2Comme d’habitude, Odette avait passé l’après-midi à se promener dans le parc Bertrand. Elle avait pris le thé avec quelques amies, à la terrasse de la boulangerie du plateau de Champel puisqu’un maigre rayon de soleil venait enfin réchauffer ces journées de mars qui s’ouvraient sur le printemps. Elle avait fait quelques emplettes à la Migros et regagné son petit appartement de l’avenue de Champel, dans lequel elle résidait depuis plus de quarante ans. Odette portait son épanouissement sur la figure. Elle avait de bonnes joues roses, un sourire quasi permanent, des petits cheveux frisés et une sorte d’élégance discrète qu’elle avait su préserver toute sa vie malgré les difficultés financières, surtout depuis le décès de son mari survenu quelques années plus tôt. Par chance, Odette avait des enfants. L’équilibre que lui procurait sa famille avait comblé le vide laissé par son époux. Odette s’accommodait très bien de sa vie toute simple. Elle était satisfaite d’être en bonne santé et estimait qu’elle avait beaucoup de chance d’être encore indépendante et de disposer d’un appartement coquet et confortable, d’amies très proches et d’un train de vie qui, ma foi, était aujourd’hui à peu près convenable.
En préparant son dîner, toutefois, Odette se mit à penser à Esther et son visage s’assombrit. Elles ne vivaient pas loin l’une de l’autre; néanmoins, chacune avait appris à respecter la vie privée de son amie. Aucune ne s’était jamais présentée chez l’autre sans avoir téléphoné au préalable, n’avait jamais posé plus de questions que l’autre ne voulait bien donner de réponses. Ce respect avait fortifié une amitié venue naturellement avec l’adolescence, renforcée avec les problèmes de l’âge adulte, les confidences, surtout. Odette avait toujours gardé pour elle tout ce qu’Esther avait pu lui confier. Même si, certaines fois, ce fut lourd… même si souvent la tentation de se décharger sur une autre amie avait été forte.
Depuis l’accident d’Esther, Odette se sentait davantage responsable d’elle. Son silence depuis deux ou trois jours l’inquiétait. Elle avait tenté de joindre son amie à plusieurs reprises, sans succès. Pour n’importe quelle femme de cet âge, il n’y aurait rien eu d’alarmant, car on peut, au moment de la retraite, aller et venir à sa guise sans rendre de comptes, Dieu merci. Si on ne peut pas agir ainsi à ce moment de la vie…
Mais, depuis deux ans, Esther était clouée dans un fauteuil de paraplégique et ne sortait guère, car cela nécessitait une infrastructure lourde mise à sa disposition une fois par semaine seulement par un organisme d’entraide. Elle était donc toujours à la maison et Odette savait qu’elle pouvait la joindre à tout moment. Peut-être alors avait-elle débranché le téléphone pour être tranquille? Ou alors qu’endormie pour une petite sieste, n’avait-elle pas entendu la sonnerie? En finissant de préparer son repas, Odette se promit d’aller bientôt chez Esther pour en avoir le cœur net.