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Ils entrèrent dans la petite salle réservée aux adolescents. Leurs diverses plaintes somatiques leur permettaient de bénéficier de l’écoute et de la gentillesse de Mélanie Botanis.
— Assieds-toi. Alors qu’est-ce qui t’arrive, mon grand ?
— Ben, je…
— Oui ?
— Ben, je vais arrêter l’école… Mais je ne veux pas…
— Pourquoi tu arrêtes si tu ne veux pas ?
— Je voulais aller au lycée. Je m’en serais sorti, j’en suis sûr.
— Et les professeurs eux n’en sont pas sûrs ?
— Oui, ça doit être ça.
— Pourquoi tu ne fais pas appel si tu n’es pas d’accord avec la décision ?
Elle ne souriait plus du tout. Elle regardait Timothé droit dans les yeux.
— C’est quoi faire appel ?
— C’est contester la décision du conseil de classe en présentant des arguments pour cela. Il faut que tu prennes rendez-vous avec Monsieur Galliaci, le principal et que tu lui exposes tes arguments. Soit il valide le passage, soit tu peux saisir la commission d’appel, enfin pas toi, tes parents.
— Hou là ! Ça ne va pas être possible ça !
— Pourquoi Timothé ?
— Ben… Je veux laisser mes parents en dehors de tout ça.
— Mais ça les concerne. Ton avenir les concerne.
— Ouais, c’est ça. Bon ! En tout cas, je vais aller voir le principal.
— N’y va pas comme ça. Réfléchis à tes arguments. Convaincs-le ! Bats-toi ! C’est un homme sensible et à l’écoute. Il a été un adolescent comme toi.
— Merci Madame. Vous me redonnez un peu d’espoir.
— Allez assieds-toi. Ça va sonner dans cinq minutes.
Timothé observa cette femme pendant les quelques minutes qu’il avait à tuer. Elle sera une bonne mère, si elle ne l’est déjà, se dit Timothé.
— Madame, excusez-moi… Vous avez des enfants ?
— Tu es bien curieux… Non. Je n’en ai pas.
— Ah ! Pourquoi vous n’êtes pas mariée ?
— Si, mais on n’en a pas… c’est tout. C’est comme ça.
— La vie est mal faite.
— Non Timothé, elle n’est pas mal faite. Elle est comme elle est, c’est tout.
— Ben, en tout cas, moi… je vous aime bien.
Il rougit. La cloche sonna. Il se précipita dehors. Son sac violet sur les épaules. Il s’engagea rapidement par le petit sentier qui le conduisait chez lui.
Il fit volte-face et décida d’aller marcher un peu en forêt. Il aimait se promener dans cette forêt, qui lui rappelait son enfance. Lorsque sa tante était encore de ce monde, elle l’emmenait ramasser des champignons. C’était de beaux moments. Elle était merveilleuse Éléonore. Léo. Elle lui racontait des histoires avec des lutins qui vivaient dans la forêt. Voilà déjà six ans qu’elle était morte. Elle avait avalé trop de cachets. Voulait-elle s’endormir longtemps ou toujours ? Il se posait encore la question. Cependant, elle n’était plus là et elle lui manquait. Il s’adossa à un gros chêne et se mit à repenser à elle. Ses histoires étaient belles. Les lutins vivaient de grandes aventures et cela finissait toujours bien pour eux. Elle ajoutait à ces histoires une morale qui disait en substance que tant qu’on n’abandonne pas, l’espoir est permis. Sauf qu’elle avait abandonné. Elle l’avait abandonné. Tim avait du mal à le lui pardonner. Une immense colère l’avait envahi quand il avait compris que sa mort était voulue. Elle n’avait pas le droit de le laisser tomber. Il avait grandi et un peu mieux compris qu’un monstre intérieur la rongeait, comme celui de sa mère, mais qui se manifestait autrement. C’était un monstre qui tuait. Il espérait ne pas en être porteur, mais il n’en était pas sûr. Il sentait la terre encore mouillée sous ses pieds et sous ses fesses et la dureté de l’imposant tronc d’arbre dans son dos. La nature était forte, elle ! Elle ne pleurait pas à la moindre occasion. Il devait se faire chêne face au principal. Lui montrer cette force que rien ne peut faire plier. Il devait se reprendre et devenir orateur. Défendre sa vie, ses convictions. Il sortit un cahier de son sac à dos et en déchira trois pages. Il commença à écrire :
Monsieur le principal,
Je m’appelle Timothé Barral. J’ai seize ans. Je suis en troisième B. Les professeurs ont décidé de m’orienter en BEP à la fin de l’année. Mais je ne veux pas. Mes parents non plus. Je sais que mon parcours scolaire a été plutôt catastrophique jusque-là. J’ai redoublé à deux reprises, en sixième et en troisième. Mais pour ma défense, cela peut être attribué à un manque de soutien familial. Étant seul pour me débrouiller avec mon travail scolaire, des retards dans l’acquisition des bases se sont fait sentir. Je pense que tout cela est rattrapable pendant cet été. Je travaillerais avec le père d’Alban Rémi qui est d’accord pour m’aider pendant tout l’été pour que je rattrape le niveau des autres.
Je comprends pourquoi les professeurs ont décidé de m’orienter en BEP. Mais je sais que je peux suivre en seconde, parce que je vais m’en donner les moyens. Vous me demanderez sans doute pourquoi je ne m’en suis pas « donné les moyens » avant. Eh bien, je ne me rendais pas compte pourquoi je travaillais. J’ai compris le jour du conseil de classe que je jouais ma vie. Je veux faire des études. Vraiment. Je veux avoir un métier que j’aime. Quelque chose autour du dessin. Je veux passer un bac art plastique. Me mettre en BEP électrotechnique revient à me tuer.
Ma mère est alcoolique, mon père est un homme simple. Je veux m’en sortir Monsieur, et vous pouvez m’aider, vous et tous mes professeurs. Je m’excuse de n’avoir pas pris conscience de tout cela avant. Mais j’ai seize ans et déjà beaucoup de choses à gérer à la maison. Je ne me laisserais plus déborder maintenant.
Si jamais vous refusez, je n’irais pas en BEP, j’arrêterai l’école et je tenterai de me débrouiller par moi-même avec le dessin, mais ça sera dur. Sans diplômes je n’ai quasiment aucune chance de m’en sortir. Je ne ferai pas appel parce que mes parents s’en fichent totalement de ma scolarité et ils ne voudront pas faire toute la paperasse.
Je vous demande de l’aide, vraiment.
Merci Monsieur.
Timothé Barral
Tim relut sa lettre, en corrigea les fautes. Il n’était pas trop mauvais en orthographe ni en français d’ailleurs. Il avait 10,5 de moyenne. C’est en mathématiques que c’était la catastrophe. 6,5 de moyenne. En physique pas beaucoup plus.
Il irait demain remettre la lettre recopiée au propre au principal et demanderait un rendez-vous. Il rentra chez lui d’un pas lent. Il supportait de plus en plus en mal de vivre avec ses parents. Et il avait seulement seize ans. Il avait hâte d’être majeur et de pouvoir les quitter pour toujours. Même sa mère.