Hérodote-1

2032 Words
Hérodote Je me souviens qu’il faisait chaud et que je pressais de mes pattes antérieures les tétines de ma mère pour faire monter le lait. Je pouvais déjà ouvrir les yeux et je devais donc avoir plus de dix ou douze jours, sans doute un peu plus, puisque j’ai des souvenirs de cette journée. Une forte odeur désagréable m’agressait le nez ; elle montait par-dessus celle appétissante du lait de ma mère. Je n’appris que bien plus tard que j’étais né dans un quartier populaire de la ville et que cette odeur agressive était celle de l’urine dont celui qui m’hébergeait se servait pour tanner ses peaux. De temps à autre, il m’est arrivé d’ajouter à l’odeur fade de l’urine des hommes la mienne, plus odorante, pour bien montrer que j’habitais dans cet endroit. Je tétais donc avec entrain quand une porte s’ouvrit et je sentis ma mère se raidir, mais je n’en eus cure et continuait ma succion. Des voix se firent entendre, une faible et enrouée que je qualifierai aujourd’hui d’obséquieuse et une autre, retenue, mais forte et basse, à tel point agréable, que je sentis les muscles de ma mère se détendre, et entendis sa gorge émettre un ronronnement bienveillant. Je l’imitais. Une main énorme enserra ma tête avec douceur et mon ronronnement se fit plus fort, sans que je n’en sache la raison ; un instant passa ainsi, puis la voix forte dit : — Lorsqu’il sera sevré, je veux celui-là, tu me l’amèneras et je te donnerai cinq pièces d’argent pour ta peine. L’autre voix, pleine de miel, répondit : — Cela sera fait maître Hérodote. Je te l’apporterai moi-même dans deux lunes. C’est ainsi que débuta ma première vie. Les jours qui suivirent furent ceux d’un chaton qui partage les jeux de ses frères et apprend à se battre, quand il faut sortir et rentrer ses griffes, et prendre les coups de patte de sa mère qui lui apprend où sont les limites de la bienséance. Je crois que je fus bien élevé par une mère attentive, et bien traité par le propriétaire de la tannerie, même si je le soupçonne d’avoir eu des attentions pour moi plus en raison des cinq pièces d’argent que par affection réelle pour ma petite personne. Mais en règle générale, nous autres chats étions bien traités à cette période en Égypte, car Bast, notre déesse tutélaire était très respectée de ses sujets. Je dis bien Bast et non Bastet, car le nom de la fille de Ré est Bast et c’est à cause d’une erreur de traduction, due au hiéroglyphe de prononciation ajouté après le nom, que les hommes d’aujourd’hui l’ont appelé Bastet. Mais peu importe, Petit Bout, je reprends mon récit. Mes frères et moi courrions dans la poussière, mais sans jamais nous approcher trop près des grands bassins puants entre lesquels passaient de nombreux humains à la peau brunie et luisante de sueur. Quelques-uns tentaient sur nous une caresse rapide, mais nous commencions à savoir reconnaître les auras que laissent transparaître les hommes, et c’est nous qui sélectionnions les mains autorisées à nous toucher. C’est ainsi ; nous les chats, et quelques autres espèces voyons les sentiments des humains. En cela, nous sommes très différents des chiens qui sont d’une très grande bêtise en imaginant que tous les hommes sont bons, mais il ne faut pas leur en vouloir : à trop fréquenter les humains, ils ont perdu ce sens quel seul leurs ancêtres les loups ont su conserver. Petit Bout m’interrompit pour me demander ce qu’était un loup et je dus le sermonner et le menacer de cesser mon histoire s’il m’interrompait à chaque fois qu’il ne comprenait pas un mot. Il me fit la promesse de ne plus le faire, aussi je repris mon récit en avançant de quelques jours dans le temps. Nous courrions donc dans la poussière, préoccupés par nos jeux quand j’entendis la voix qui m’avait fait si grande impression lorsque je tétais ma mère deux lunes plus tôt dans la soupente qui nous servait d’abri. J’arrêtais net la poursuite de ma sœur, la seule qui n’était pas partie, pour me diriger avec précaution vers celui qui appelait le tanneur. Il se tenait seul au milieu de la cour en criant de sa voix forte le nom de celui qui nous apportait notre nourriture. Arrivé près de ses sandales, je levais la tête et le saluai de mon plus