Février 2014

1247 Words
Février 2014 Le froid mordait. L’hiver s’installait dans ce mois de février glacial. Emmitouflée dans son manteau au col de fausse fourrure, longue écharpe autour du cou, mains gantées et tête protégée d’un bonnet de laine écrue, Bénédicte Louarn frissonna. Elle attendit devant le mur joliment graffé que Clément disparaisse sous l’auvent, à l’entrée des locaux du collège de Chantenay, puis reprit son chemin. Cent mètres seulement la séparaient de son arrêt de tram. Elle habitait à deux pas, derrière la butte Sainte-Anne, au deuxième étage d’un petit immeuble qui en comptait trois. Elle avait relégué depuis longtemps sa vieille Twingo au parking, l’ancien modèle joufflu aux phares en forme d’yeux écarquillés, pour privilégier le tramway qui la déposait en un quart d’heure devant la gare nord, tout près de son bureau. Elle aimait accompagner Clément, chaque fois qu’elle le pouvait, jusqu’à son collège avant de rejoindre la station « Du Chaffault », sur le boulevard Benoît-Frachon. L’amiral éponyme statufié à proximité de l’école de la marine marchande, était-il un descendant d’un sombre exécuteur des hautes œuvres, serviteur de l’échafaud, anciennement nommé « chafaut » ? Elle se promettait depuis des mois de vérifier cette hypothèse sur Internet. Elle avait emménagé dans le quartier quatre ans auparavant, après un divorce difficile avec Marc, le père de Clément. L’ancienne maison cossue du boulevard de Launay vendue sur l’autel de la séparation, elle avait déniché rapidement, à son grand soulagement, son nouvel appartement, clair et spacieux, à côté du collège de son fils et de la ligne de tram. À bientôt trente-huit ans, Bénédicte affichait un visage aux traits encore juvéniles, cheveux bruns à la coupe carrée dont les pointes effilées lui mangeaient le front, pommettes hautes et yeux légèrement étirés en amande, fruits de son ascendance bigoudène, héritage de ses aïeux établis à Penmarc’h où elle avait connu une enfance heureuse. Son complice, le grand-père Louarn, lui serinait sa ressemblance avec l’animal du même nom dont elle possédait, selon lui, le caractère finaud et débrouillard{3}. Bretonnant malicieux, il lui racontait, sous le sceau du secret, ses journées de skol al louarn{4} passées à pourchasser les crabes verts entre les rochers de la presqu’île de Krugen. Elle adorait ses récits du mythe de l’ancien cap Caval et du roi Marc’h affublé des oreilles et de la crinière de son cheval Morvac’h par un charme de Ahès, la princesse d’Ys, légende à qui Penmarc’h, « la tête de cheval », devait son nom. Elle avait vécu comme un déracinement l’exil à Nantes où sa mère avait trouvé un emploi après l’envol de son père Goulven Louarn, parti suivre les jupons d’une jeunette rousse sur les chemins de Baltimore, la jumelle irlandaise de Penmarc’h. Les années fac, après le lycée, s’étaient conclues par le concours d’attaché du patrimoine qui lui valait aujourd’hui son poste à la Direction Régionale des Affaires Culturelles des Pays de la Loire, la DRAC, à l’angle des rues de Richebourg et Stanislas-Baudry. Son mariage précoce avec Marc Béniguet avait rapidement battu de l’aile après la naissance de Clément. Il avait survécu cahin-caha à leurs relations orageuses jusqu’à une énième aventure de Marc qui avait mis le feu aux poudres et consommé un divorce devenu inévitable. Quand elle eut pris pied dans sa rame de tramway, Bénédicte songea à sa mère. Le vendredi était jour de visite hebdomadaire. Elle se contenterait ce midi d’un jambon-beurre avalé à la hâte au buffet de la gare puis gagnerait le cimetière de la Bouteillerie, à dix minutes à pied, où sa maman reposait depuis le terrible accident de la Toussaint 2012, un carambolage monstre dans le brouillard sur la quatre-voies de Vannes, au retour du pèlerinage annuel sur la tombe du grand-père Louarn, à Penmarc’h. Sa mère y avait perdu la vie ; Clément en était sorti indemne ; elle était restée longuement coincée dans l’épave et les chirurgiens du CHU avaient dû réaliser des miracles pour réparer sa jambe droite, opérations en cascade qui lui valaient aujourd’hui un talon compensé. Le tram pris d’assaut à l’arrêt de la place du Commerce, Bénédicte se retrouvait maintenant bloquée entre un gros monsieur