Chapitre 6

2058 Words
Chapitre 6 À la mi-Novembre, l’air très froid piquait. La nuit tombait alors que s’achevait le dernier cours de la semaine. C’était ce samedi-là que les trois amies avaient décidé d’aller voir le dernier film dont tout le monde parlait : « L’aile ou la cuisse ». Cela tombait à point nommé car Balsamine voulait voir un film comique pour se changer les idées. Éric sentant l’intérêt de Keiko à son égard, l’invita au hasard d’une conversation. Midori s’était imposée pour venir avec son petit ami, en aucun cas elle ne voulait rater le film de l’année. Les deux sœurs avaient proposé à Balsamine de se joindre à eux. Elle en fut ravie. À la question de savoir si les filles devaient lui trouver quelqu’un pour l’accompagner, elle refusa car sa grand-mère qui servait les plats écoutait la conversation non loin de là. Personne à part le personnel enseignant ne connaissait leur lien de parenté. Les collègues de madame Duboquet l’avaient convaincue. Elles lui avaient expliqué qu’il était très important de ne rien ébruiter aux oreilles de ses camarades. La cruauté des adolescents n’égalant que la bêtise humaine, sa petite-fille aurait été désignée comme bouc émissaire. Donc moins ses camarades en savaient sur elle, plus la jeune fille se sentait épanouie et évitait les quolibets. Pour Balsamine, entourée d’adolescents dont les parents relevaient d’un haut niveau social, cela aurait été l’ultime humiliation. Le but n’étant pas là, la cantinière se contentait d’écouter ses bavardages et lui faire passer ses messages d’un simple froncement de sourcils. Ce samedi-là, le cinéma affichait complet dès la première séance de l’après-midi. Une queue commençait à se former pour la séance suivante. Le groupe d’amis allongeait la file d’attente quand, au loin, sur sa moto, déboula Ernest. Il se gara non loin de là. Il passa devant le petit groupe d’amis sans daigner leur adresser un regard, arborant sa veste en cuir sur son jean en patte d’éléphant. Tandis que les jumelles se poussaient du coude, le regard en coin, le jeune homme revint vers elles les mains chargées d’un énorme pot de pop-corn qu’il leur tendit. ⸺ Ça va les Émeraudes, vous avez l’air frigorifiées. Tenez, ça vous fera passer le temps. Tout en plongeant leurs doigts dans le maïs tout chaud, les jumelles remercièrent Ernest. Celui-ci, au vu du monde attiré par un film, proposa d’attendre au chaud dans un café non loin. ⸺ Si on part, nous risquons de passer notre tour, répondit Éric sur un ton agacé par l’attitude du garçon qui s’installait sans prévenir avec eux dans la fille d’attente. Éric connaissait la réputation d’Ernest avec les filles. Sa présence le dérangeait. Il ne voulait pas qu’elle interfère entre Keiko et lui. Cette sortie au cinéma était pour lui une chance de voir leur relation s’établir. ⸺ Je vais vous ramener des boissons chaudes, sinon on va geler sur place. Poil de carotte tu viens avec moi pour m’aider à porter les verres ? Café ? Thé ? Chocolat ? Tout le monde passa commande et Balsamine suivit Ernest au distributeur du cinéma en boudant. Il l’avait encore appelé par ce sobriquet qu’elle détestait. La jeune fille ne cacha pas son irritation et le lui fit savoir. Ernest pouffait comme il le faisait toujours dès que Balsamine lui rappelait son prénom. De plus pour la faire enrager, il lui avait fait remarquer qu’elle continuait de le suivre partout où il allait. Au retour, ils discutèrent cinéma, tout en appréciant les boissons chaudes. Les garçons accompagnant les