-C'est un manoir.
Et je reste ahurie devant. On est en plein cœur de New York, à quelques blocks de Central Park, et Athena nous offre un manoir imposant, haut de trois étages et d'un attique, à la façade en pierres massives, décorée de caryatides gigantesques qui soutiennent de larges fenêtres et encadrent des baies à vitraux encore plus grandes. C'est une demeure d'Olympiens, sans aucun doute. Des chouettes stylisées étendent leurs ailes sur les linteaux, des piliers et des colonnes antiques rythment chaque niveau et des vases en bronze doré, monumentaux bien sûr, au décor épique relatant la guerre de Troie, bordent la porte à double battant. La seule chose qui m'emballe vraiment, c'est la serre accolée au côté gauche.
-Athéna ne se serait jamais contentée d'un appartement, relève Deimos d'un ton suffisant. Tes affaires sont rassemblées chez ta mère ?
J'acquiesce.
-Les Semés vont les ramener. Ils ont déjà dù se charger des miennes.
Deimos grimpe sur le perron et déverrouille la porte.
Je le suis de près, impatiente de voir l'intérieur. Nous avons à peine posé le pied dans l'entrée qu'un nuage de paillettes éclate devant nous, me faisant reculer d'un pas.
Une petite déesse à la chevelure rose et au visage rond apparaît, enveloppé dans une combinaison en pilou gris souris, ouvrant de grands yeux mauves, les bras levés en l'air et un sourire radieux s'étirant jusqu'aux oreilles.
-Bienvenue! s'exclame-t-elle. Athéna m'a chargée de vous faire faire le tour de votre nouveau foyer!
Elle abaisse ses bras, ramène ses poings sous son menton et me lance un regard langoureux avant de m'approcher à petits pas.
-Épouse de la Terreur, on m'a tellement parlé de toi. Est-ce que...
Elle me tend les bras.
-Est-ce que je peux ?
Mais non! Une déesse qui aime les câlins! Elle est beaucoup trop mignonne pour que je ne craque pas ! J'accepte immédiatement et je la serre contre moi. Elle trépigne littéralement et en plus, elle sent bon le bubble-gum. J'adore. Je sais que Deimos me trouve trop tactile, mais franchement, il n'y a rien de plus réconfortant qu'une embrassade pareille. La déesse se détache de moi après un délai parfait et semble proposer la même chose à mon époux qui a gardé le silence jusque-là.
-Deimos?
-Ne t'approche pas de moi, Philophrosyne.
La silhouette menue et colorée se renfrogne.
-Comme d'habitude.
-Philophrosyne, c'est adorable comme prénom.
La déesse s'hérisse d'excitation en m'entendant. Si des bulles de bonheur pouvaient s'échapper d'elle, elle en serait cernée! Rho bon sang, elle est trop chou! Si moi je m'ébahis, Deimos, lui, s'impatiente.
-Le tour, Philophrosyne. Le tour.
-Oui ! À vos ordres, Terreur !
La petite déesse se lance dans une visite commentée de l'immense entrée à l'escalier en trois volées, et à la statue d'Athéna au style art nouveau revu et corrige par les dieux. Elle se dandine sur les marches, s'extasie sur la rambarde et prend bien le temps de guetter nos réactions. Quelle créature divine vraiment étonnante, surtout après ce que je viens de voir sur l'Olympe et la tension redoutable qui habite les dieux.
-Qui est-elle ? chuchoté-je à Deimos. -La déesse de la gentillesse et du bon accueil. Elle travaille avec Athéna dans son parc immobilier. Impossible de retenir un sourire un brin moqueur. Deimos le repère tout de suite.
-Quoi ?
-Vous avez une déesse de la gentillesse ? C'est quand la dernière fois que vous l'avez priée?
Je glousse, les dents serrées, et Deimos me jette un regard en coin terrible. Philophrosyne poursuit sa présentation et nous entraîne dans les étages sans se préoccuper de notre échange : au premier, les deux appartements des maîtres de maison, composés chacun d'eux de deux salons, d'une chambre et d'une salle de bains privée ; puis au deuxième, plusieurs chambres d'amis ou d'enfants - le tout énoncé avec un tressaillement empressé de la part de la déesse -, un petit salon de musique réputé pour ses fêtes durant les années 1930, et une salle de sport ultra moderne ; enfin, au troisième étage, l'opulence olympienne s'étale dans toute sa splendeur avec une piscine géante, une bibliothèque digne des plus grands palais et, Hécate seule sait pourquoi, une scène de théâtre à l'antique. Philophrosyne ne tarit pas d'éloges sur les performances d'acteurs qui ont été jouées ici.