et un trio de lycéennes pépiantes. Un léger sourire flottait sur son visage. Clément la tarabustait depuis des jours pour qu’elle l’autorise enfin à passer la soirée et la nuit chez son copain Hugo. Avant-hier, elle avait cédé. Au téléphone, la mère d’Hugo l’avait rassurée et Clément avait salué son « oui » de sauts de cabri à travers l’appartement. En retour de son SMS « Libre demain soir, on se voit ? », Laurent lui avait promis un restau-surprise et une nuit torride dans son minuscule deux-pièces mansardé de la rue de Coulmiers. Elle hésitait encore à confesser à son fils sa relation nouvelle, sa première liaison sérieuse depuis son divorce, tant elle redoutait sa réaction de pré-ado un brin possessif et habitué à leur binôme sans partage. Le temps viendrait… Plus tard. Bénédicte avait rencontré Laurent Amigouet fortuitement un vendredi midi de septembre dernier, alors qu’elle se recueillait devant le caveau de sa mère, à proximité du carré militaire de la Bouteillerie. Elle avait remarqué ce grand échalas à l’allure dégingandée et à la tignasse frisée qui papillonnait entre les tombes, en fleurissait une par-ci, replaçait un motif funéraire par-là, nettoyait une autre à proximité. Quand l’orage avait éclaté, ils avaient trouvé refuge ensemble sous l’un des arbres imposants qui agrémentaient le cimetière. Déjà trempés, ils s’étaient regardés, les bras ballants en signe d’impuissance, et Laurent s’était mis à fredonner deux alexandrins du vieux Georges : Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps, Le beau temps me dégoûte et m’fait grincer les dents Elle avait souri. Il avait enchaîné : — Vous venez souvent, je vous ai déjà aperçue plusieurs fois. — Oui, je rends visite à ma mère chaque vendredi, elle est décédée depuis deux ans. Et vous, beaucoup de proches semblent enterrés ici à voir le nombre de tombes dont vous prenez soin. — Mais non, vous n’y êtes pas du tout, je bosse, moi, quand je viens à la Bouteillerie. — Vous travaillez ? Comment ça ? — Ma patronne m’indique de qui je dois m’occuper. Une fleuriste qui m’emploie à mi-temps pour nettoyer et embellir les tombes, ici et au cimetière de Miséricorde. — Ah bon. C’est un métier ? Comment dit-on, entreteneur de caveaux ? — Ben, il faut bien manger, pas plus tarte que de moisir dans un bureau, non ? — Oui… Enfin, peut-être, je ne sais pas. — Et puis je m’occupe de clients sympas, pas une remarque désobligeante, jamais de réclamation, un vrai boulot pépère et sans problème. Bénédicte avait ri de bon cœur, même si les lieux ne s’y prêtaient pas vraiment. Après un quart d’heure, sous les gouttes finissantes qui martyrisaient le feuillage, elle en savait plus sur lui. Ses prestations dans les cimetières assuraient l’alimentaire, sa vraie vie de célibataire trentenaire se nichait ailleurs. Des soirées consacrées à la musique au sein de son groupe, localement déjà réputé, héritier du free jazz et du jazz fusion « au cours desquelles mes chorus de saxo font merveille » s’était-il vanté, pince-sans-rire. « Je jouerai au Pannonica avec mon groupe samedi soir en huit, alors si vous n’avez rien de mieux à faire… venez nous voir, ça me fera plaisir » avait-il ajouté tandis que l’orage s’éloignait. Clément passait le week-end chez Marc, son ex, Bénédicte avait décidé d’en profiter. La soirée du Pannonica s’était terminée dans un irish pub du Bouffay où ils avaient fait plus ample connaissance. Ils s’étaient ensuite revus pendant les absences du fils de Bénédicte, jusqu’à cette nuit des vacances de Noël dernier – Clément était parti au ski à la Mongie avec son père – où Laurent l’avait entraînée dans son antre de la rue de Coulmiers dont elle n’était ressortie que le lendemain matin, vaguement consciente qu’elle était en train de tomber amoureuse de ce grand escogriffe musicien à l’humour débonnaire, malgré la huitaine d’années qui les séparait. Bénédicte s’extirpa du tram et du magma humain à la station « gare SNCF nord ». Cinq minutes plus tard, elle poussait la porte vitrée du sas d’entrée de la DRAC. Il était huit heures trente. Elle avait rendez-vous dans une demi-heure avec son patron François Bleuvais, pour une nouvelle mission dont elle ignorait encore tout.
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