Le lendemain matin, le manoir s’animait doucement. Les gardes se réveillaient, les serviteurs murmuraient, et dans l’aile Est, Eléna enfilait sa tenue d’école avec une nervosité visible.
Herman l’attendait dans l’entrée, cape sur les épaules. Il la vit débouler, cheveux à peine coiffés, sac en travers de l’épaule.
— Prête ? demanda-t-il sans lever la voix.
— Pas vraiment, murmura-t-elle.
Il lui jeta un regard. Son cœur battait un peu trop vite. Mais il hocha la tête sans insister.
— Je te dépose. Et je viens te chercher. Personne ne touche à un seul de tes cheveux, compris ?
Elle hocha timidement la tête.
Il la conduisit jusqu’à la grande bâtisse qui servait d’école aux enfants de la haute caste du clan. Des enfants de sang noble. Des enfants entraînés à juger vite.
Herman gara le 4x4 noir devant l’école.
Le moteur vibra une dernière fois avant de s’éteindre, et un silence tendu s’installa dans l’habitacle. Eléna, à sa droite, tripotait nerveusement la fermeture de son sac à dos. Ses yeux fixaient les grilles de l’école comme si elle s’apprêtait à entrer dans une arène.
— T’as mangé ? demanda Herman.
Elle hocha la tête sans le regarder.
— Tu veux pas y aller, hein ?
— J’ai pas envie de devoir me justifier de respirer, non.
Il grogna doucement, puis sortit une barre protéinée de la boîte à gants.
— Prends ça. Et souviens-toi de ce que je t’ai dit : la force, c’est pas que dans les poings.
Elle attrapa la barre, esquissa un sourire timide, puis sortit sans attendre. Il la regarda traverser la cour, capuche rabattue, les écouteurs déjà dans les oreilles.
Elle jouait les dures. Mais il voyait clair.
Et il n’aimait pas la laisser là.
Quand il revint en fin d’après-midi, Herman se gara plus loin. Il éteignit le moteur, mais resta dans la voiture, les yeux rivés sur la cour de l’école.
Eléna n’était pas encore sortie.
Mais un attroupement attira son attention.
Au fond de la cour, près des casiers extérieurs, elle était là. Entourée.
Trois garçons, deux filles. Tous plus grands. Tous habillés comme s’ils faisaient la couverture d’un magazine de mode pour jeunes loups. Ils riaient. Trop fort. Trop en chœur.
Et Eléna, au centre, tête basse, les bras croisés.
Il ouvrit la portière sans un mot.
Il n’avait pas besoin d’entendre les moqueries. Il en reconnaissait le rythme. Les gestes. La posture de la meute quand elle choisit une proie plus faible.
Eléna, debout, entourée.
Trois garçons, plus grands qu’elle. Deux filles. Tous rieurs. Tous moqueurs.
L’un des garçons la pointait du doigt avec un sourire cruel.
— T’as mangé un ours ou c’est ton ventre normal, la fille du Suprême ?
— Non, c’est pas un ours, rit une autre, c’est juste qu’elle garde toute la nourriture de la meute rien que pour elle.
Eléna gardait la tête baissée. Elle serrait la sangle de son sac, les joues rouges de honte.
Mais elle ne pleurait pas. Pas encore.
L’un des garçons tenta de lui arracher son sac. Elle le repoussa.
— Laisse-moi tranquille !
— Ouuuh, elle grogne, fit-il. Tu crois que tu fais peur parce que t’as un garde du corps ?
— Un loup géant pour une truie, ricana l’autre.
Et là, ce fut la goutte de trop.
Herman était déjà en marche.
Pas en courant.
En marchant, lentement. Comme une tempête qu’on entend au loin.
Il s’approcha lentement. Son pas lourd sur le bitume fit tourner quelques têtes. L’un des garçons releva les yeux.
— Euh… les gars ?
Les autres se retournèrent. Et virent l’homme.
Grand. Massif. T-shirt noir, veste en cuir . Regard froid. Calme absolu. Danger incarné.
— Un loup géant, hein ? fit Herman d’une voix calme, trop calme.
Les enfants reculèrent.
— Vous savez ce que fait un loup quand on blesse un des siens ?
Ils ne répondirent pas.
Il se pencha lentement vers eux, sa voix toujours basse.
— Il ne parle pas. Il n’explique pas. Il déchire.
Les enfants tremblaient. L’un d’eux éclata en larmes. Une fille détala en courant.
— Mais aujourd’hui… je vais faire une exception, ajouta-t-il. Je vais vous laisser partir. Parce qu’elle m’a demandé d’être sage. Et parce que je ne tue pas les enfants.
Mais sachez une chose.
Il s’approcha et se penchât vers le plus grand des garçons. Si près que leurs fronts se frôlaient presque.
— La prochaine fois… je ne serai pas aussi poli.
Le garçon hocha la tête, tremblant, puis tourna les talons et fila.
Les autres suivirent sans demander leur reste.
Eléna, elle, ne bougeait pas. Elle avait la gorge nouée, la honte encore brûlante sur la peau.
Herman s’accroupit lentement devant elle. Il posa une main large sur son épaule.
— Tu veux que je les retrouve ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— Non. Je veux juste… rentrer.
Il hocha la tête.
— Alors on rentre.
Et tandis qu’ils s’éloignaient ensemble, elle murmura, d’une voix presque brisée :
— J’ai essayé de pas pleurer…
— Tu t’es très bien défendue, dit-il. Mais la prochaine fois…
Il s’arrêta, se tourna vers elle.
— La prochaine fois, tu les regardes dans les yeux. Et tu leur dis que tu n’as pas besoin d’être fine pour les écraser.
Elle écarquilla les yeux.
— Tu veux que je me batte ?
Il esquissa un demi-sourire.
— Non. Je veux que tu te tiennes droite. Qu’ils voient que même s’ils se moquent… tu tiens debout.
Elle inspira.
Et, pour la première fois ce jour-là, elle releva le menton.
— La prochaine fois, tu n’attends pas que je débarque. Tu réponds.
— Comment ?
— Tu les regardes droit dans les yeux. Et tu leur dis : Je préfère avoir du poids sur moi que du vide dans la tête, comme vous.
Elle éclata d’un rire étouffé, se couvrant la bouche.
— Tu veux que je me prenne une gifle, c’est ça ?
— Non. Je veux que tu te tiennes droite.
Elle se redressa légèrement. Un peu. Juste assez pour qu’il le remarque.
Et quand ils repartirent dans le grondement du moteur, quelque chose en elle s’était rallumé.
Pas de la rage.
Pas de la vengeance.
Juste une flamme nouvelle, qu’il avait plantée sans s’en rendre compte.