2

2756 Words
2 Un matin, mon père nous réveille en toquant à notre porte. D’un ton doux, il nous demande de nous lever et ouvre lui-même les volets de l’unique fenêtre. Je m’agite sous ma couette, m’enfonçant un peu plus dans le matelas. Je ne veux pas me lever. Pas le choix, Papa ôte la couverture et, dans les minutes qui suivent, me voilà penchée sur un bol de lait et une tartine beurrée. Peu après, je me retrouve dans les bras de ma mère, sentant sur mon front un b****r rassurant. Puis, sans que j’en comprenne la raison, je monte sur le dos d’un cheval qu’on a sellé pour moi. Mes doigts tremblent en empoignant les rênes. Tatie Sarah est revenue pendant la nuit. Elle a été accueillie par mes parents et ceux de Basile qui l’ont hébergée jusqu’au matin. Mon père a réclamé sa présence via la radio que nous possédions au sous-sol. Sarah est une femme de petite taille, aux épaules larges et au regard franc. Ses cheveux blonds sont coupés très courts et son visage aux traits marqués dégage quelque chose qui inspire la confiance. Ses deux yeux bruns vous transpercent de part en part et ses lèvres ne s’ouvrent jamais sur des futilités. Entre ses sourcils épais, son étoile porte cinq branches. Le second tatouage qui orne son front ressemble à un escalier terminé d’une pointe de flèche, comme une drôle de vipère au corps anguleux. Sans détour, elle nous annonce que nous quittons le Village. Basile et moi devons à présent endosser nos responsabilités d’adultes et recevoir notre première marque. Mon père, ma tante, Basile, sa mère et moi nous retrouvons bientôt sur un sentier qui s’éloigne du Village. Les trois adultes qui nous accompagnent arrivent au bout d’un cycle de cinq ans et doivent également passer leurs tests. Ce n’est pas ma première excursion à cheval. Mes parents m’ont appris à tenir sur une selle dès mon plus jeune âge. C’est le seul moyen de transport rapide que je connais. Nous nous dirigeons vers l’extérieur – le véritable extérieur. Le poitrail de nos cinq chevaux peine à plier les broussailles qui débordent sur le chemin. Celui de ma tante paraît plus habitué à cet exercice et a pris la tête d’une courte file indienne. Je me cramponne à l’épaisse crinière noire devant moi. Les sabots claquent sur les graviers et les puissants muscles de ma monture me ballottent durement de tous les côtés. L’angoisse me prive d’un bon équilibre, et ma tenue en selle laisse à désirer. Les trois adultes respectent notre silence et ne nous brusquent pas. Basile, sur son petit cheval bai, adresse de temps à autre à sa mère un regard peureux et chargé de questions qu’il n’ose pas formuler à voix haute. Quelques heures plus tard, nous faisons une halte pour prendre le premier repas de la journée. Nous mettons pied à terre dans une clairière ombragée par une ronde d’ifs et de chênes. Nous ôtons les mors de la bouche des chevaux et nous desserrons les sangles. Sarah me tend un flacon contenant un liquide transparent qui sent fort l’alcool. « Antimoustique, dit-elle d’un ton ferme. Je sais que c’est une expérience perturbante que vous vivez, mais il ne faut jamais oublier les bases. » J’acquiesce et badigeonne ma peau. Sans doute a-t-elle déniché cette bouteille au détour d’une de ses escapades dans le monde extérieur… On m’a toujours dépeint ma tante comme une véritable exploratrice, qui sillonne la plupart des villes accessibles à cheval et nous rapporte des denrées uniques qu’on ne trouve pas au Village. Je rentre mon bas de pantalon dans mes chaussettes pour éviter que les moustiques et autres insectes ne s’y infiltrent. Les chevaux gardent leur selle sur le dos et sont attachés aux branches mortes d’un hêtre abattu. Papa et Anna ont étalé une grande nappe déchirée sur l’herbe constellée de rosée. Des colchiques pointent le bout de leurs pétales dans notre direction. Nous nous installons autour de boîtes de conserve. Ma tante jette sur son épaule un sac de toile sombre qu’elle a décroché du flanc de son cheval et nous rejoint. Elle laisse tomber son fardeau juste entre mon père et moi. J’avale un quartier d’orange et promène une main curieuse vers l’ouverture du sac. Je frémis en tombant sur le canon scié d’un fusil de chasse. Je refoule une exclamation de surprise et retire ma main de la grosse besace. Sarah a un petit rire, mais ne fait aucun commentaire. Elle élargit l’ouverture du sac et je constate qu’il contient une demi-douzaine d’armes à feu de tailles différentes, délicatement enroulées dans de vieux draps pour éviter qu’elles ne s’entrechoquent. — C’était vraiment nécessaire de déballer ces armes, Sarah ? demande Anna. On n’est pas dans une zone de danger. Je préférerais garder ça le plus loin possible des jeunes. — Ah, Anna ! rétorque ma tante sans cacher sa lassitude. Je sais que tu es quelqu’un de maternant et débonnaire, mais ne pousse pas la naïveté aussi loin. Tu ne sais jamais ce qui est une zone de danger et ce qui ne l’est pas. Le souci avec les gens comme vous, qui passez vos vies dans des cocons en dehors des réalités, c’est que vous sous-estimez toujours les petits dangers. Résultat ? Vous vous étonnez quand des accidents arrivent. Et puis les jeunes ne sont plus des gamins. Si on les a sortis du nid, c’est qu’ils doivent apprendre la vie, celle des grands. — On est à une quinzaine de kilomètres à peine du Village et les chevaux nous avertiront si quelque chose s’approche… Ma tante ne répond pas. Elle se tourne vers nous. — Vous savez ce que c’est, tout ça, n’est-ce pas ? fait-elle en désignant son sac de toile. Vous savez à quoi ça sert ? — Oui, répond Basile avec un certain orgueil. Chasser, se protéger, faire peur aux prédateurs… — Vous en avez déjà tenu dans vos mains ? — Plusieurs fois, quand les parents nous apprenaient à chasser. Jamais seuls. — Je vois. Tu as déjà tiré avec, Basile ? — Oui. — Sur un être vivant ? — Je… non. Dépitée, Sarah fouille quelques secondes dans son sac avant d’en extirper deux armes de petite taille. Légères, sales, rayées, elles se laissent facilement soulever. Nous déglutissons, mal à l’aise. — Sarah, ce n’est pas le moment de leur faire peur, se hérisse Anna. Ils n’ont pas besoin de ça maintenant. — C’est pas un fusil, que je leur mets entre les mains, c’est des carabines à plomb. De simples carabines à air comprimé. Le genre de chose que n’importe quel gosse de l’extérieur apprend à utiliser. Mais si vous jugez que l’innocence est une plus grande vertu pour un enfant que la capacité à se défendre et à faire preuve de sang-froid… — Pas sur ce ton-là ! Sarah, coupe mon père avec fermeté. La manière dont on éduque les petits ne regarde que nous. Anna a raison, ils sont déjà terrorisés. Les yeux bruns de ma tante se fichent dans les miens. Je tremble et l’arme semble grelotter entre mes doigts. — C’est normal que vous ayez la trouille, mes pucerons, poursuit ma tante d’un ton avenant. Mais il faut que vous compreniez que vous n’êtes plus chez vous. Je n’ai pas l’intention de faire de vous des fêlés de la gâchette, mais je veux que vous soyez en mesure de répliquer si quelque chose vous mettait en danger. Alors, vous allez me garder ces deux joujoux à portée de main. Rappelez-vous, on ne vise personne, même pour s’amuser. On ne les manipule que si l’on est certain qu’il y a un danger. Ce ne sont pas des vraies balles, mais même ces plombs, on évite de les gâcher. D’autant que ceux-ci sont un peu spéciaux. Le premier qui enfreint cette règle me donne son cheval et termine la route à pied. Sous le regard réprobateur de la mère de Basile, Sarah laisse tomber dans le creux de sa main quelques minuscules projectiles étincelants. Elle nous invite à en saisir un ou deux entre nos doigts. C’est rond et frais. — Chacun d’eux fait quatre millimètres et demi de diamètre. Recette maison. L’intérieur est fourré avec un peu de poudre récoltée sur la tête d’une allumette et d’un peu de revêtement de boîte d’allumettes, de sorte que quand vous tirez... hop ! petite explosion. Pas de quoi fouetter un chat, mais au moins, ça effraie. Je vous en laisserai une réserve avant de reprendre la route. Sarah nous montre comment recharger la carabine et comment bien la caler contre son épaule. Je termine mon orange, essuyant mes mains poisseuses sur la nappe et crachant les pépins dans l’herbe. Au lieu de gâcher de l’antimoustique, Sarah nous montre comment broyer des aiguilles de pin arrachées à même leurs branches pour s’en badigeonner le corps. Notre peau sent fort et colle, mais les rares insectes ne s’y posent pas. — Où est-ce qu’on va, exactement ? Basile a posé cette question après avoir longtemps hésité. Les adultes échangent un regard mêlé de malaise et d’interrogations. Personne ne se décide à répondre. Mon père trottine alors vers son cheval et tire d’une sacoche fixée à la selle une carte froissée. Il la déplie à nos pieds, sur la nappe, pour ne pas l’endommager. — Je vais essayer de t’expliquer ça, mon bonhomme, dit Papa avec un demi-sourire. Tu reconnais cette carte ? — Oui, elle était posée sur la commode dans la salle principale de la maison. On l’a déjà lue. — Tu saurais nous placer dessus ? — Euh… je ne sais pas… Ici ? Il pointe du bout de l’index une ville écrite en grosses lettres grasses au milieu du dépliant. Sarah éclate de rire. — Tu viens de nous transporter directement à Paris, Basile, lui explique-t-elle. C’est… loin d’ici. Si tu voulais t’y rendre à cheval, tu en aurais sûrement pour plusieurs semaines. — Comment vouliez-vous qu’il le sache ? j’interviens, tandis que Basile se réfugie dans les bras de sa mère. On n’a jamais voyagé, nous. — Tu as raison, approuve mon père. Vous ne pouviez pas le savoir… Vous voyez, ici, c’est la France. C’est chez nous, mais ça, vous le saviez déjà… — Oui, je réponds, fière de montrer que je ne suis pas totalement ignorante. C’est un très grand territoire qui regroupe tous les gens qui parlent la même langue que nous. — Grosso modo. Enfin, c’était avant la Moisson, à une époque où tous les Français avaient encore une culture commune et une histoire à partager… La France, c’est vrai, est une entité géographique où les gens parlent comme nous. Depuis la Moisson, tout le monde s’est un peu mélangé. Mais bon, si tu restes dans cette zone-là, tu as de fortes chances de rencontrer des gens qui parlent le français. Bref. Nous, nous sommes ici, au sud. Dans les montagnes pyrénéennes. — Mais on est presque en dehors de la carte ! Où est le Village ? — C’est normal, ma grande. On est à la frontière avec l’Espagne, le pays juste en dessous. Tellement au sud qu’on dépasse presque la frontière. Ce qu’on veut, c’est rester en France. — Donc on remonte vers le nord ? — C’est ça. Il attend de voir si Anna ou Sarah souhaite ajouter quelque chose, puis il poursuit : — Comme on vous l’a expliqué la dernière fois, chaque personne âgée de quinze ans doit posséder une marque à jour de ces cinq dernières années. Il y a longtemps, du temps de mon père, chaque ville comptait au moins un Médecin compétent pour apposer cette marque. À l’époque, les tests étaient encore obligatoires tous les six mois. Mais on s’est aperçu que ça épuisait trop vite le matériel médical. On a donc ralenti le rythme et réduit les centres de marquage aux grandes agglomérations françaises. On est devenu un peu plus laxiste avec la règle des branches, si bien qu’il n’est plus obligatoire de se faire marquer dès les premiers jours de janvier. Officiellement, la date limite se situe en février. Quoi qu’il en soit, ce que nous allons faire maintenant, c’est nous diriger vers la grande ville la plus proche. Ici. Il pose un doigt sur une ville en lettres grasses, une zone représentée plus verte et située légèrement au nord. — Toulouse, continue Sarah pendant que mon père boit une gorgée de lait. C’est là que travaillait Dorian avant qu’il n’attrape Emma et n’en décède. Il était Médecin. Il faisait partie d’un groupe installé en ville en mesure d’apposer les nouvelles marques sur les fronts. Du matériel médical en bon état se trouve là-bas. — Tonton Dorian était Médecin ? je répète, dubitative. Je pensais qu’il était… une sorte d’explorateur, comme toi. Il avait un second tatouage qui ressemblait au tien… — C’est le genre de chose que tu apprendras plus en détail par la suite. Pour l’instant, restons-en à l’essentiel. Pour rejoindre Toulouse, on va d’abord devoir quitter les montagnes en nous dirigeant vers le nord. On essaiera de rester le plus longtemps possible dans la forêt et d’éviter les hameaux et les campements étrangers. — Pourquoi ? — Les zones habitées sont des nids à embrouilles, pour parler poliment. La majorité du temps, c’est désert, à part quelques Gueules-Bleues qui se traînent dans les ruelles en cherchant de la nourriture ou des vêtements. Ils sont facilement excitables. Ils n’hésiteront pas à te tuer si tu adoptes un comportement suspect. Les petites villes, ce n’est pas un bon plan. Tout a déjà été fouillé. Les hameaux qui n’ont pas été retournés sont la plupart du temps habités par des malades ou des animaux sauvages. Ça grouille de germes d’Emma ou de prédateurs. Des virus, des