Et c'est là que je comprends : Athéna a vécu dans ce manoir lorsque les Olympiens ont débarqué sur Terre. L'architecture, le décor martial, les arts... tout me semble cohérent, mais aussi déroutant.
Deimos presse le pas alors que je reste hébétée devant ce luxe surréel. Je crois que j'aurais préféré le duplex froid aperçu lors de ma première visite à New York. C'était au moins à l'échelle humaine. Le manoir, lui, est magnifique mais tout est singulier et fantasque : le mobilier antique qui semble neuf, la décoration à la gloire des dieux, partout, ou encore le système de tubes pneumatiques en cuivre, dont chaque ouverture est décorée d'un Caducée, pour communiquer avec le Siège, comme je l'avais déjà remarqué dans le bureau de Deimos.
-Tu n'aimes pas, finit par remarquer Philophrosyne en blêmissant d'un coup, stoppant net dans l'escalier que nous redescendons.
-Oh si, si ! me dépêché-je de dire.
Je ne vais pas faire de la peine à la déesse de la gentillesse !
-Je me demandais juste si je pouvais réaménager mon appartement comme je le souhaitais.
-Bien sûr, Épouse de la Terreur!
Ouh, il va falloir mettre le holà sur ce surnom, je le sens.
-Ce ne sera pas nécessaire, coupe Deimos.
Je ralentis alors que nous arrivons dans l'entrée, interloquée.
-Pourquoi?
-Parce que nous allons partager un seul appartement. Tu pourras remeubler l'une des deux pièces, si tu veux.
Je reste muette une seconde, avant de sentir la décерtion se coincer en travers de ma gorge. J'espérais vraiment coin à moi et surtout, ne pas partager l'intimité de ma vie avec mon dieu fraîchement épousé. J'ai envie de discuter cette décision prise sans moi en balançant tout un tas d'arguments, mais la présence de Philophrosyne me perturbe. Elle semble tellement vouloir me faire plaisir que je n'ai pas envie de lui montrer mon côté grognon. Elle a l'air d'en avoir déjà tout son saoul avec les dieux. Alors je pose la question plutôt calmement, avec un sourire passe-partout:
-Quel est l'intérêt d'avoir autant d'espace si on ne peut pas chacun avoir le sien?
-Nous sommes mariés, nous partagerons la même chambre, réplique Deimos.
Bon sang, on va dormir dans le même lit toutes les nuits?
Il n'y a que Philophrosyne pour se réjouir d'une telle chose. Elle joint ses mains contre son cœur et papillonne à deux pas du géant blond et impassible.
-C'est si romantique que tu veuilles passer tout ton temps avec ta jeune épouse !
La grimace froide de Deimos en dit long sur ce qu'il pense de cette interprétation.
Je ne me sentais déjà pas à ma place sur l'Olympe, je sens que ça va être la même chose ici. Le gargouillis qui s'échappe de mon ventre en rajoute une couche sur mon malaise. Je n'ai rien pu avaler hier et cette journée est déjà bien avancée. J'ai hâte de prendre une douche, de retrouver mes vêtements et de manger un morceau.
-La cuisine ! s'exclame Philophrosyne en me prenant en pitié. Il faut descendre dans le sous-sol pour la trouver !
La longue pièce, accolée à une vaste cave, est à semi-enterrée. Des fenêtres hautes et minces donnent directement sur le trottoir. Je m'attendais presque à voir des vieux fourneaux et de la vaisselle en porcelaine ancienne, mais non. Tout est ultra moderne ici, en inox et en acier. Et c'est déjà habité : les Érynies et les Semés sont là, autour d'une machine à café Elektra en laiton chromé et en cuivre assez spectaculaire.
-Maître! Félicitations ! lance l'une des Érynies en levant sa tasse.
Ses comparses l'imitent. Leurs bons souhaits, pourtant sympathiques, ne suffisent pas à dérider Deimos qui me paraît bien distant. Peut-être qu'il se rend compte qu'il est, lui aussi, piégé dans cette union.
-Vous avez pris vos quartiers dans l'attique? réplique-t-il seulement.
Parce qu'ils vont vivre avec nous? Il aurait pu m'en parler!
Ses serviteurs manifestent leur contentement, pour une fois qu'ils ont chacun leur propre chambre ! Seuls les Semés demeurent silencieux, mais ils approuvent d'un signe de tête. Peut-être qu'ils ne peuvent pas parler... Après tout, ce sont des ombres armées ayant pour seul but de se battre.
Philophrosyne se repointe sous mes yeux, une panière remplie de fruits, de ginger beer, de gâteaux et de confi- series en tout genre.
-J'ai mené mon enquête auprès des sorcières et je t'ai composé ce panier de bienvenue pour que tu te sentes chez toi !
Une boule chaleureuse se propage dans mon ventre. J'ai presque envie de pleurer en voyant les étiquettes des bouteilles avec le nom de ma mère dessus. Je prends le panter, émue, et le serre dans mes bras.
-Merci.
Je perçois à peine le clin d'œil que lance Philophrosyne à Deimos. Nous remontons au rez-de-chaussée, mes affaires sont rassemblées au milieu de l'entrée, quelques Cartons, deux valises et mon cher Norbert. Nous terminons le tour par la salle à manger et la galerie de récepdion, et enfin par la fameuse verrière que j'avais aperçue depuis l'extérieur. À cet endroit, baigné de soleil, recouvrant le sol et les murs, un ensemble de mosaïques évoque les quatre saisons: les couleurs sont chatoyantes et les motifs semblent bouger tout seuls, comme si les pétales de fleur s'ouvraient, les branches des arbres ondulaient sous la brise, les feuilles rouges tombaient et les flocons de neige tournoyaient lentement. La verrière est soutenue par une armature en métal vert émeraude imitant des tiges et des joncs au bout desquels s'épanouissent des ampoules en forme de lys et de grenades. On dirait que tout a été dessiné et imaginé par Mucha. C'est si beau que je ne sais pas quoi dire.
-Perséphone a passé un été ici, m'indique Philophrosyne en déposant mon ficus sur une longue table en bois, près des vitres. Elle a conçu cet endroit avec Athéna. Les mosaïques ne bougeaient plus depuis longtemps, la réouverture de l'Olympe a dû les réactiver.
-C'est magnifique, dis-je, la gorge nouée.
Je me sens bien ici, enfin. J'attendais que cette sensation apparaisse à un moment ou à un autre durant cette visite. Je suis soulagée qu'elle arrive enfin. La déesse, à côté de moi, tapote dans ses mains, ravie.
-Je vais pouvoir vous laisser! Chère Épouse de la Terreur...
-Ella, corrigé-je aussitôt.
-Ella, reprend la déesse, le visage rougi par la joie. Si tu souhaites communiquer avec moi, tu n'as qu'à m'envoyer un message par les tubes d'Hermès, en écrivant mon nom sur le rouleau. Il y a plusieurs stations dans le manoir.
J'acquiesce, touchée. Je pose le panier près de mon ficus pour un dernier câlin. Philophrosyne me le rend sans aucun problème avant de le proposer à nouveau à Deimos qui se tient à l'écart.
-Non. Toujours pas.
La déesse aux cheveux roses soupire mais se décourage moins que la première fois.
-Ce n'est pas grave. À présent, j'ai Ella.
Elle agite ses mains sous mes yeux en guise d'au revoir et disparaît dans un nuage de paillettes qui s'évaporent. À présent, il n'y a plus que lui et moi. Et sa horde de serviteurs infernaux. Deimos m'observe de loin sans un mot. Je le voyais impassible jusque-là, mais en vérité, il m'inspire un sentiment de satisfaction. Peut-être à cause de ce mince sourire en coin, ou de ce regard un peu endessous, plein d'assurance.
-C'est vous qui avez demandé à Philophrosyne d'être là, n'est-ce pas?
Il hausse les épaules.
-Je connais ton point faible.
C'est sûr que la présence de la déesse de la gentillesse m'a tranquillisée et a adouci mon arrivée ici. Je pourrais protester et lui reprocher cette manipulation, mais ça ne m'avancerait à rien et j'ai de toute façon réellement apprécié la présence de Philophrosyne.
J'ai épousé le dieu de la terreur, je dois faire avec. Je vais donc m'imposer un plan en trois points: primo, je considère Deimos seulement comme une entité malveillante et rien d'autre. Deuzio, je vais poursuivre ma vie comme si elle n'avait pas tant changé que cela. Et enfin, tertio, je dois dénicher les faiblesses de Deimos et en informer mes guides.
Car telle est ma mission.
*
Le soir venu, après avoir défait mes cartons, sorti mes livres et mon ordinateur, et installé un presque-bureau dans la pièce de l'appartement qui m'est attribuée, et après avoir grignoté une bonne partie du panier tout en me restreignant le plus possible sur la ginger beer, je me retrouve dans la salle de bains que nous allons partager, Deimos et moi. Je remplis l'immense baignoire en marbre et me cale sous la mousse, la tête appuyée contre une serviette repliée. Je n'ai plus qu'à me détendre.
La quiétude est de courte durée puisque la porte s'ouvre et Deimos entre, une fouta autour de la taille, dévoilant à mes yeux son imposante musculature. Je retiens mon réflexe de bondir hors du bassin, à la fois outrée et paniquée, et ravale une bruyante protestation. À la place, je ramène mes genoux sous mon menton et balbutie quelques onomatopées que mon époux ignore royalement.
-Je prends juste une douche, finit-il par dire.
J'ai perdu ma voix, parce que le torse divin qui s'affiche devant moi me coupe tous mes moyens. J'avais déjà deviné les épaules larges et les abdos béton, mais le découpage de l'ensemble est si parfait, si harmonieux... et blessé.
Je n'aurais jamais pu imaginer une telle cicatrice à l'emplacement du cœur, en forme d'étoile. On dirait le résultat d'un impact v*****t. Les cicatrices des mortels sont toujours un peu rouges ou roses, mais la sienne est ocre doré. Deimos semble si inébranlable en temps normal que l'imaginer fragilisé par une telle entaille me secoue.
Sans un mot, il se penche au-dessus d'une vasque rem. plie d'eau et se rafraîchit le visage. Tous les muscles de son dos roulent sous sa peau dès que ses bras bougent.
-D'où vient... comment est-ce que... euh.
Il tourne à moitié son visage vers moi, des gouttes perlant de son nez et de ses cils. Seul son œil noir me regarde.
-La cicatrice? me devance-t-il.
-Oui.
-La guerre contre Hécate.
Malgré l'eau chaude, je frissonne dans mon bain. C'est probablement pour ça qu'il craint les sorcières. Un sentiment de honte m'envahit alors que je sais très bien que je ne suis pas directement coupable.
-Je croyais que les dieux pouvaient guérir de tout.
-Ils le peuvent, oui. J'ai choisi de la conserver.
-Pourquoi ?
-Pour ne pas oublier.
Je baisse les yeux et fixe les minuscules bulles de la mousse s'évaporer lentement. Du coin de l'œil, je surveille Deimos qui retire sa fouta et passe derrière la cloison en bois ajourée qui sépare le bassin de l'espace douche. Si le premier a un système de robinet, expliquant mon choix du bain, le second n'avait rien de détectable pour l'arrivée d'eau.
-Nérée, orage.
Il ordonne et des nuages anthracite apparaissent au- dessus de lui et libèrent une pluie drue sur Deimos. Il se lave à l'eau de pluie. Littéralement.
J'observe les fragments visibles de son corps à travers la cloison, captivée, Par Hécate, il me fascine. Il m'interloque, m'interroge, et me fascine. Je le savais bien que ce b****r nous avait liés, d'une manière ou d'une autre. Il faut absolument que je fouine et déniche ses faiblesses. Ce qui n'est pas une mince affaire, vu qu'il est l'incarnation de l'adage . Sa famille est une faille potentielle, mais j'en doute. Ils n'ont pas l'air de s'entendre. Si je le cuisinais à leur sujet, il perdrait vite patience. Ça ne me mènerait à rien... Mais oh là là ce torse sous la pluie chaude d'un orage d'été !
Un plongeon sous l'eau va noyer ces pensées tordues fissa ! Je dois me concentrer et ne pas sombrer dans ce piège, surtout pas ! Les failles ! L'ichor !
Je remonte mes yeux tel un périscope de sous-marin pour surveiller la progression de la douche de l'époux divin. Il passe ses mains dans ses cheveux. Très bien. Focus, Ella. Focus. Le problème, c'est que Deimos est bien trop droit dans ses bottes. Il est le chef de la sécurité, il suit les règles à la lettre... Comment trouver quelque chose qui le rende vulnérable ?
Oh ! Il bouge. La pluie s'est arrêtée. Il sort, il sort à poil ! Mayday !
Je replonge sous l'eau à temps. Quelques secondes devraient suffire pour qu'il attrape un drap de bain et se couvre un minimum. J'envoie donc un œil pour vérifier... et je spote tout de suite le fessier ferme de Deimos qui sort de la pièce, une serviette autour du cou.
