient sur des cailloux ronds comme des galets. Edwina s’agenouilla au milieu d’une touffe d’herbe. Le miroir mouvant lui renvoya l’image de son visage légèrement abîmé par l’ecchymose sur sa joue. L’injure revint à ses lèvres.
–Le s****d ! Je hais ce monstre.
Puis elle dénatta ses cheveux. La masse blonde se répandit dans son dos. Elle la disciplina en séparant deux mèches partant des tempes, les torsada et les noua sur sa nuque. Ensuite elle déboutonna entièrement son chemisier, prisant cette paix solitaire…
Fils d’Aigle, à cet instant, veillait à l’organisation du bivouac. Il donnait des ordres, distribuait diverses tâches comme le ramassage de bois mort pour allumer le feu, le bouchonnage des chevaux, l’inventaire de la nourriture, quand son regard tomba sur la berge du bassin. Des bêtes s’y désaltéraient toujours, et à proximité, Sharon qui avait quitté la souche, se trempait les pieds. Edwina n’était pas avec elle et il ne la voyait nulle part alentour. Lestement, en trois enjambées, il fut sur Sharon. Il l’attrapa par le bras, la secoua vigoureusement.
–Où est ta fille ? demanda-t-il.
Pleine de stupeur autant que paniquée par la bousculade, Sharon bégaya en montrant l’endroit du doigt :
–Par… par là.
Mais se reprenant, elle dit, moqueuse :
–As-tu peur qu’elle ne s’évade ? Cours vite, c’est peut-être déjà fait !
Cette vieille squaw était irritante. Il la repoussa en grognant et emprunta un chemin parallèle à celui pris par Edwina. Se déplaçant en silence, sans faire craquer la moindre brindille sous ses pas, intégré au décor, il devina la silhouette de la jeune femme au travers des branchages. Il se rapprocha, cinq, six mètres la séparaient de lui. Le tronc massif d’un pin le dissimulait.
Elle était à genoux, et avant tout, il fut frappé par la longueur de sa chevelure qui s’étalait sur le sol, puis il épia tous ses gestes. Le vêtement à carreaux délaissé à côté d’elle indiquait qu’elle était moitié nue. Voluptueusement elle puisait l’eau dans ses mains réunies en coupe et rejetant la tête en arrière, elle inondait son visage, ses épaules, ses bras, son buste, avec un sourire d’extase. Hélas, sa position empêchait Fils d’Aigle de la voir plus distinctement. Mais, contre toute attente, elle se leva, se retourna gracieusement, lui révélant son corps superbe. Elle regarda au-dessus de lui dans l’espoir d’apercevoir l’oiseau qui roucoulait divinement un chant d’adieu au jour, ou bien lui dédiait-il ses notes claires ? Revivifiée, elle s’étira à la manière d’un chat, les bras tendus derrière la tête, les reins cambrés, offrant sa taille fine et souple, ses seins, son ventre. Le pantalon qui moulait ses cuisses fuselées un peu écartées et ses bottes intensifiaient la sensualité animale qui émanait d’elle.
Fils d’Aigle s’adossa au tronc rugueux. Fermant les yeux, la respiration accélérée, il entrouvrit la bouche, en proie à un v*****t désir, imaginant le plaisir sauvage qu’il éprouverait à prendre par force cette créature de rêve. Après tout, elle était à lui, il avait tous les droits sur elle. Pourtant, non, jamais il n’abuserait d’elle contre sa volonté. De tout temps le viol représentait la pire bassesse pour les Indiens. Et bien que leurs femmes soumises besognent dur du matin au soir, en ce qui concernait cette chose-là, elles étaient reines. À elles, le choix final. Du reste, les hommes eux-mêmes préféraient le plaisir partagé, tellement plus agréable. Le viol était l’affaire de l’homme blanc, même si certains mauvais éléments chez les natifs attirés par cet ignoble exemple commençaient à s’y adonner.
Bien des minutes passèrent pendant lesquelles ses sens exacerbés le tourmentèrent. Et quand il retrouva toute sa maîtrise, il analysa ses sentiments, ne comprenant pas comment il avait pu se laisser aller de la sorte. Chez lui, les jeunes filles valaient en beauté cette femme blanche. L’aversion qu’il entretenait pour cette race le submergea de nouveau, et se remémorant la façon dont Edwina tirait comme une forcenée sur les siens, il la détesta aussi fortement qu’il l’avait désirée. Un regard vers le ruisseau, elle avait disparu, sans bruit.
Le crépuscule déployait son aile violette, assombrissait le paysage, seule l’onde qui coulait dans un doux clapotis ressortait luminescente comme un ruban de soie mauve. Une brise légère agitait les feuilles, l’air était plus frais.
La jeune femme sortit des frondaisons, personne ne fit attention à elle. Sur sa droite, sa mère était à demi allongée entre deux racines, à sa gauche crépitait un feu infernal. De nombreux indigènes assis autour discutaient et buvaient du whisky volé au fort. Un adolescent couché près du foyer, une couverture sur lui, paraissait malade. Cela intrigua Edwina, mais c’était leur affaire et elle s’installa vers Sharon sans plus se soucier d’eux.
–Tu ne l’as pas rencontré ? questionna Sharon étonnée de la voir revenir seule.
–Qui donc ?
–Leur brute de chef, pardi ! Il m’a demandé où tu étais et il est parti te chercher.
–Quelle horreur ! Je m’étais presque toute déshabillée.
–Tu peux être sûre qu’il t’a vue, mais ta tenue incorrecte l’aura dissuadé de s’avancer vers toi. Il est resté caché pour t’espionner.
–C’est affreux, s’écria Edwina en rougissant, il aurait, il aurait pu, enfin tu comprends ce que je veux dire, maman. Ces sauvages doivent bien avoir les mêmes réactions que les hommes de notre race.
–Naturellement, à ceci près qu’ils savent contenir leurs pulsions. Les Indiens ne v*****t pas les femmes ou rarement et encore moins leurs chefs. C’est un acte trop ignominieux pour eux.
–Tiens-tu cela d’histoires colportées aux quatre coins de l’Amérique, pour lesquelles tu te passionnes tant ? interrogea Edwina avec un brin de moquerie.
–Je tiens ça de ton père. Dans nos années de vie commune, il nous est arrivé de converser de divers sujets, vois-tu, or tout ce que je sais sur les Indiens me vient de lui et non pas, comme tu le crois, de ragots de salon.
–Excuse-moi maman, je te connais si mal, fit Edwina gênée.
–Tu ignores tout de moi, murmura tristement Sharon, on a toujours vécu en étrangères, il est vrai que j’en suis grandement responsable. Et je te demande pardon pour mon odieuse conduite de ce midi.
Elle s’était redressée. Edwina pressa sa joue sur son épaule, sentant monter en elle une bouffée de bonheur avec un mélange de regret, il avait fallu cette terrible épreuve pour qu’elles se découvrent l’une et l’autre.
–Ô maman, tout ce temps perdu, cette affection que nous n’avons pas su nous témoigner ! Mais nous allons nous rattraper, affronter l’avenir main dans la main si tu le veux, nous aurons tant besoin l’une de l’autre pour se soutenir.
–Il n’y a rien de bon à attendre de la vie à venir, fit Sharon des sanglots dans la voix. Nous n’aurons aucun droit que celui de nous taire, Fils d’Aigle te l’a dit, et nous serons séparées si cela leur chante.
–Cesse de te faire du mal, maman, nous serons peut-être mieux traitées que tu ne le penses.
Edwina se recula un peu pour inspecter les vestiges de la somptueuse toilette de Sharon.
–Laisse-moi voir tes blessures, dit-elle.
–Je n’ai rien que des égratignures, grâce à ton intervention. Je te remercie.
La jeune femme constata en effet que seules les épaules portaient des écorchures bénignes. Cette robe inadéquate dans les circonstances actuelles, avait eu son utilité, le corset avait joué un rôle protecteur. Elle arracha un bout de jupon en broderie anglaise. Sharon n’émit aucune protestation, les dégâts dans ses atours étant considérables, un peu plus, un peu moins, cela n’avait plus d’importance. Edwina alla tremper le morceau de tissu dans l’eau limpide, puis en effleura avec les plaies de sa mère. Cette dernière ferma les yeux sous ce contact froid qui apaisait les brûlures des coups.
