Le jet atterrit à Oradea en début de soirée, je suis complètement crevée.
- Comment sont les nouvelles ? demandais-je en grimpant dans le Porsche Cayenne qui m’attend sur le tarmac et que je rejoins rapidement alors qu’Emery me tient un parapluie au-dessus de la tête pour éviter que je ne sois mouillée par les trombes d’eau qui nous déferle dessus.
- Pas formidable, il est sorti du coma, les filles le sédatent en permanence. Très agité.
Natasha me tend une tablette sur laquelle se trouve son dossier médical et je lis les différentes nouvelles données apparues ces dernières heures.
- Je commence à me demander si on n’a pas fait une connerie…Tu as vu un peu ce qu’il coûte ?
- Je sais…
- Et on n’arrivera peut-être même pas à le soumettre comme les autres… Qui pourrait bien tenir tête à ça ?
- Ecoute… On va réfléchir, peut-être qu’il sera reconnaissant d’avoir été sorti de l’enfer où il était, il a été beaucoup maltraité… Peut-être…
- Arrête avec tes peut-être Natasha… ça risque d’être trop compliqué…
- Tu ne l’as même pas encore vu et tu le condamnes déjà, si tu avais eu la même réaction en me sortant de chez mon père je ne serais plus là pour discuter avec toi.
- Et tu me le rends au centuple avec le boulot remarquable que tu fais chaque jour, et nous avions aussi un atout précieux que nous n’avons plus maintenant… Lui…
- Laisse-lui un peu de temps.
- Je commence à ne plus en avoir d’avance du temps…
Nous arrivons au château et je suis Nick et Emery jusqu’à ce que les portes sécurisées soient refermées. Entre ces murs je ne crains absolument rien… Rien d’autre que ce qui s’y trouve.
Je monte directement à mon bureau où je m’enferme avant de m’installer derrière mes écrans.
Je regarde le personnel s’affairer à préparer la soirée de ce soir, le thème cravate et nœud papillon promet d’être particulièrement chaud d’autant qu’il s’agit des deux seules tenues autorisées pour la soirée.
Au moins je sais que j’aurai des choses agréables à voir pour ma m**********n mentale de ce soir.
Le personnel à ses habitudes et m’apporte mon repas à ma chambre dès que je la rejoins et Emery prend la garde tandis que je demande à Nick qui s’apprête sans doute à rejoindre Natasha de me l’envoyer directement au spa.
Je déteste quitter la capitale et venir m’isoler ici, mais cet endroit est vraiment sûr, je vis enfermée à Riga cinquante pour cent de mon temps et je ne quitte ma tour d’ivoire que pour m’assurer que mon travail est bien fait, et pour mes évasions en Finlande….
Le château ne sert réellement que depuis quelques années, j’y viens lorsque Natasha organise des soirées privées regroupant tous nos clients les plus aisés et les plus dépravés. Ces places sont limitées, excessivement chers et on se les arrache comme des petits pains. Je ne participe jamais évidemment, je fais quelques apparitions de temps en temps. Pour le reste je me contente de jeter un œil au balcon de la salle de réception ou de rester dans mon bureau ou encore dans ma chambre derrière mes écrans.
Cela fait bien longtemps que ce genre de stimulation ne m’émoustille plus vraiment, Ce n’est rien d’autre pour moi que des transactions financières, des échanges de liquides dans tous les sens du terme. Je demande à Emery qu’il me fasse apporter du champagne pendant qu’on se dirige vers l’espace de soins.
Il me laisse devant les portes battantes et j’entre à l’intérieur.
Natasha sait que j’aime venir ici de temps en temps et elle s’est comme d’habitude chargée de mettre l’ambiance pour m’assurer un bon moment.
Le grand jacuzzi au centre de la pièce bouillonne, des grosses bougies sont élégamment disposées, une musique reproduisant les sons de la forêt tropicale résonne contre le marbre blanc et bronze de la pièce.
Je me déshabille et glisse dans le jacuzzi après m’être servi un verre de champagne puis je ferme les yeux en m’appuyant contre le rebord, sirotant mon verre tout en laissant les bulles porter mes jambes flottantes.
- Tu voulais me voir, demande Natasha qui entre sans frapper.