aimable miaulement. Il était immense et d’une couleur plus claire que les hommes que j’avais l’habitude de voir s’affairer dans la tannerie. Son aura n’était pas aimable et je me demandais pour quelle raison ; et sans trop savoir pourquoi, je fus déçu de son accueil. Je lançais un nouveau miaulement de toute la force de mes poumons rachitiques. Hérodote sembla enfin m’entendre et baissa la tête ; un large sourire éclaira son visage et ses yeux d’un bleu pur s’illuminèrent ; je vis les teintes de ses émotions changer : la bienveillance fit place à l’irritation et il se baissa vers moi en tendant les mains, les paumes tournées vers le ciel. Une sorte de bonheur m’envahit et je posais ma tête au creux de ces mains énormes qui auraient pu me broyer sans difficulté. La voix si forte un instant plus tôt se fit douce pour me parler. — Bonjour petit chat, ainsi tu te souviens de moi. Tu sais, ce n’est pas après toi que je criais, mais après celui qui devait t’amener dans ma maison et qui a oublié de le faire. Je miaulais pour lui signifier que je ne lui en voulais pas et il le comprit, car d’un doigt précautionneux, il me gratta derrière l’oreille. Ma sœur s’approcha de nous, s’assit dans la poussière et lui dit bonjour. — Toi aussi tu veux venir avec moi ? Elle lui dit oui, et encore une fois l’Homme comprit. — Eh bien d’accord, je t’emmène aussi. Hérodote se releva et héla un ouvrier qui passait, chargé d’un lourd tonnelet qui exhalait une âcre senteur d’urine. — Où est ton maître, l’homme ? — Je ne sais pas. — Bien, tu lui diras que moi, Hérodote, je suis venu prendre ce qu’il avait promis de m’amener, et que pour me dédommager de son manque de parole, j’amène ce deuxième chaton. Ma parole étant celle d’un juste, qu’il vienne chercher là où je loge, ce que je lui dois, et cela, dans les deux jours qui viennent. L’homme qui portait le tonnelet puant haussa les épaules, signifiant sans doute par là qu’il ne comprenait pas de quoi l’homme lui parlait ou qu’il s’en fichait ; il répondit qu’il ferait la commission et tourna les talons pour s’en retourner à son occupation sans plus se préoccuper de notre présence. Hérodote ouvrit la grande besace de toile qu’il portait au côté, me prit sous le ventre avec précaution et m’installa confortablement. Un instant plus tard, ma sœur vint me rejoindre. Ce jour, nous quittâmes la tannerie et notre mère pour rejoindre la demeure d’un grand homme. Durant le trajet qui dura longtemps, j’eus une pensée pour ma mère qui une fois de plus allait se retrouver seule dans son appentis. Pour l’avoir vu faire lorsque mes frères étaient partis, je savais que durant quelques jours, elle nous chercherait dans toute la maison en nous appelant, elle le ferait jusqu’à ce qu’elle ait compris que nous étions partis nous aussi et qu’elle ne nous reverrait plus. Alors, elle se ferait à cette idée et penserait à sa maternité suivante pour se consoler. C’est le lot de toutes les mères chattes de perdre leurs petits un jour, mais comme pour toutes les mères de toutes les espèces, ce jour vient chaque fois trop tôt. Bercé par les mouvements de la marche de notre hôte et fatigué par toutes ces émotions, je finis par m’endormir, une patte sur le cou de ma sœur, qui elle, somnolait déjà. Je me réveillais sur une longue table encombrée de papyrus. Hérodote avait posé sa tête sur ses bras croisés entre deux rouleaux de manuscrits et me regardait. Avant que Petit Bout ne me pose la question, je lui expliquais ce qu’étaient des manuscrits ainsi que cette manie qu’ont les hommes de noircir du papier pour laisser des traces de leur vie à leurs descendants, puis repris mon récit ou je l’avais arrêté. Les yeux rieurs d’Hérodote étaient emplis de tendresse ; ça, je m’en souviens très bien, ainsi que leur couleur : la même que celle d’un ciel d’été lumineux. Il portait une courte barbe sombre et les cheveux courts et bouclés. Son visage était agréable à regarder, même pour un chat, car il en émanait une grande sérénité. D’un doigt, il me chatouilla le ventre et s’adressa à moi seul, car ma sœur dormait encore. — Comment vais-je donc vous appeler, les chats ? Je voulus lui expliquer que ma mère m’avait déjà donné un nom à ma naissance