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Il mangea ce soir-là avec ses parents. Il ne pouvait pas éviter constamment ces moments. Il resta silencieux pendant tout le repas. Ses parents aussi. Étonnamment, sa mère n’avait pas bu. Elle tentait bien de lancer quelques sujets de conversation, mais cela ne prenait pas. Son père répondait par un vague signe de tête ou un son qui voulait dire oui ou non. Pas de question fermée, pensa Tim. Madame Ponceau, sa professeure d’histoire avait parlé de la façon dont se faisaient les enquêtes et avait expliqué la différence entre questions fermées et questions ouvertes. Tim avait compris que les questions se divisaient en deux : celles qui commençaient par « Est ce que » où l’autre répond oui ou non et les questions où l’interlocuteur répond par une phrase construite. « Voilà comment faire parler mon père », se dit-il. Jamais de « Est-ce que » ! Il avait essayé pour expérimenter et son père répondait des phrases, des phrases courtes, mais il y mettait un sujet, un verbe, un complément. Il observa alors les modes de communication entre ses parents. Son père ne parlait effectivement pas. Et quand il rentrait et qu’elle n’était pas trop saoule, sa mère tentait un dialogue avec ce genre de questions :
— Tu as passé une bonne journée ?
— Est-ce que la journée a été dure ?
— Tu es parti tôt ce matin ?
— Tu penseras à monter du bois ?
— Est-ce que tu vas bientôt aller voir ta mère ?
Et son roc de père répondait : « Mmmm » ou « oui », « non », « pas prévu », « sais pas », « journée de merde »… et bien d’autres interjections du même cru. Jamais plus de trois mots. Jamais. Si elle parlait sans poser de question, il la regardait, mais ne répondait rien. Elle discutait seule de Madame Untel, de Monsieur Machin et ça s’arrêtait là. Tim bouillait. Elle n’avait pas bu et son père ne l’avait peut-être même pas remarqué. Tim décida de s’abstraire de la scène pour éviter d’être débordé par sa colère. Il n’aimait pas ce sentiment, car il sentait alors croître en lui une grande violence. La violence ou les larmes, voilà l’étendue de mes émotions, se disait-il.
Tim repensait à sa lettre. Il était étonné de ce qu’il y avait écrit. Les mots s’étaient couchés sur le papier, comme ça, tout seuls. Il avait mentionné qu’il serait dessinateur, artiste. Comme c’était étrange, cette sensation d’avoir trouvé un chemin. Il commençait à se faire à l’idée que, peut-être, il n’irait pas en seconde. Mais, il quitterait ce foutu pays. Dès qu’il le pourrait, il partirait. Il dessinerait. Il en ferait son métier. Non, il n’était pas écrit qu’il croupirait ici, dans ces forêts lozériennes qui l’avaleraient tout entier. Il aimait la nature, les arbres, surtout les arbres. Mais il sentait comme une force qui pourrait le détruire. Il percevait le monstre maternel qui tomberait sur lui sans qu’il le voie venir. Il irait en ville, dans une grande ville. Paris. Pourquoi pas Paris ?
Sa mère lui rebattait les oreilles depuis qu’il était tout petit avec le destin. Elle disait que c’était écrit qu’elle rencontre son père, pour que lui, Timothé, vienne au monde. Que c’était cela la belle œuvre de sa vie ! Qu’il ferait de grandes choses ! Qu’elle avait tout sacrifié pour cela ! En particulier, son amour de jeunesse pour Tino. Il était plus raisonnable de construire avec René, qui avait un bon travail.
Tim questionnait souvent sa mère sur Tino, mais elle ne répondait que vaguement. Les mots, dans cette famille, c’était un vrai casse-tête. Le père d’Alban disait que les hommes de la forêt étaient comme ça, bruts et silencieux et que c’était beau. Mais Tim ne voyait aucune poésie dans tout ce silence. Il ne savait pas grand-chose de ce Tino, mais il percevait dans le regard de sa mère tant d’amour, tant de beauté quand elle osait penser un peu à lui, qu’il ne comprenait pas bien pour quoi elle avait choisi son père. Il dit à son père :
— Passe-moi le fromage.
Il s’adressa à son père alors que le fromage était près de sa mère sur la grande table en bois. Son père ne bougea pas. Sa mère lui passa le fromage.
— Papa, je vais devenir dessinateur.
— … Tu rêves, mon garçon.
— Ouais c’est ça.
Tim regarda sa mère, comme pour lui dire : « Tu vois, il n’y comprend rien. »
— Tu sais Tim, il faut assurer tes arrières, ce n’est pas un métier, lui dit-elle.
— C’est ça. Laissez tomber. Je ne sais même pas pourquoi je vous parle !
— Mène tes études le plus loin possible, après tu verras ce que tu peux faire, dit-elle.
— À l’usine, ils embauchent des apprentis, lui dit son père.
Ouah, mon père a dit une phrase entière, se dit Tim.
— Je n’irai pas à ton usine. Jamais. Tu m’entends ? Jamais.
— Eh bien, passe à plein temps chez Ed, quand t’auras fini tes études. Ici, les diplômes, ça sert à pas à grand-chose. Il peut t’embaucher comme ça. Tu as seize ans. Tu peux travailler.
— Ouais, mais je ne vais pas rester. Avec ou sans études, je vais me barrer.
— Je te rappelle que tu n’as que seize ans, lui dit sa mère. Et parle correctement, s’il te plaît !
— Je peux travailler, mais je ne peux pas partir, c’est ça ?
— Tu peux partir, lui dit son père, mais gagne ta vie avant. Ce n’est pas nous qui allons t’aider. Ta mère ne rentre pas un sou avec ses ménages, et moi je n’ai pas de quoi te payer autre chose que ta nourriture. Si tu pars, tu te débrouilles, mais on ne te mettra jamais dehors. Moi mon père m’a viré à dix-huit ans et je ne te ferai jamais ça.
Mon père parle, se dit Tim. Incroyable.
— Comment ça, il t’a jeté dehors ?
— Oh, bougonna René.
— Tu ne peux pas répondre quand on te pose une question ? Ce n’est pas si compliqué, dit Tim dans un cri.
— Tu ne me parles pas comme ça, garçon. Tu te calmes.
— Je me tire. Ciao.
Et Tim sortit.
— Quelle famille ! pensa-t-il tout haut.
Il partit en direction du village et se rendit chez Alban. Il cria vers la fenêtre :
— Hey, Alban, t’es là ?
— Ouais, mais il est tard, je peux pas descendre.
— Juste cinq minutes.
— Attends je demande à mon père.
— Ouais, il est OK. Mais tu dois repartir à 22 h 30, dans une heure, quoi.
— Super.
Tim entra chez les Rémi. Le père d’Alban était conducteur de travaux et sa mère secrétaire de mairie. Ils étaient très gentils, malgré les caprices quotidiens de la petite sœur d’Alban.
Après avoir salué les parents d’Alban, il monta dans la chambre de son ami. Endroit familier depuis bien longtemps. Il connaissait Alban depuis maintenant trois ans. Tim lui avait sauvé la mise alors qu’il se faisait malmener par des adolescents peu fréquentables. Et Alban lui en était reconnaissant depuis tout ce temps.
— Alban, je me suis encore chauffé avec mes parents. J’en ai marre.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ben, mon père veut que je devienne apprenti à l’usine ou que je bosse à plein temps chez Edmond. Ils ne m’ont même pas demandé pour le conseil de classe. En tout cas, ça ne traverse pas par la tête de mon père que je puisse faire des études. Et ma mère, elle pense que je devrais en faire si je peux. Et que sinon c’est pas grave. Où est le temps où elle me disait que j’étais sa fierté, son œuvre ? Du blabla, tout ça. Ils en ont rien à foutre de ma vie… Je veux partir Alban.
— Quoi ? Tu veux dire tout de suite ? Fuguer ? Comme l’année dernière ?
— Non, partir vraiment, je ne sais pas quand, mais partir vite et loin… et bien. Avec des moyens ou un plan sérieux.
— Mais t’as le temps, tu n’as que seize ans !
Tim sentit à nouveau la colère l’envahir.
— p****n, mais c’est pas fini. J’en ai marre, tout le monde me rabâche que j’ai seize ans. Je m’en fous. Il n’y a pas d’âge pour commencer à vivre.
— Excuse-moi, mec. Je ne voulais pas dire ça. Mais tu vas y aller en BEP du coup ? En attendant ton plan ?
— Non, ça jamais ! Demain, je vais aller voir le principal du collège. J’ai fait une lettre pour lui demander de plaider pour mon passage en seconde. L’infirmière m’a dit que c’était possible que ça marche.
— Ben, t’emballe pas. À mon avis, il va pas aller contre l’avis des profs. Cette infirmière, elle est spé ! Toujours en train de sourire comme une demeurée !
— Moi je l’aime bien, elle est gentille. En tout cas, je tente ma chance et si ça ne marche pas, ciao, je fais tout ce que je peux pour me tirer.
— T’es radical, mon pote.
— Ben toi, c’est facile, tu vas en seconde. Tu verras, je m’en sortirai.
— Si tu te tires, tu me le dis, tu ne disparaîtras pas comme ça, hein ? Promets.
— Je te promets.
— Bon, ce n’est pas que je te vire, mais c’est l’heure. Mon père va râler.
— Salut, à demain.