–Serpent Noir est un jeune guerrier arapaho, dit-il de sa voix autoritaire aux inflexions gutturales en indiquant le garçon étendu. Il m’a suivi avec ses frères pour venger mon peuple. C’était son premier combat contre les Blancs, il s’est battu courageusement, mais ton fusil l’a blessé juste avant qu’on ne te trouve. Soigne-le !
Tout doux, Edwina récupérait son aplomb et par la même occasion, une idée naquit.
–Je le soignerai à une condition, fit-elle insolemment.
Les yeux plissés comme ceux d’un chat, Fils d’Aigle enchaîna sur un ton qui présageait des ennuis pour la jeune femme.
–À une condition ? Quelle audace ! Tu oublies encore ce que tu es, et ce qui t’est arrivé dans le temps où le soleil termine sa course ne t’a pas suffi apparemment. Mais parle, que désires-tu ?
–J’en ai assez de voir les scalps de mes sœurs et de mon père. Brûle-les et je soigne Serpent Noir.
Médusé, il poursuivit :
–Je t’accorde ceux de tes sœurs, les chevelures des femmes n’ont qu’une valeur décorative, mais je ne me débarrasserai pas du scalp de ton père, mon grand ennemi vaincu, tu te moques de moi. À présent, il suffit, soigne ce jeune homme et tiens ta langue.
–Non, je n’en ferai rien, qu’il meure, cela m’est égal, puisque tu ne me concèdes pas en totalité ce que je veux. Aussi, pourquoi as-tu donné l’ordre de tuer mes sœurs ? Elles étaient bien innocentes les malheureuses. L’une d’elles n’était qu’une enfant. Quel fait glorieux !
–Elles ont été sacrifiées pour venger deux jeunes filles de notre village tuées par la main des Blancs, ainsi leurs esprits feront peut-être revivre les nôtres. Et puis cesse d’être insolente. J’aime le courage, pas l’insolence. Je t’ai demandé quelque chose, dépêche-toi de t’y mettre ou tu vas le regretter.
–Non, je ne le soignerai pas, s’entêta-t-elle dangereusement, étouffant de haine. C’est un criminel lui aussi, comme toi, comme tous les tiens. Et ce que tu viens de dire est faux, vos croyances sont idiotes. A-t-on déjà vu les morts revivre !
Cette fois, Edwina dépassait la mesure. Fils d’Aigle se dressa d’un bond comme mû par un ressort, et sauta près d’elle. Plus que jamais la comparaison d’un fauve prêt à dévorer sa proie lui convenait. L’incandescence du foyer accrochant des reflets roux à ses mèches brunes, ajoutait à cette ressemblance. Elle recula devant sa haute stature, sa carrure de colosse, mais l’ardeur du feu la stoppa, les branchages qui craquaient en projetant des étincelles risquaient d’incendier ses cheveux. Acculée, tournant la tête en tous sens dans l’espérance d’entrevoir une échappatoire, sa situation critique s’avérait sans issue. Le rempart des hommes était infranchissable. Il fallait bien faire face. Risible. Que représentaient ses faibles forces de femme par rapport à cette forteresse de muscles ? Durant quelques secondes ils s’affrontèrent, leurs regards brûlant d’une rage réciproque.
Tout proche d’elle, il hurla, hors de lui :
–Obéis, fille de chien !
L’insulte visant son père la fustigea mieux qu’un coup de fouet.
En furie, elle se jeta sur lui la main levée pour le gifler. Prévoyant la riposte de la rebelle vexée par l’offense, il esquiva l’attaque en refermant sa main sur le frêle poignet, le tordant cruellement jusqu’à ce qu’elle tombât à genoux. Les doigts comme des serres écrasaient son poignet. S’aidant de son autre main, elle essayait inutilement de se dégager, levant, finalement domptée, un visage mouillé de larmes. Il desserra sa poigne. Elle massa son poignet meurtri se croyant à l’abri de sa colère. C’était le méconnaître, le châtiment était à venir. Selon la justice établie par son père, appliquée encore plus rigoureusement par lui, tout manquement aux lois qui régissaient son peuple, tout acte répréhensible, toute désobéissance, méritait sanction.
Un sourire mauvais étira ses lèves sur des dents de loup.
–Garde tes larmes pour l’épreuve qui t’attend, femme, garde tes larmes pour me supplier de te laisser tranquille. Tu es un cheval sauvage, il faut te dresser pour te rendre docile.
