Chapitre 3 Aaron

1605 Words
Chapitre 3 Aaron Six heures trente. Mes paupières s’ouvrent à l’instant où la sonnerie grinçante retentit dans l’aile de l’isolement. Elle me saisit, me perce les tympans, se répercute dans mon crâne avec hargne, me tord le ventre, fait galoper mon palpitant à toute vitesse. Je hais cette sonnerie à la con. Dans l’obscurité la plus totale, mes iris fixent le mur sombre et dégueulasse de ma piaule tandis que je ne bouge pas d’un iota. Ma première pensée est pour elle, Amyliana. Au-delà de la mort qui va m’arracher la vie quand je m’y attendrais le moins, le manque d’elle est ma pire sentence. Son absence quotidienne me broie les tripes, me fait agoniser, me met plus bas que terre. Nous sommes un samedi, elle serait venue me voir avec les enfants durant soixante minutes si je n’avais pas été en isolement. Encore un faux pas de ma part qui a une sale répercussion sur eux. Putain, fait chier. Je n’ai pas envie de me lever, je n’ai pas envie de débuter une nouvelle journée durant laquelle il ne se passera absolument rien de neuf, je n’ai pas envie d’encore ravaler mes larmes par fierté, ni même de me torturer l’esprit en pensant à eux, à leur vie sans moi. Et pourtant, quand je referme les paupières, je dessine à l’aide de mon imagination une vie dans laquelle je n’ai presque pas de place. Je la vois, si belle et mystérieuse, si aimante et enivrante, dans la cuisine d’un chez moi qui ne l’aura pourtant jamais été, en train de préparer un p’tit dej’ digne de ce nom. J’imagine non sans mal ma fille, April, attablée en train de dévorer des pancakes enrobés de miel alors qu’Adrian esquisserait un sourire à faire damner les anges. Puis, je m’installerais à leur table après avoir longuement embrassé ma femme. April attraperait mes mains avant de les serrer entre ses doigts fins et chaud, Adrian me fusillerait du regard. Je dois accepter que mon gosse me hait. Je dois accepter que je ne suis qu’un donneur de foutre pour lui, que jamais je n’aurais le rôle de père à ses yeux. Je pensais qu’un mieux allait débarquer, mais je me trompais. En me rendant, en le privant de ce lien qui commençait à peine à se créer, j’ai coupé le fil étroit et si fragile qui nous reliait. Il vient une fois par mois me voir sauf qu’au contraire de sa sœur, lui ne me prend pas dans les bras, lui ne m’embrasse pas, lui ne s’assied pas à mes côtés. Non, mon fils s’installe face à moi, de l’autre côté de la table conçue tellement large qu’elle évite le moindre contact physique. Adrian se contente de fuir mon regard ; son silence répond à mes questions maladroites, ses mâchoires serrées durant les courtes minutes ensemble me prouvent combien il déteste venir me voir. Pas à cause de ce lieu, non, mais bien à cause de la personne derrière les barreaux qui le prive d’un samedi détente parmi tant d’autres. Je ne lui en veux pas. Je le comprends, je compatis même, je le plains sûrement. Mais ça n’empêche pas que mon cœur se crève face à lui. J’ai déjà rêvé de le brusquer, j’ai déjà eu la furieuse envie de me lever, de contourner cette f****e table pour le secouer, pour lui hurler de me causer, pour l’obliger à me dégueuler sa haine, pour le forcer à mettre des mots sur ce qu’il ressent. Et pourtant, face à sa douleur de mioche au cœur de pierre, je me résigne, je me la ferme, je me remets en question. C’est de ma faute. Pas de la sienne. Je n’peux pas lui en vouloir. ∞ Quand je rouvre les yeux, le rai de lumière transperce la fente du mur. Ça ne m’apporte pas de luminosité puisque je suis plongé dans le noir, mais ça me permet de savoir qu’il fait jour à l’extérieur de la prison. Au même instant, le plateau repas glisse de la trappe sous ma porte. Je me lève difficilement, grogne quand le mal de dos que j’ai depuis plusieurs semaines irradie le long de ma colonne vertébrale, grimace quand l’odeur putride de la merde m’agresse les narines. J’avance d’un pas, me poste devant la cuvette des toilettes déjà pleine de mes déjections de la veille, défais les nœuds du pantalon de ma combinaison, et vide ma vessie en priant pour que la chasse fonctionne aujourd’hui puisque ça fait deux jours qu’on nous a coupé l’eau en cellule. Je tire la chasse, je souris. Il y a de l’eau. M’accroupissant devant, je plonge mes doigts dans la cuvette des toilettes, me lave les mains avant de m’en asperger le visage. Bordel que c’est bon… Je crève de chaud, je pue la transpiration, je suis dégueulasse de poussières et pourtant, je ne pourrais prendre une douche que dans trois jours ; c’est la règle. Je finis par m’essuyer dans la fine couverture en boule aux pieds de ma couchette, rattache ma combinaison, me penche pour attraper le plateau sur le sol et m’assois sur le bord du lit. Mon repas sur les genoux, mes doigts glissent sur les deux tranches de pain frais, et partent à la recherche presque aveugle du couteau en plastique et de la portion de confiture sans goût