- Entre. Viens me rejoindre…
Elle me lance un regard plein de réflexions en se déshabillant avant de passer un pied par-dessus le rebord et me rejoins en s’asseyant légèrement dans le bain à remous.
Je lui tends un verre de champagne que j’ai pris le temps de lui servir et pose le mien en me tournant vers elle.
- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demande-t-elle l’air inquiet.
Je ne lui laisse pas le temps pour la discussion, je prends son visage entre mes mains et l’embrasse avec avidité. Je prends ses lèvres d’assaut, je m’empare de sa bouche si douce et invite ma langue à la rencontre de la sienne. Passé le cap de la surprise elle répond à ma caresse, et me rend mon b****r. Evidemment qu’elle me répond, je suis la patronne. Elle est obligée. Je recule et l’observe un instant.
- Excuse-moi, dis-je alors en déposant un dernier b****r sur ses lèvres avant de me détacher d’elle, je me sens…perdue…
Je reprends mon verre de champagne en me remettant à ma place tout en refermant les yeux.
- Peut-être que tu aurais besoin d’un peu de compagnie… Est-ce que tu veux que je demande à Emery ou… qui tu veux…
- Laisse tomber Nat, je ne suis pas comme ça…Je n’ai même pas envie de regarder…
- Tout le monde peut avoir des besoins à combler, c’est… humain…
- Pas pour moi, je me seulement très seule en ce moment… c’est tout.
- Pourquoi est-ce que tu cherches à tout prix à conserver cette règle absurde…alors que…
- Ferme ta gueule Natasha et fais très attention aux mots que tu comptes prononcer !
- Ce que je veux dire c’est qu’on arrive parfaitement à vous protéger depuis des années… on a les moyens…
- On n’a rien du tout, l’argent n’est absolument rien, personne ne sait et ça doit rester comme ça.
- Mais elle te manque et les choses finiront bien par s’arranger…
- Non, on ne change rien du tout, on continue exactement comme avant. Si je change quoi que ce soit, ça éveillera les soupçons… Je ne peux pas…
- Mais plus rien n’est comme avant tu t’en rends compte ? Tu deviens erratique, dominée par la peur et tes sentiments, tu n’étais pas comme ça avant…
- Parce qu’avant Henry n’avait jamais été si près de découvrir la vérité, d’accord ?! S’il découvre son existence… ça ne doit jamais arriver… c’est la dernière fois qu’on la mentionne je ne te le rappellerai pas…
- Très bien. Euh…Tu n’es toujours pas allée le voir, me dit-elle alors sur un ton de reproche pour changer de conversation.
- C’est bon, j’irai après ça… soupirais-je.
- ça te fera un peu de compagnie, euh la soirée va commencer…
- Je sais, j’avais énormément de boulot aujourd’hui, j’aurais vraiment dû rester à Riga et te laisser gérer, maugréais-je.
- Va le voir… ça t’occupera, continue-t-elle avec obstination.
- Dégage avant que je m’énerve.
Elle se lève et sort du jacuzzi puis se sèche et se prépare rapidement pour la soirée.
- Tu te souviens du thème ? demandais-je en la détaillant de la tête aux pieds.
- Ouai, et j’ai une robe parfaite.
- T’es pas censée avoir de robe…
- C’est une robe nœud papillon noir… Tout à fait dans le thème ! s’exclame-t-elle avec un petit sourire provoquant en me faisant un signe avant de quitter la pièce.
Je reste à cuire dans mon jacuzzi pendant de longues minutes supplémentaires en écoutant la musique et vidant consciencieusement ma bouteille de champagne.
Lorsque ma peau est complètement fripée je me décide à quitter les bulles chaudes et enfiler des vêtements propres puis je me dirige mornement dans le dédale de couloirs que je trouve lugubres par la grisaille permanente que le ciel nous offre en guise de lumière jusqu’aux chambres réservées pour les soins médicaux, s’il y en a. Le bruit de mes pas est étouffé par le son de la musique qui commence à battre son plein dans la salle de réception où la soirée est sur le point de commencer.
Je déverrouille la porte et Emery qui me rejoint sur le chemin se poste en faction alors que je pénètre dans la pièce sombre.
Les seules sources de lumières lorsque je referme derrière moi dans un grincement métallique engouffrant la pièce dans le silence proviennent des nombreux moniteurs entourant le lit médicalisé auxquels est relié l’homme étendu devant moi.
Je crois que même s’il décidait de se lever de lui-même il en serait tout à fait incapable.
J’observe la scène que j’ai sous les yeux, son corps est proprement gigantesque, il mesure plus de deux mètres si j’en juge de la place qu’il occupe sur la couche, sa masse musculaire devait être tout bonnement démesurée avant qu’il ne soit capturé parce que malgré les bandages, les fils, les branchements multiples et perfusions, je constate qu’il est épais, puissant, costaud mais affaibli pour le moment.
Je ne distingue pas grand-chose de son visage couvert par ses mèches de cheveux longues et noires, un énorme dispositif métallique très semblable à une cage encadre sa mâchoire fracturée et maintient sa tête immobile.
J’avance vers lui et le détaille avec la plus grande attention. Il est sédaté, d’épais bracelets de cuir médicalisés sont attachés autour de ses poignets, il respire calmement et semble tranquille. Je m’approche davantage et soulève une mèche de ses cheveux pour observer l’état de son visage. Une large cicatrice partant de se pommette longe la courbe de sa mâchoire.
Il porte encore de nombreuses traces des sévices qu’il a subi, je n’ai aucune idée de ce à quoi il peut ressembler. Ça fait plus d’un mois qu’il a été sauvé et il est toujours en piteux état.
J’ai un sursaut de surprise lorsque son œil qui n’est pas poché s’ouvre et que j’en détaille la couleur et la vivacité pour la première fois. C’est l’iris le plus clair, magnétique, transperçant et déstabilisant qu’il m’est été donné de voir. D’un bleu ou vert inidentifiable comme les mers des caraïbes.
Je recule instantanément mais il attrape mon poignet qu’il serre avec une telle force que j’ai l’impression qu’il va me le briser.
- Lâche-moi, lui dis-je alors d’un ton ferme en Russe.
Je suis complètement paralysée par le regard qu’il me lance comme s’il voyait des choses en moi que personne d’autre n’avait jamais pu deviner avant. Je ne montre rien d’autre que de la détermination, je soutiens son œil intense qui ne cille pas et j’attends que sa prise se détende sans pour autant chercher à m’éloigner.
- Est-ce que tu comprends ce que je dis ? insistais-je en attendant qu’il réagisse mais il n’en fait rien.
J’essaye de répéter en Letton, en Roumain, sans plus de résultat. Je ne connais que les rudiments d’espagnol que je trouve assez semblable à l’italien et au portugais que je parle très bien mais je laisse de côté les langues latines parce que quelque chose me pousse à croire que cet homme est plutôt slave.
Je continue mon observation attentive alors qu’il ne me quitte pas un seul instant de son regard électrisant.
Je ne sais pas vraiment ce que j’y vois, de la peur, de la sauvagerie, de l’inquiétude… Une certaine assurance et détermination que je ne connais que trop bien.
Je sors mon téléphone de ma poche et lance le traducteur, j’enregistre une phrase que je traduis en plusieurs langues et j’attends d’avoir une réaction.
- J’obtiens le clignement que j’attendais quand il réagit au Bulgare.
- Parfait, on va pouvoir commencer à communiquer…
Je lui explique brièvement comment il est arrivé là sans entrer dans les détails pour le moment.
Il semble très attentif et m’observe avec attention même si tout ce que je distingue vraiment de lui est son œil perçant.
Puis lorsque j’ai terminé, je m’éloigne prudemment en lui disant que je reviendrai incessamment.
Je respire un grand coup en ressortant de la chambre dans laquelle l’atmosphère était chargée d’une drôle d’apesanteur. J’ai eu l’impression d’avoir été coupée du monde l’espace d’un moment, je suis complètement déstabilisée.
Je retourne à ma chambre seule, perdue, déroutée… Je m’y enferme pour le reste de la soirée et je me contente de suivre les festivités sur les écrans installés face à mon lit, un verre de scotch à la main, sans trouver le moindre plaisir au défilé de corps qui se déchaine sous mes yeux. Tout étant tellement insipide et ennuyeux…