–Te supplier ? Plutôt mourir. Je supplie pour les autres, comme pour ma mère aujourd’hui, mais pour moi, jamais.
–Paix, femme stupide, ta bouche profère des bêtises. Tu viens de crier et de pleurer pour une petite souffrance…
Il s’interrompit, pris d’une idée subite. La fixant méchamment, il déclara :
–Je relève ton défi. Tu préfères mourir ? Eh bien demain tu courras sous le soleil. Si tu tiens longtemps sans te plaindre ou implorer, tu continueras le reste du voyage à cheval et tu obtiendras même davantage. Dans le cas contraire, je t’abandonnerai sans eau sur le bord de la piste où la mort t’attendra comme tu le désires. Es-tu d’accord ?
–Oui, répondit-elle la voix éteinte.
–Tu as la nuit pour te préparer et reprendre des forces. Maintenant, soigne Serpent Noir et vite.
Edwina se mit debout, mortifiée. Ce tempérament entier, immodéré, dorénavant il faudrait le museler. Elle n’était plus à Casper à régenter toute la maisonnée à sa guise, à commander les domestiques qui devaient la bénir. Elle circulait comme une tornade, n’en faisant qu’à sa tête, imposant ses vues à son entourage sans quérir leurs avis. Que deux personnes étaient parvenues à l’apprivoiser : Sally, sa gouvernante lorsqu’elle était enfant, puis récemment, Alvin, son époux. Mais celui-ci, souvent absent, retenu par sa vie de militaire, partageait le meilleur de son caractère à chacune de ses permissions. Cette intransigeance, elle l’avait héritée de son père et elle perçut à quel point elle devait être empoisonnante pour ceux qui l’aimaient. Mais à compter de ce jour, elle avait trouvé son maître dans le plein sens du mot, un maître décidé à la faire ramper. Elle s’accroupit donc auprès de Serpent Noir, se forçant à ne plus penser, remettant à plus tard l’examen de ses découvertes sur elle-même et de sa conduite à tenir pour le futur.
Les paupières mi-closes, l’adolescent la contemplait pendant qu’elle sondait sa blessure pour en mesurer la gravité. La balle avait pénétré profondément dans son bras droit près de l’épaule. Il fallait l’extraire de toute urgence, cela n’avait que trop tardé. Près de lui, il y avait une outre pleine d’eau et une bouteille de whisky juste entamée dont elle se servirait pour les soins. Par contre, elle n’avait pas de tissu. Comment faire ? La solution qui lui apparut tout à coup ne plairait sûrement pas à Sharon. Tant pis.
Elle se releva et s’adressa à Fils d’Aigle réinstallé entre Thitpan et Cuyloga.
–J’ai besoin de tissu, je dois retourner auprès de ma mère.
Il acquiesça sans poser de question ayant compris ce qu’elle allait faire.
–Tacka In’ Yanka ! appela-t-il.
Le gaillard qui se dressa devant elle lui emboîta le pas. Edwina trouva Sharon enveloppée frileusement dans sa couverture. Celle-ci l’accueillit par un sermon :
–J’ai tout entendu d’ici, Edwina, qu’est-ce qui t’as pris de braver cet oiseau de malheur ? Non contente de nous embarquer dans cette mésaventure, tu t’y enferres un peu plus. Quand apprendras-tu à refréner ta nature débridée. Tu es incorrigible.
–C’est mon problème maman, ne t’occupe pas de cela. Ultérieurement nous en reparlerons, si tu y tiens, pour le quart d’heure, je dois soigner l’un des leurs, aussi, excuse-moi, mais il me faut de la charpie et je n’ai pas d’autre choix que d’emprunter tes dessous.
–Ah non ! s’emporta Sharon, qu’il crève, qu’ils crèvent tous !
–Maman ! se récria la jeune femme, tu as de la chance qu’il ne comprenne pas.
Quoique Tacka In’ Yanka fixait Sharon en fronçant les sourcils pendant qu’Edwina déchirait les beaux jupons brodés en souriant à sa mère pour tempérer sa mauvaise humeur.
Aux abords du cercle des guerriers, afin qu’il ne se méprît pas sur ses intentions, Edwina fournit des explications par gestes à son gardien. Un couteau lui était nécessaire. Amusé par ses mimiques, il ne se fit pas prier et s’exécuta de bonne grâce. Pourtant s’improviser chirurgien ne la réjouissait aucunement, car elle avait beau les haïr, elle n’aimait pas faire du mal. Or elle allait plus supplicier ce jeune homme que le soulager. Les nuits précédentes, elle avait pratiqué sur les soldats à qui elle avait administré des calmants, ce qui était bien différent. Pour lui, rien n’atténuerait la douleur.
Au chevet de Serpent Noir, elle tourna le dos au feu. Il éclairait suffisamment et la chaleur était plus tenable. En face, Fils d’Aigle, Thitpan, Cuyloga et les autres suivaient chacun de ses gestes. Elle aurait voulu disparaître à dix pieds sous terre, mais au lieu de cela, elle devait assumer soigneusement son travail avec des moyens rudimentaires. Elle commença par imbiber d’eau un bout d’étoffe qu’elle lui passa sur le visage avant de lui soulever la tête pour qu’il bût une bonne rasade d’alcool. Une grande douceur se lisait dans ses prunelles de jais. Il sourit. Un climat de confiance s’établit entre eux, cependant, elle allait tant le faire souffrir qu’elle en avait la nausée. Elle désinfecta la lame du couteau dans les flammes jusqu’à ce que l’acier rougisse, puis en attendant le complet refroidissement, elle appliqua une compresse d’eau fraîche sur son front. Interdite devant le fait qu’il ait tenu à cheval toute la journée sous le soleil de plomb, elle s’exclama :
–Comment a-t-il pu résister ?
Derechef, Fils d’Aigle méprisant, répondit :
–Dès notre enfance, nos pères entraînent nos corps à la souffrance sans montrer ce que l’on ressent. Il en va de même pour les souffrances morales. Les Blancs, eux, font démonstration de toutes leurs émotions. Ils n’ont pas de dignité.
Les yeux de jade qui s’étaient levés sur lui, se baissèrent sur Serpent Noir. Que faisait-on subir aux petits garçons pour, qu’une fois adultes, ils supportent la douleur sans un battement de cils ? « Quelle dureté », songea Edwina. Constatant que la lame du couteau était tiède en la portant à sa joue, elle coupa le garrot noué au-dessus de la blessure, disposa du linge pour éponger le sang, affleura les contours de la plaie avec l’objet du supplice. Elle hésitait. Serpent Noir posa fermement sa main sur l’épaule de la jeune femme. Elle reçut le message ; il était prêt et l’encourageait. Désolée de cette boucherie, transpirant autant que lui, elle plongea la pointe effilée en remuant doucement. Le projectile bougea. Une, deux, trois fois, elle recommença. Le sang affluait, il ne bronchait pas. Son corps se raidissait, il grinçait des dents, rien de plus. De tout son cœur, elle souhaitait qu’il s’en sorte, que la plaie ne s’envenime pas dans les jours suivants.
Les méchantes paroles qu’elle avait eues envers lui, elle les regrettait. Ce jeune Indien était le seul qui avait l’air humain. Pénétrant une suprême fois la lame dans la blessure, elle parvint à extirper la longue balle brillante, bleutée, qui lui avait donné du fil à retordre. Elle la jeta au loin. Ensuite, elle versa du whisky sur l’orifice sanglant, rapprocha les chairs, pressa un morceau d’étoffe dessus pour contenir l’hémorragie et banda son bras serré. Elle le fit boire un peu d’eau et rafraîchit encore son visage. Voilà, sa besogne était terminée. Mais comme elle se levait pour s’en aller, le garçon se saisit de sa main :
–Merci, fit-il très bas, en anglais.
Émue par ce mot de gratitude exprimé dans sa langue maternelle, coite face à tant d’endurance, Edwina caressa sa joue en souriant, puis le quitta.
Balayant le cercle des braves d’un regard fugace, Edwina reconnut parmi eux le meurtrier de Suzy. Si dans le nombre elle l’avait perdu de vue au cours de la journée, la laideur de ses traits resterait, elle, à jamais gravée dans sa mémoire. De sa ceinture, il retira le scalp de la fillette ; Thitpan l’imita avec les cheveux de Leslie.
Edwina se campa face à Fils d’Aigle.
–Ce que tu as fait à ce jeune guerrier est bien, dit-il apparemment calmé. Les mains d’une femme sont douces à celui qui souffre. Je tiens ma parole.
Il tendit le bras. Les deux sauvages balancèrent leurs trophées dans le feu. Une désagréable odeur de corne s’éleva.
–Maintenant, va dormir, reprit-il sévèrement. Fais-toi des forces neuves. Quand le soleil montera dans le ciel, ce sera à toi de prouver ton courage.
La jeune femme n’en revenait pas. Elle s’était persuadée qu’après s’être occupée du blessé, elle bénéficierait d’une certaine indulgence, ses compliments l’avaient convaincue en ce sens. Grossière erreur. Elle ne couperait pas à l’épreuve.
Lasse, dépitée, elle rendit son couteau à Takca In’ Yanka qui l’escorta.
De retour près de Sharon, il s’assit en tailleur au pied d’un rocher, non loin des femmes, plaça son fusil en travers de ses cuisses, mit une couverture sur ses épaules et se figea. Il ne dormirait que d’un œil, les surveillant à leur insu.
Edwina s’emmitoufla à son tour dans le lainage imprégné d’une forte odeur équine incommodante, mais elle n’en était pas consciente, des pensées noires l’accaparaient, une angoisse sourde s’infiltrait sournoisement en elle.
Sa mère, assoupie, refit surface. Elle chuchota :
–J’ai peur ma chérie, si peur de cette terrible épreuve à laquelle Fils d’Aigle veut te soumettre, il est si cruel. Que tu sois une femme ne le fléchira pas…
Elle marqua une pause. Ne voulant rien dévoiler de ses hantises, Edwina se forçait au calme.
–Alors ? fit-elle.
–Alors, continua Sharon, ce n’est pas son père. Œil d’Aigle était plus mesuré dans ses jugements. Au reste, Marck entretenait de meilleures relations encore avec lui qu’avec son fils, ce misérable qui ne songe qu’à te faire payer au centuple ta bravade.
–Et que me suggères-tu ?
–Demain, avant de partir, demande-lui humblement pardon à genoux. Il t’excusera peut-être. C’est ta seule chance, sinon…
Edwina se redressa.
–Je suppose que tu plaisantes, maman, lâcha-t-elle pleine de morgue. Je demeurerai fidèle aux règles que père m’a inculquées et qui dictent ma conduite : rester digne dans les événements fâcheux, ne plier devant personne, refuser toute servitude, garder le sens de l’honneur. Devrais-je en mourir, j’irai jusqu’au bout, tu entends ? Père ne s’est pas dérobé, il s’est battu avec Fils d’Aigle, or devant sa jeunesse, sa force, il aurait pu baisser les bras. Eh bien non, il a défendu chèrement sa vie. À ma façon, je me battrai également. Je veux que de là-haut il soit fier de moi et ce sauvage saura de qui je suis la fille. Évidemment, toi, tu t’abaisserais à lui demander pardon, parce que la répression qui peut résulter d’un accès de rébellion t’effraie. Tu plies, moi pas, c’est ce qui nous différencie tant toi et moi. En fait, à part nos yeux, nous n’avons rien en commun. Bonne nuit, maman.
Edwina tourna le dos à sa mère abasourdie. Une telle détermination ! Quel garçon manqué ! Et ces vérités sur sa couardise qui lui fendaient le cœur. Sa fille était redevenue une étrangère. Se réfugiant dans sa solitude, Sharon pleura tout bas.
En dépit de sa fougue et de son apparente impavidité, le sommeil fuyait la jeune femme. Une appréhension incommensurable oppressait sa poitrine mieux qu’une tenaille.
Le feu qu’on laissait s’éteindre rougeoyait doucement sur les formes allongées, disséminées de toutes parts. Les silhouettes imprécises des veilleurs montant la garde les apparentaient à des fantômes. Toute activité cessée, un silence épais régnait, déchiré parfois par le hurlement d’un loup dans le lointain, ou, plus proche, le remuement des chevaux.
Edwina changea de position. Couchée sur le dos, les yeux dans les étoiles, elle spéculait sur ses capacités d’endurance à la souffrance. Comment se sortirait-elle de l’épreuve ? Elle était forte, son corps aguerri par les exercices physiques ne craignait pas l’effort, mais demain il lui serait imposé bien plus que cela. Fils d’Aigle la persécuterait sans pitié. Fièrement, quoi qu’il lui en coûtât, elle prit la ferme résolution de ne pas gémir, ne pas pleurer, non par peur de mourir de soif abandonnée sur le bas-côté de la piste à la merci des bêtes sauvages, mais parce que, et c’était une certitude, jamais elle ne s’humilierait à supplier cet être primitif. Ses paupières clignotèrent plus souvent, puis aspirée dans l’abîme d’un lourd sommeil dépourvu de rêves, elle sombra dans l’oubli. Ce monde affreux de tueries, de cruautés, au sein duquel sa vie avait basculé, devint néant. Un néant où rien ne pouvait plus l’atteindre.