Avec la soudaineté d’une tempête, Fils d’Aigle surgit comme un diable du rideau de verdure, faisant ployer les branches qui lui barraient le passage. Il marqua un temps d’arrêt en découvrant les deux femmes réunies. Edwina capta son regard animé d’une étrange lueur qui la fit frissonner de frayeur à l’idée que cet être sanguinaire l’ait surprise dans son intimité. Et maintenant allait-il la châtier pour son escapade ? Par chance il se désintéressa d’elle et franchit d’un pas preste les quelques mètres le séparant de ses guerriers. À son arrivée, des bouteilles de whisky furent jetées au hasard et les plus récalcitrants à lâcher ce breuvage qu’ils adoraient, s’y contraignirent sur un ordre accompagné d’un geste menaçant. Il se pencha sur le malade, le fit boire tout en parlant avec le jeune garçon qui leur avait porté à manger à la halte méridienne. Peu de temps après, Edwina et Sharon le virent venir à elles. Il leur donna une gourde et comme la fois précédente de la viande séchée, des biscuits agrémentés d’une poignée de fruits confits. Chassant de son esprit la ronde incessante de ses pensées, Edwina se cala dans les racines, et, se décontractant autant qu’il lui était possible dans de telles conditions, dégusta ces mets frugaux avec appétit.
Petit à petit, Sharon se remettait ; elle goûtait à tout de bon cœur. Cependant, un léger inconvénient troubla leur repas, la température avait nettement chuté avec la tombée de la nuit, elles avaient froid. Le feu n’étant pas pour elles, elles se rapprochèrent afin de partager la tiédeur de leurs corps.
Les étoiles s’allumaient, minuscules diamants vacillants sur le fond de velours sombre. Une lune laiteuse montait au firmament barrant l’onde noire d’un trait argenté.
Les Peaux-Rouges s’enroulaient dans des couvertures. Fils d’Aigle portait une tunique en daim aux franges très longues. Edwina le vit s’entretenir avec son frère Thitpan. « C’est étonnant comme ils se ressemblent, on dirait presque des jumeaux » pensa-t-elle. Et ce n’était pas qu’au physique, elle l’apprendrait à ses dépens. Une grande majorité s’occupait à peigner leurs scalps en riant bruyamment. Certains dansaient même la danse du scalp en tournant autour d’un rocher où les trophées avaient été déposés. Ils chantaient et poussaient par intermittence une sorte de cri de guerre. D’autres bouchonnaient les chevaux ou dessinaient sur eux des signes incompréhensibles.
–Que dis-tu de cela ? s’enquit Sharon en voyant Edwina faire une grimace de dégoût.
–C’est répugnant.
–Tu n’es pas au bout, tu en verras d’autres. En attendant, les cheveux de tes sœurs et de ton père en leur possession me causent une peine si grande que les larmes me viennent aux yeux malgré moi.
–Tu n’es pas la seule, maman, mais on ne peut pas y remédier.
Edwina regarda ailleurs en avalant un abricot avec gourmandise, comme si elle cherchait à se venger sur la nourriture.
Deux couvertures rouge vif envoyées par Thitpan atterrirent à leurs pieds. Elles sursautèrent. Sa venue silencieuse avait été insoupçonnable. Il saisit le bras d’Edwina et lui intima en anglais :
–Venir.
–Mon Dieu, s’affola Sharon.
Edwina partit au côté de Thitpan sans regimber, se questionnant toutefois sur ce qu’on lui voulait.
Une cinquantaine de guerriers formaient le cercle où se tenait Fils d’Aigle. Au centre le feu ronflait. Ses lueurs orangées jouaient sur leurs visages, faisaient briller leurs prunelles. Ils mangeaient ou fumaient des pipes d’où la fumée odorante s’élevait en volutes bleues. Thitpan précéda Edwina. Deux sauvages s’écartèrent, ils entrèrent dans le cercle. Il la conduisit devant son frère et, la plantant là, il retourna se placer à la gauche de celui-ci. Les regards de tous ces hommes braqués sur elle la mettaient mal à l’aise ; elle ne savait quelle contenance adopter. Fils d’Aigle assis était moins intimidant, en outre, il la jaugeait impitoyablement. Combien de temps allait-il la laisser sur le gril ? Une impérieuse mais impossible envie de fuir s’insinuait en elle. S’armant de patience, elle inclina la tête, écoutant son cœur battre si fort que ce bruit l’emplissait toute. Il rompit enfin le silence.