et le lui dit, mais il ne sembla pas comprendre. — Myéou ? Mais mon pauvre ami, tous les chats se nomment ainsi en Égypte, puisque c’est le mot qui vous désigne. Non, je dois te trouver un nom qui te ressemble. Ta sœur, en Grèce je pourrai l’appeler Bast, mais ici, je crains que ce soit un nom trop lourd à porter pour elle. Non, cherchons veux-tu ? Elle, sa robe est couleur d’ambre, nous la nommerons donc Electre puisque ce mot désignait le feu dans ma langue, mais cela est fort lointain. Revenons-en à toi, je pourrais te nommer Oreste puisque tu es le frère d’Electre, mais ce serait faire preuve d’un manque certain d’originalité ; voyons voir, tu es intelligent, cela se voit au premier coup d’œil ; tu es malin aussi et à cause de moi, tu vas voyager et devenir un compagnon d’aventures. Que dirais-tu de Jason ? Il répéta plusieurs fois ce mot et je lui répondis que le son en était agréable. Il parut satisfait et tout en me gratouillant le ventre il le répéta encore et encore. Jason, Jason, Jason… Bien, me dis-je pour Hérodote, je me nommerai donc Jason. Bien plus tard, lors d’un de nos nombreux voyages, Hérodote me narra l’histoire de ce héros qui dut batailler ferme pour récupérer une vieille peau de mouton qui soi-disant valait de l’or. Encore une idée d’homme : se battre pour une peau ne contenant pas de viande ; mais pour l’heure, en tant que chaton, seul le plaisir que semblait éprouver cet homme à prononcer ce mot me préoccupait. Je lui fis donc savoir que j’étais d’accord en ronronnant, puis me levais pour explorer la table et ne tardais pas à m’apercevoir de l’intérêt qu’il y avait à jouer avec des rouleaux de papyrus. Je découvris qu’en se plaçant judicieusement et en poussant sur le cylindre sur lequel le papier était enroulé, si on le lâchait, il revenait tout seul en place. Je le fis jusqu'à ce qu’un retour plus v*****t que les autres ne me percute et me laisse étourdi, ce qui fit beaucoup rire Hérodote et me vexa. — Il semblerait que tu aimes la lecture, Jason. Bien, je te nomme donc mon secrétaire et tu seras chargé de la surveillance des manuscrits : aucun rongeur ne doit s’en approcher, tu es d’accord ? Je vois qu’Electre est réveillée, je vais donc en profiter pour me présenter à vous. Toujours dans la même position, les bras croisés sur la grande table, il sembla réfléchir puis avec un sérieux auquel il ne m’avait pas habitué, il nous parla de sa voix grave. -Comme vous le savez déjà, je me nomme Hérodote et je suis né il y a vingt-cinq ans dans la ville d’Halicamasse qui se trouve sur le territoire des Cariens, à l’est des pays des Grecs. J’imagine que cela n’évoque rien à vos oreilles de chats, mais comment pourrais-je vous expliquer la géographie ? Bref, je suis venu dans votre pays pour étudier les guerres médiques et écrire un ouvrage que j’ai nommé « Enquête » et dont le livre II est consacré à l’Égypte. Voyez-vous, petits chats, je me suis mis en tête d’expliquer à mes contemporains les raisons des guerres médiques et accessoirement laisser à mes descendants, pour chaque contrée, la description des mœurs de notre époque. C’est la raison pour laquelle je voyage de pays en pays en étudiant les coutumes des peuples pour les coucher sur ces rouleaux qui amusent tant Jason. J’ai choisi votre pays, car ses habitants sont les descendants d’une civilisation millénaire, créatrice d’un nombre incalculable de merveilles, capables d’ériger des monuments grandioses, mais aujourd’hui sur son déclin, et je pense qu’il en va ainsi de toutes nos civilisations. Demain ce sera sans doute nous les Grecs qui dominerons le monde, puis après-demain un autre peuple nous remplacera et ainsi de suite jusqu'à ce que Zeus décide que cela a assez duré et lassé des bêtises humaines, arrête son jeu. Ainsi, en écrivant mes histoires, ceux qui viendront après moi pourront constater que ma vision du monde est juste. Tenez, écoutez donc ce que j’ai écrit sur votre pays. Hérodote s’empara du rouleau avec lequel j’avais joué et nous fit notre première lecture qui fut suivie de bien d’autres durant la vie que je passais en sa compagnie. De sa belle voix, il nous caressa de ces mots :
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD