Chapitre 5
Dans l’habitacle feutré d’une Rolls Royce noire, la voix d’une chanteuse que Sabrina affectionnait emplissait l’espace, régulièrement balayée par les questions insistantes de l’homme assis à sa droite.
— Alors ? Qu’est-ce qui t’a poussée à enfin t’éloigner de lui ? Et pourquoi m’avoir empêché de lui briser la mâchoire ?
Elle sentit un frémissement de doute. Devin était son demi-frère — ils partageaient la même mère, mais pas le même père — et son attachement à elle n’avait jamais faibli. Héritier de la maison de stylisme paternelle, qu’il avait transformée en référence mondiale, il n’avait jamais approuvé son union avec Robin. C’était précisément pour cela que Sabrina avait toujours eu du mal à se confier.
— Il a installé chez nous une femme enceinte, et il m’a demandé de la prendre en charge. Elle attend son enfant.
Elle avait choisi ses mots ; inutile de donner à Devin une cible précise.
La paume de ce dernier claqua contre le volant, faisant vibrer toute la voiture. Sabrina se crispa.
— Cet ordure… J’aurais dû lui régler son compte quand j’en avais l’occasion !
La colère brouillait son regard. Sabrina, elle, se contenta de frotter le dos de sa main contre son jean, pour se calmer.
— Il n’en mérite pas la peine, murmura-t-elle.
— Tu sais quoi ? Je suis presque reconnaissant que tout cela ait éclaté. Sinon, comment aurais-je pu te récupérer ?
Il lui adressa un sourire qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps, un sourire qui lui rappela leur complicité d’autrefois. Elle lui tapota l’épaule.
— Tu restes un idiot, tu sais.
— Peut-être, mais toi… tu méritais mille fois mieux que ce type. Je veillerai sur toi, Brina. Tu pourras lâcher tout ça.
Elle sentit une chaleur gênée lui monter au visage. Devait-elle lui dire pour sa grossesse ? Pas encore. Pas tant qu’elle n’avait pas la certitude médicale.
Une heure plus tard, Devin immobilisa la voiture sur le bas-côté.
— Où est-ce qu’on est ?
Devant elle, un gratte-ciel dressait sa façade étincelante. L’entreprise familiale… mais pas celle dont elle se souvenait. L’angoisse noua sa gorge.
— Tu le sauras dans une minute.
Le demi-sourire de Devin lui fit lever un sourcil : ce sourire-là annonçait toujours une manigance. Et cette sensation familière lui serra le cœur. Tout cela lui avait tant manqué.
Ils traversèrent le hall sous les regards appuyés des employés. Devin appuya sur un bouton d’ascenseur, patienta tranquillement, puis frappa à une porte avant de l’ouvrir.
Sabrina porta ses mains à sa bouche.
— Lizzy !
La jeune femme, cheveux blonds retenus en un chignon imparfait, bondit de son fauteuil et se jeta dans ses bras. Elles se serrèrent jusqu’à en manquer d’air, les yeux humides. Devin, lui, resta en retrait, son humeur virant à l’agacement.
— Vous comptez m’oublier ou… ?
Lizzy étendit une main et le repoussa sans ménagement.
— Reste à bonne distance, toi.
Elle reporta immédiatement son attention sur Sabrina :
— Dis-moi ce que ce s****d t’a fait !
On racontait déjà depuis longtemps les frasques de Robin Jewel, et personne n’ignorait ce qu’enduraient les femmes qui partageaient sa vie. Lizzy fulminait depuis des années, impuissante face au refus obstiné de sa sœur de quitter cet homme.
Sabrina contempla le bureau flambant neuf, si loin de l’entreprise familiale modeste qu’elle avait connue.
— Il ne m’a rien fait… J’ai juste été stupide de m’accrocher à lui.
Les yeux de Lizzy s’assombrirent.
— Il t’a volé des années. Et voilà comment il te remercie ?
— C’est fini, Lizzy. Sabrina James est de retour.
Le sourire simultané de Lizzy et Devin, à l’écoute de son nom de jeune fille, ressemblait à une libération. Les Jewels étaient effacés de leur horizon.
— Maman aurait adoré voir ça, souffla Lizzy.
Un voile passa dans le regard de Devin. Leur mère était morte trop tôt, après avoir eu Devin d’un premier mariage. L’homme qu’elle avait épousé ensuite — le père de Sabrina et Lizzy — n’avait jamais refait sa vie après elle.
— Elle veille sur nous, j’en suis sûr, dit Devin en les attirant contre lui.
— Et papa ? demanda Sabrina, soudain nerveuse.
— En réunion avec des investisseurs.
Elle fronça les sourcils, perturbée. À l’époque, son père voulait absolument qu’elle épouse Robin afin d’obtenir des financements. Maintenant, tout avait changé.
— Je ne comprends pas… L’entreprise avait été vendue.
Lizzy eut un sourire victorieux.
— On a orchestré ça avant même que papa ne t’appelle pour te sortir de là. Il a déclaré la société en faillite, l’a mise en vente… et nous l’avons rachetée sous le nom de Devin. Grâce à son nom de famille différent, Robin n’a aucune visibilité dessus.
— Vous… avez fait ça pour me protéger ?
— Et pour que Robin ne puisse jamais revendiquer quoi que ce soit, confirma Lizzy.
Un soupir de soulagement échappa à Sabrina.
— Merci… vraiment.
— JC Minerals se porte merveilleusement bien, ajouta Lizzy.
— Brina, tu as mangé quelque chose ? intervint Devin, inquiet.
Elle secoua la tête.
— Pas faim.
— Alors allons manger ensemble, proposa Lizzy.
— Non, décida Devin. Je vous emmène dans mon restaurant préféré.
Lizzy leva les yeux au ciel.
— Celui où le plat le moins cher coûte 2 000 dollars ? Tu veux jeter ton argent par la fenêtre ?
— Je fête le retour de ma sœur. Ça me regarde.
— Très bien ! Dans ce cas, je choisis les plats les plus chers.
Et elle s’en alla vers les toilettes en annonçant ses trois choix de menu d’un ton joyeusement provocateur.
Assise face à Devin, Sabrina eut le souffle coupé en découvrant les prix.
— C’est… excessif.
— Rien n’est exagéré pour toi, répondit-il en commandant sans hésiter.
Il insista pour lui servir lui-même son repas, la forçant à manger quelques bouchées. Elle se laissa faire, touchée par toutes ces petites attentions qui lui rappelaient leur jeunesse — si différentes de la froideur de Robin.
Puis, alors qu’ils commençaient à peine leur repas, une silhouette imposante se découpa dans l’encadrement du restaurant. L’homme scruta les tables comme s’il cherchait quelqu’un, jusqu’à ce que son regard accroche celui de Sabrina — et l’homme qui la nourrissait.
Son visage se tendit brutalement. Il s’approcha d’un pas furieux.
— Sabrina Jewel ? Qu’est-ce que tu fais ici avec ce type ? Et ton mari, Robin… où est-il ?
Son ton claquait comme un coup de fouet. Le calme du restaurant venait de s’effondrer.