particulier. J’engloutis le pain en deux bouchées, complètement affamé. Les repas en isolement sont loin d’être les mêmes que dans le reste dans l’enceinte. Je n’ai pas de carte des menus, je n’ai pas le droit de choisir quel serait le moins dégueulasse, et je suis certain que les rations journalières ne dépassent pas les milles calories. Je suis un crève la faim, comme quand j’étais gosse et que je fouillais les containers du quartier pour bouffer n’importe quoi qui me semblait encore mangeable. Ce constat merdique me fait déglutir, j’attrape le gobelet d’eau et l’avale cul sec pour faire passer ce goût amer qui me noue la gorge. Le gobelet s’écrase entre mes doigts. Je me lève, repose le plateau dans la trappe, la referme et m’appuie contre la porte blindée. Depuis que je suis ici, dans cette cage de béton censée m’isoler plus que je ne le suis déjà, les idées noires prennent possession de la moindre de mes pensées. Dans le couloir de la mort, j’ai quand même plus de liberté, j’ai aussi la lumière d’une lampe de chevet, une petite fenêtre à barreaux, et surtout mes photos. Ici, je n’ai que dalle. Même plus d’air. J’ai besoin de bouger, j’ai besoin de me défouler, j’ai besoin de lumière. Je deviens dingue dès le matin, je deviens fou à trop penser, à compter, à imaginer, à redessiner les pourtours de ma vie. Mais surtout, je deviens fou à lier à force de chercher des solutions pour m’en sortir. Mourir ? Si en arrivant ici j’assumais chacun de mes actes et assurais que je n’en avais rien à foutre, je dois bien admettre qu’aujourd’hui, je ne veux pas crever. Pas comme ça en tout cas. Attendre la mort est déjà douloureux. Voir ma femme chaque samedi en ne sachant pas si c’est sa dernière visite est atroce. La regarder sourire en tentant de graver cette image en moi est difficile, parce qu’au final ce ne sont que ses larmes que je retiens. Que des larmes. Elle me pleure déjà. Parce qu’elle sait. Elle sait qu’il n’y a plus de futur commun possible, qu’il n’y aura plus jamais de moments charnels, qu’il n’y aura plus de rires, ni même d’engueulades. Elle sait que jamais je ne partirai avec elle, que nous n’échangerons plus de baisers passionnés, et encore moins de caresses. Elle sait aussi que si elle était la femme de ma vie, je ne serai jamais celui avec lequel elle finira la sienne. Elle a surtout conscience qu’un jour, sera venue l’heure de lui dire adieu. ∞ On tambourine contre ma porte. La trappe centrale s’ouvre. Il doit être seize heures, le temps de la promenade. Assis sur le matelas de béton de mon lit, je me redresse, pressé de respirer l’air extérieur. Je tends les mains dans la trappe, attends patiemment que le gardien me menotte, recule quand c’est fait. La porte s’ouvre, je ferme les yeux quand la luminosité ambiante m’aveugle, j’inspire. — Comment vas-tu ? Hunter se poste dans mon dos, tandis que j’avance vers les escaliers. — Si je réponds bien, tu trouverais ça ironique, non ? Il ricane. — Plus qu’une semaine, A, dit-il d’un air compatissant. — Plus qu’une ouais. Hunter est le responsable de l’aile d’isolement et fait d’autres trucs dans la prison qui ne me concernent pas. Chauve, grand et costaud, je l’aurais étalé en moins de deux secondes si je n’étais pas menotté et si je n’avais pas perdu autant de poids. Au départ, entre lui et moi ça ne s’est pas bien passé. Enfermé dans ma cage extérieure, j’ai eu le malheur de faire trois pompes avant qu’il ne me hurle dessus, je lui ai répondu, ai osé faire le malin avec lui en lui crachant à la gueule pour le remettre à sa place de vieille merde, et j’ai fini ma première semaine avec un masque anti-crachat, une sorte de filet qu’on nous fout sur la gueule. — Courage, bientôt tu seras de retour dans le bon côté de la prison. Je ris. — Parce que t’appelles ça le bon côté ? Il hausse les épaules alors que je me retourne vers lui. — Il n’y a pas de bons côtés entre ces murs, non, finit-il par répondre. Le bon côté c’est en dehors de la prison. Mais pour l’instant, t’es là où l’humanité n’existe pas. Je ne réponds rien, me retourne, descends les marches. Il est évident que l’humanité n’existe pas ici. Enfermés comme des crevards, plongés dans l’obscurité la plus totale, allongés sur du béton, le nez dans nos chiottes sans parler des repas qu’on ne nous sert pas automatiquement, on ne peut pas faire pire pour l’être humain. Nous sommes tous ici parce que nous avons commis des crimes, c’est un fait. Certains ont v***é, d’autres ont tué, quelques-uns ont volé. La prison est une bonne punition, le couloir de la mort est la pire mais émotionnellement, l’isolement est la plus douloureuse. — Au fait, t’as vu Kurt ? Kurt. Mon cœur fait un bond, me coupant le souffle. C’est lui qui annonce les dates d’exécution. Je secoue la tête par la négative tandis que la bile qui m’enserre la gorge m’empêche de parler. — Tu le verras ce soir dans ce cas.
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