bêtes à griffes ou des bêtes à fusils. — Je… d’accord, je bredouille, un peu effrayée. Juste, excuse-moi, mais c’est quoi une Gueule-Bleue ? — C’est un mot utilisé dans le vrai monde pour désigner un moissonné. Parfois, il faut mettre le lyrisme de côté et appeler un chat un chat. — C’est quelqu’un de malade ? — Oui. Après un certain stade de la maladie, le blanc de l’œil des personnes atteintes vire au bleu. Quelqu’un qui attrape Emma n’est pas moissonné, c’est un malade à la face bleuie par le virus. Quand la sclère bleuit, c’est signe qu’ils sont agressifs et dangereux. — On arrive quand à Toulouse ? demande Basile. — Je ne sais pas, répond Sarah. Dans un peu plus d’une semaine, peut-être, sachant qu’on risque de faire de multiples détours. Quand je suis seule et que je fais ce trajet, j’en ai pour trois jours. Là, puisqu’on est cinq dont deux jeunes, on va prendre plus de temps afin de minimiser les risques. On va essayer de rester le plus longtemps possible à l’abri dans la forêt et de ne s’exposer en plaine que lorsque ce sera vraiment nécessaire. La jument alezane de mon père relève brusquement sa tête. Encolure droite, naseaux dilatés, elle hume l’air, méfiante. Sa nervosité se communique aux autres montures qui se mettent à piaffer et à frapper l’arbre mort de leurs sabots. Je me redresse, inquiète : — Que se passe-t-il ? — Sûrement rien de grave, me rassure Anna. Levez-vous doucement et dirigez-vous vers les chevaux. Pas de gestes brusques, pas de cris. On va reprendre la route. Tandis que je resserre la sangle de mon cheval avant de remettre pied à l’étrier, j’entends dans mon dos du bruit dans les broussailles. Les adultes, restés en retrait, s’emparent de fusils. Anna nous rejoint et nous aide à préparer les montures. Un homme émerge alors des fourrés à une dizaine de mètres de ma tante et de mon père. Mains vides, face blême, membres secs. Sa barbe est longue et touffue comme ses cheveux, qui tombent en crinière noire sur ses tempes. Son dos est voûté et sa tête enfoncée entre ses clavicules. Un bandeau kaki ceint son front. — Qui êtes-vous ? hèle ma tante d’une voix forte. Reculez. Gardez vos distances ! — Je me suis perdu, Madame. Je suis à la recherche de médicaments et de nourriture pour ma famille… elle… on habite dans une… dans une vieille maison de berger, plus à l’ouest… je cherche quelqu’un pour m’amener en ville et… — Enlevez votre bandeau ! — … et m’aider à trouver un Médecin… ma fille est malade… pas Emma, je veux dire, mais… elle tousse… coqueluche peut-être… on dit que les enfants ont souvent ça… — Enlève ton bandeau, abruti ! Montre ton front. — Elle tousse beaucoup et elle a du mal à respirer la nuit, j’aurais besoin qu’on m’aide à… — TON FRONT, TOUT DE SUITE ! Sarah a hurlé, tenant l’inconnu en joue. Ce dernier lève les mains vers le ciel en signe d’impuissance. — Je n’ai pas encore la marque de cette année. Dès que ma fille ira mieux, j’irai en ville pour me la faire poser. — Tu dois bien en avoir une qui date de moins de cinq ans. C’est très possible que tu sois une de ces ordures de Gueules-Bleues contaminée y a moins de cinq ans et que tu sois encore asymptomatique. Bouge-toi ! Enlève ton bandeau. — Puisque je vous dis que je n’ai pas la branche de cette année… Je dois justement aller la faire. — Alors tu dois avoir la même branche que moi, la dernière valable, celle d’il y a cinq ans. Elle est blanche. Tu vas me défaire cette saleté de bandeau et si tu n’as pas cette marque blanche, je te colle une balle là où tu devrais l’avoir. J’ai des gamins avec moi, je ne prendrai pas le moindre risque. Tu as cinq secondes pour te débarrasser de ce bandeau. — S’il vous plaît, je n’ai pas d’arme, j’ai une famille… Mon père me hisse d’autorité sur mon cheval. Basile subit le même sort. Quelques secondes plus tard, nous nous trouvons de nouveau lancés au trot sur un sentier. La nappe est maladroitement roulée en boule et fixée à la croupe de la jument de mon père. J’enfonce mes ongles dans ma paume à force de trop serrer les rênes. Ma main frôle nerveusement la carabine qui émet un bruit régulier en rebondissant contre le flanc de ma monture. On entend le claquement d’un coup de feu qui résonne dans la vallée. Une volée d’étourneaux s’éparpille au-dessus de nos têtes. Une pie s’envole en ricanant.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD