Dix jours passent et mon quotidien a tendance à ressembler à une grande partie de Risk. Décidée à occuper le plus d'espace possible pour que Deimos cède super second appartement, je l'envahis de plantes. J'en ai mis dans la verrière bien sûr, qui commence à ressembler à un véritable antre de sorcière, mais aussi dans notre chambre, dans la salle de bains, dans la salle à manger, et j'entame une conquête de la salle de sport qu'il utilise régulièrement. Je n'ose pas encore m'attaquer à la cuisine qui reste un lieu de rendez-vous fréquent des Érynies et des Semés. Et les serviteurs de Deimos ne me mettent pas encore tout à fait à l'aise. Leur attitude frontale et sans détour me fait peur. Sans compter que les Érynies hurlent très souvent, rient aux éclats, à en faire trembler les murs, et se mettent parfois à voler dans les airs, traversant les étages et les pièces à vive allure, me surprenant dès que je cherche le calme. Les Semés, eux, même s'ils sont muets, ont pris l'habitude d'apparaître en surgissant du sol sans que l'on s'y attende.
Deimos se contente de ce chaos, moi, j'ai plus de mal à me concentrer sur mes études au milieu de tout ça. J'ai reçu des cours à lire et des devoirs à faire, je profite des bibliothèques en ligne et de celle que j'ai sous la main ici, mais mes camarades me manquent. Le travail en groupe me manque. Je me sens isolée avec cette partie humaine que j'ai mis tant de temps à cultiver et à regarder grandir avec plaisir. J'ai l'impression de n'être plus qu'une sorcière sans dons ! en pleine mission.
Soupirant une énième fois sur la dissertation que je dois rédiger, ironiquement au sujet de la réinterprétation des mythes gréco-romains à la Renaissance, je décide de faire une pause et d'aller prendre un café. Je quitte mon bureau qui me semble encore trop grand pour que je m'y sente bien. J'ai rajouté un canapé club, plein de coussins et de plaids, des tapis et des monsteras, mais la pièce demeure vaste et tout semble s'y perdre.
Avant même d'arriver à la cuisine, j'entends les éclats de voix des Érynies. Dès que Deimos fait appel à elles et aux Semés - généralement par une sorte de sommation orale, comme j'ai déjà vu les dieux le faire -, ils s'éclipsent sans discuter. Ils obéissent au doigt et à l'œil !
-Épouse de la Terreur, me saluent-elles dès que je pose le pied dans la cuisine.
Les Semés inclinent respectueusement la tête.
-Ella, s'il vous plaît, rappelé-je en prenant une tasse et en m'approchant de la cafetière.
Je sais qu'ils n'oseront jamais. Ils ont cette sorte de respect conformiste bien ancré dans leurs têtes, mais peut-être qu'un jour, nous briserons tout ce mur de glace qui nous sépare.
Shtouk !
Le bruit devenu familier de l'arrivée d'une capsule dans un tube pneumatique retentit. L'une des Érynies l'attrape et le déplie. Une seconde plus tard, elle ricane.
-Il est con, ce Thanatos !
Elle tend le rouleau à ses comparses, et chacune se met à rire en lisant le message.
-Thanatos, il vit dans les Enfers, non ? demandé-je en tentant d'établir un vrai dialogue avec les femmes et les hommes de main de mon époux.
-Oui, les tubes d'Hermès plongent jusque-là-bas.
Shtouk !
Le message est déroulé et de nouveaux ricanements retentissent.
-Voilà que Charon s'y met, lui aussi !
Les Semés se penchent par-dessus les épaules de leurs comparses pour tenter de voir de quoi il s'agit, puis leurs ombres tremblotent. Est-ce que ça ressemble à ça, un Semé qui rit ?
-Ça me manque, les Enfers, devise finalement l'une des Érynies.
-Vous venez de là ? m'intéressé-je.
-On appartient à Hadès, à l'origine. C'est lui qui nous a mis au service de Deimos sur Terre.
Le mot m'interloque sur le coup, mais ça ne semble pas les travailler plus que ça. Après tout, ce sont des êtres qui n'ont qu'un but dans la vie : punir.
-Et vous n'y retournez jamais ?
-Pas tant qu'on ne nous l'ordonne pas.
Dommage, ça m'aurait fait des vacances.
-Vous ne travaillez pas aujourd'hui ?