jumelles, affichaient leur intérêt pour les films d’action, et Ernest les films de science-fiction. Les deux sœurs étalaient leur penchant pour les comédies romantiques, Balsamine préférait les films comiques, surtout ceux avec Pierre Richard. En effet, elle ne trouvait rien de plus séduisant qu’un homme capable de se moquer de lui-même et la maladresse naturelle du comédien lui inspirait de l’admiration. Le petit groupe de six adolescents attendait depuis plus d’une heure et demie. Le froid avait rosi les joues, chacun se réchauffait en tapant des pieds ou se dandinant frénétiquement. Ernest proposait pour trois filles, trois garçons, qu’un petit bécotage pourrait les réchauffer, s’attirant le regard foudroyant d’Éric pensant qu’il en avait après Keiko. La longueur de la file d’attente décourageait les nouveaux arrivants lorsque le groupe d’amis fut interrompu par l’arrivée de Chantal accompagnée de Monique que l’on reconnaissait à peine sous leurs casquettes démesurées. Elles portaient chacune un immense pull-over à large col boule et des cuissardes lacées par-dessus des collants opaques de couleurs vives. ⸺ Salut, on peut s’incruster ? lança Chantal de sa voix nasillarde. ⸺ Oh Soleil des blés, s’étonna Ernest, que fais-tu là ? Et toi ma douce ? questionna-t-il en effleurant la joue toute chaude de Monique. ⸺ On vient voir le dernier de Funès et toi ? Chantal battait des cils à l’encontre d’Ernest tout en s’approchant de lui. Elle se colla si près qu’elle poussa nonchalamment Balsamine qui lui jeta un regard noir ainsi qu’une autre personne qui attendait derrière le groupe. L’inconnu protesta, ce que Chantal ignora royalement. ⸺ Mademoiselle, vous m’avez écrasé le pied, répéta l’homme qui ne voulait pas se laisser faire. ⸺ Oui ben rangez ce qui dépasse, répondait-elle désinvolte. ⸺ Vous pourriez vous excuser. ⸺ Excusez-vous vous-même, vous me passez devant. ⸺ Vous plaisantez vous venez d’arriver ! ⸺ Dans la vie il y a des gens comme vous qui aiment attendre, et d’autres qui n’ont pas que ça à faire ! Chantal attrapa le bras d’Ernest et l’entraîna plus en avant. Ils parvenaient enfin près de la caisse. L’homme que Chantal avait bousculé continuait de vociférer. ⸺ Si tout le monde faisait comme vous ! C’est facile de demander aux copains d’attendre à votre place, vous arrivez… vous n’avez plus qu’à vous installer… ⸺ Si vous n’êtes pas content allez dans une autre salle de cinéma. Sur ce, elle éclata de rire, Monique en fit autant, et laissa l’homme pester à nouveau. Lorsque les jumelles arrivèrent au guichet, un placeur annonça qu’il ne restait plus que quatre places côte à côte, les autres places libres étant éparpillées. Dilemme. Le groupe de six n’allait pas se séparer si près du but. Tout le monde voulait voir ce film qui promettait de faire passer un bon moment et l’intérêt d’une telle sortie était de rester groupé. Le guichetier s’impatientait. Ernest demanda à Balsamine si elle accepterait d’attendre à nouveau pour le voir à la prochaine séance. ⸺ Mais on doit être rentrés avant dix-neuf heures trente, et si j’attends la séance suivante je vais rentrer après vingt heures, comment faire pour la cantine ? ⸺ Je t’emmènerai manger avec moi après le ciné, ils ne te diront rien si tu rentres plus tard. Pour une fois qu’on s’amuse. ⸺ Oui, ou tu viens dormir chez nous, proposa Midori. ⸺ On demandera à Maman de prévenir le lycée, continua Keiko. ⸺ Je n’ai pas d’autorisation de sortir pour la nuit, soupira Balsamine en baissant les yeux. ⸺ Sinon, continua Ernest, on va voir autre chose, juste toi et moi. Tandis qu’ils discutaient, un employé annonça avoir fait déplacer des spectateurs pour réunir des places vacantes. Trois couples pouvaient venir en plus des quatre places déjà annoncées. ⸺ Tout s’arrange, déclara Ernest. Tu me suis Poil de carotte ? ⸺ Tu veux bien me faire le plaisir de m’appeler par mon prénom s’il te plait. ⸺ Oh ne râle pas, c’est affectueux. Tout en prononçant ces mots, le jeune homme la tirait par la main pour suivre leurs amis. Sur l’écran défilait la publicité. La salle construite en escaliers était plongée dans la pénombre. Les spectateurs se repéraient pour se déplacer grâce aux petites lampes de poche que le personnel du cinéma utilisait pour éclairer les marches recouvertes de moquette. Chantal prenait place à son tour, apercevant de loin Ernest qui s’asseyait aux côtés de Balsamine tout en posant son bras sur son épaule. La scène eut l’effet d’un flash. Ça devrait être moi sa petite amie, rageait-elle intérieurement. De son côté, Balsamine, si près du jeune homme pouvait respirer son parfum. Il sentait l’odeur fraîche du chèvrefeuille. Il la regardait avec tendresse et elle lui souriait. Sans doute avoir vu Chantal s’éloigner d’eux au dernier moment l’avait mise en confiance car pour rien au monde, elle n’aurait apprécié la séance en sa compagnie. De plus Ernest était resté auprès d’elle, signe que Chantal ne devait pas l’intéresser tant que ça. Elle sentit son cœur se troubler. Dans son coin, Chantal fulminait. ⸺ Elle va me le payer, marmonnait-elle. Le film commençait. Il était drôle. Tout le monde riait. Dans le noir Chantal observait Ernest qui chuchotait à l’oreille de Balsamine, laquelle riait de plus belle. De loin elle pensait qu’il l’embrassait. Si Ernest, le bras sur l’épaule de Balsamine n’avait fait que rire, Éric flirtait avec Keiko. C’était main dans la main que le nouveau couple sortit de la salle. Le générique de fin défilait. Les spectateurs se levaient. Philippe possédait une voiture et offrit aux jumelles de les raccompagner chez elles, Éric les suivit. Balsamine se dirigea vers l’arrêt de bus tout en remerciant promptement ses amies pour cette après-midi. Ernest se proposa de la raccompagner en moto. À cette simple idée, Balsamine ne souhaita plus qu’une chose : prendre la fuite. Il sentit l’inquiétude en elle. ⸺ Tu as peur ? Je ne mords pas tu sais. ⸺ Non s’il te plait, n’insiste pas. Retourne chez toi. Je préfère. ⸺ J’attends le bus avec toi alors. ⸺ Il va pleuvoir, tu devrais y aller maintenant. Je rentre seule. ⸺ Je ne comprends pas. Qu’est-ce que je t’ai fait ? ⸺ Rien… ce n’est pas toi, bégayait-elle. ⸺ Alors pourquoi tu deviens si distante tout d’un coup ? Balsamine ne pouvait pas répondre car la douleur de devoir lui expliquer s’annonçait à nouveau. Elle lissa sa main dans ses cheveux et lui dévoila son visage au teint laiteux. Avec l’atténuation de ses cicatrices, elle aurait cru qu’il s’en rendrait compte de lui-même, tout du moins qu’il se rendrait compte qu’elle exposait sa joue à la lumière, chose qu’elle n’avait encore jamais faite devant personne depuis qu’elle était inscrite au lycée privé. Elle fixait sa Yamaha garée sur le trottoir puis, elle tourna son regard vers ses immenses yeux bleus. Le jeune homme caressait sa joue de son pouce. Il ne savait rien de ses tourments. La vision de sa moto la ramenait à Sébastien. Son bus arrivait. Elle partit en le saluant à mi-voix. Le soir Balsamine mangea seule à la cantine. Chantal et Monique s’assirent ensemble, discutant à une autre table. Sa grand-mère vint la voir pour lui apporter une autre part de dessert qui aurait été jetée si elle n’avait pas été consommée. Connaissant la gourmandise de sa petite-fille, elle pensait lui faire plaisir. ⸺ Tout se passe bien ? ⸺ Oui. ⸺ Tu t’adaptes à ta nouvelle vie ? ⸺ Ça va. ⸺ Tu t’es fait des amies ? ⸺ Oui mais elles sont parties en week-end. ⸺ Ce sont les jumelles ? ⸺ Oui ce sont elles. ⸺ Tu me les présenteras ? ⸺ Un jour. ⸺ Balsamine, j’aime pas ton attitude. ⸺ S’il te plait. Non. Il y a trop de monde. ⸺ Et on pourrait nous voir ensemble ? Et alors, personne ira deviner que je suis ta grand-mère parce que tu m’as parlé ! chuchota-t-elle. ⸺ Chut ! Pas devant elles… Chantal semblait tendre l’oreille mais Monique qui lui parlait tout bas, l’empêchait d’entendre la conversation. Une chose était certaine, elles semblaient se connaître. La vieille femme qui avait accepté la mise en garde de ses collègues continuait tout bas en se penchant vers sa petite-fille. ⸺ Un jour… On ira la voir ? ⸺ Si tu veux. ⸺ Quel enthousiasme, je te rappelle qu’il s’agit de... ⸺ J’ai fini de manger, c’était délicieux. Je retourne dans ma chambre, l’interrompit l’adolescente en partant. ⸺ À bientôt, répondit la vieille femme résignée. ⸺ Bonne soirée. ⸺ Toi aussi, prononça-t-elle d’une voix étouffée. Madame Duboquet resta seule avec ses espoirs, pensant qu’une sortie en famille lui donnerait le sourire. Lorsque Balsamine partit de la cantine, Chantal fit part d’un détail à Monique. ⸺ Tu n’as jamais remarqué que lorsqu’elle lui sert un plat, la vieille ne lui demande jamais quel accompagnement elle désire ? ⸺ À qui ? ⸺ La rouquine. Et elle lui donne toujours un supplément. ⸺ Encore elle ! se plaignait Monique qui avait entendu parler de Balsamine depuis leur sortie du cinéma. Eh bien ? fit-elle mine de s’intéresser. ⸺ Par exemple, ce soir elle nous a servi des carottes ou du riz. Elle ne lui a pas demandé ce qu’elle voulait, elle lui a directement rajouté un surplus de beurre persillé dans ses carottes. Comment est-ce possible ? Elles se connaissent ! ⸺ Sans doute que c’est la fille d’une relation, tenta d’expliquer la jeune fille aux traits grossiers. ⸺ Tu ne me feras jamais avaler qu’une femme comme elle puisse connaître quelqu’un qui a les moyens d’envoyer ses enfants dans ce lycée. Quoique... une Miss Tati ! ⸺ Tu ne sais pas qui elle fréquente en dehors du bahut. Elle a une vie cette femme. ⸺ C’est quand même bizarre qu’elle connaisse aussi bien ses goûts. ⸺ Si tu t’en veux des carottes persillées, demande-lui-en. ⸺ Je n’aime pas les légumes. ⸺ Je sais c’est Ernest que tu aimes. Tu me l’as assez répété. ⸺ La vengeance est un plat qui se mange froid, conclut Chantal entre ses dents tout en maudissant Balsamine de lui avoir volé l’attention d’Ernest. Sur le chemin bordé d’arbustes qui menait à sa chambre, Balsamine repensait à cette phrase : il fallait aller la voir. Quelle injustice, pensait-elle. « La » étant sa mère, ressassait la jeune fille. Balsamine avait menti à ses amies, elle avait prétendu que sa mère était médecin. Elle ne l’avait pas dit en termes clairs, toutefois elle l’avait laissé entendre, même si elle craignait que l’on découvre la supercherie. Les choses étaient bien mieux en restant évasive, se rassurait-elle. Quelque part elle n’était pas loin de la réalité, fréquentant quotidiennement le milieu hospitalier, elle avait simplement joué sur les mots.
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