Rho bon sang, il va falloir qu'on mette en place des tours pour la salle de bains, je ne peux pas continuer comme ça. Je veux bien mater tranquillou, posée dans l'immense baignoire, mais je ne serais jamais sereine à ce stade. J'ai le cœur qui bat la chamade et mes pensées ricochent sur son dos, sur ses épaules, sur le son de la pluie et sur sa poitrine marquée. Il a choisi de la garder.
Pourquoi s'infliger ça ?
Je tente de me détendre à nouveau et reste jusqu'à ce que l'eau tiédisse. Alors que j'enfile mon shorty et sweat pour dormir, une nouvelle question émerge dans mon cerveau ramolli : quel genre de pyjama porte Deimos ? Le combo classique pantalon-chemise bleu ? Le tee-shirt et caleçon décontracté ? La vieille chemise de nuit désuète ?
, m'avait-il dit.
-Bon sang.
Je peux le faire !
J'ouvre la porte et fais quelques pas dans la chambre. À part une cheminée et une banquette devant, il n'y a qu'un grand lit dans cette pièce, avec des baldaquins et des voiles rouge et or qui pendent lâchement de part et d'autre de la couche. Deimos est allongé là, sur le dos, sûrement nu, un livre tenu au-dessus de lui. Je m'avance sans oser m'étendre. Dans un coin de ma tête, j'espérais une toute autre configuration.
-Vous n'allez pas...
-Me changer en chien-loup et dormir au pied du lit? Non.
Le tout sans sortir de sa lecture.
J'aurais essayé,
-Je n'ai jamais dormi dans le même lit qu'un homme.
-Je me saurai me tenir, soupire-t-il.
-Ce n'était pas vraiment ce que je voulais dire, grommelé-je en m'allongeant bien de mon côté.
Son odeur me titille le nez. Il sent la pluie. Ou plutôt, la nature après la pluie, le bois et l'herbe mouillés
Un mordillement de lèvre suffit à me rappeler à l'ordre.
-Juste pour le préciser, il y a une frontière invisible, ici, dis-je en dessinant une ligne de la main entre nous.
-J'ai droit à un coup d'œil, mi-impatient, mi-curieux.
-OK.
Ouh, facile !
-Et tant que j'y suis, j'apprécierais qu'on instaure des tours pour la salle de bains.
-Tu étais trop longue.
-Ce qui n'arriverait pas si on avait chacun la nôtre, rebondis-je.
Ah ah! Coincé !
-Tu t'y feras.
Et il reporte son attention sur son livre.
C'est bien le coup de pied aux fesses qui me manquait !
Époux, tu ignores tout ce dont je suis capable pour empiéter sur ton temps et ton espace. C'est toi qui vas me céder, et pas l'inverse.
-Vous lisez quoi ? Un polar ?
-Tu veux vraiment savoir? Ou tu es nerveuse ?
Pourquoi je serais nerveuse ? D'après vous, je n'ai pas de raison de l'être.
Il se tourne vers moi et dessine à son tour la droite entre nous.
-Tu viens pourtant de tracer une frontière invisible entre nous.
Je ravale ma défense. Soit.
Il reprend sa lecture et je reste là, silencieuse et fébrile. Deimos m'a déjà fait une démonstration de sa parole hier soir. Je creuse mon coin en agitant mes épaules. Le matelas est bon, les oreillers ultra moelleux, la couverture chaleureuse, le crépitement du feu apaisant, je n'ai qu'a me laisser porter.
Au milieu de ma somnolence, je l'entends poser son livre sur le sol. J'attends un moment avant d'ouvrir les yeux et de rouler sur le côté. Deimos s'est endormi, il me tourne le dos. Je n'ose pas encore bouger, mais l'idée fait son chemin. Parmi les instants propices à une ponction d'ichor discrète, la nuit reste une opportunité non négligeable. Mais avant de sortir les couteaux ou les seringues - et rien qu'à cette image, je grimace -, je devrais tester le sommeil de mon dieu de mari.
Très lentement, je tends la main et l'ongle de mon index grattouille vite sa peau.
Je retiens mon souffle.
-Ne t'avise pas de franchir la frontière que tu as toi-même établie, gronde-t-il, immobile.
Je reprends ma main, crispée.
-J'ai le sommeil léger, ajoute-t-il en guise d'avertissement.
-Désolée. Bonne nuit.
-Mmh.
Bon. La tâche sera ardue. Mais cher époux, sache-le, je vais te rendre fou. Fou, fou, fou. Tu n'en pourras plus de moi! J'aurai mon appartement et mes gouttes d'ichor, sois-en sûr !