Avec un peu de chance, ils vont me répondre qu'ils attendent un appel d'un moment à un autre et ils vont dégager du manoir, me laissant enfin le calme dont j'ai besoin.
-Non, le maître est très occupé au Siège cet après-midi.
-Ah oui? Par quoi?
Tous échangent des regards mi-amusés, mi-méchants. Vraiment déstabilisants.
-Il a audience avec les pires créatures olympiennes !
Et elles pouffent. Et les épaules des Semés gigotent.
-On ne doit pas le déranger, ajoute l'une d'elles.
-On n'y penserait pas de toute façon !
OK. Intéressant ! Puisque je n'arrive de toute façon pas à étudier, je pourrais rendre une petite visite impromptue à mon époux sur son lieu de travail. Une nouvelle phase de mon plan d'invasion va s'ouvrir avec un rôle tout trouvé : l'épouse qui débarque et enquiquine. Parfait ! J'avale mon café un peu trop vite et fouille les placards pour trouver un thermos. Les Érynies et les Semés reprennent leurs discussions et échangent des messages avec les Enfers. Moi, je fais infuser une camomille, persuadée qu'il va la détester, et ajoute des biscuits aux figues faits hier. Les museaux affamés des Érynies se pointent immédiatement et je leur en cède volontiers, me disant que gagner des points auprès d'eux ne serait pas du luxe.
Une fois prête, je ferme la porte du manoir derrière moi et pars à pied. On n'est pas loin de Central Park et du Siège. C'est vraiment l'adresse idéale, cet endroit ! Je parcours les mètres restant en accélérant le pas, pressée d'embêter Deimos là où il doit se sentir le plus assuré. Je sors la carte magnétique qu'il m'a donnée - contenant une infime part d'ADN divin -, m'autorisant à entrer au Siège en qualité d'épouse du dieu de la terreur. Je baisse la tête pour éviter le regard acéré de la Sphinge, me rue dans un ascenseur et monte jusqu'à l'étage de Deimos.
Ce n'est que devant la porte que je prends du recul. Il est en audience avec les . Ça ne va pas m'arrêter, mais il ne faudrait pas non plus que je froisse les divinités présentes. J'appuie tout doucement sur la poignée et entrouvre le battant pour jeter un œil discret à l'intérieur. Si je m'attendais à une foule de conviés, il n'y a en fait que deux personnes : Deimos, dans son costume entièrement noir, assis à son bureau, la mine très sombre, et une déesse à moitié affalée sur une banquette, la chevelure brune, ondulée et volumineuse, des lunettes sur le nez, une écharpe rouge autour du cou, un pantalon et un pull noirs près du corps et des Richelieu en cuir rutilant aux pieds. Au comble de la curiosité, je décide de me faire une idée de la situation avant de signaler ma présence.
-C'est une catastrophe, se lamente la déesse. Jamais je n'aurais dû accepter ce projet dans mon théâtre ! Je suis la muse du chant et de la tragédie, bordel! Pas Athéna ni Apollon ! Ils croient quoi au juste, ces acteurs ? Que je peux les changer en stars du jour au lendemain ?!
Deimos, accoudé, le menton posé sur ses mains croisées, soupire bruyamment. Je n'avais pas assimilé et pour ma part, mais connaissant Deimos, même un peu, j'imagine que ce n'est pas si exagéré que cela pour lui.
-Melpomène, je vais me répéter, mais quel est le rapport entre le montage de ta comédie musicale et ta sécurité ?
La muse se redresse d'un coup, visiblement outrée.
-Le rapport ? Tu me demandes quel est le rapport ?! Elle bondit sur ses pieds et se met à faire les cent pas devant le bureau de Deimos.
Et ma sécurité mentale, tu en fais quoi ? Je me sens menacée par un ensemble d'incompétents sur mon propre terrain ! J'ai fait des castings de malades ! Terpsichore les a fait danser jusqu'à ce qu'ils aient les pieds en sang ! Mais ils n'arrivent toujours pas à atteindre la perfection !
Melpomène s'immobilise, les larmes aux yeux. Elle contourne le bureau et se plante à côté de Deimos, les lèvres tremblantes.
-Non seulement mon premier rôle ne comprend rien au destin tragique d'Héraklės, mais en plus, Terreur, en plus... il chante mal !
Et elle s'effondre, en pleurs. Deimos se frotte le visage, laissant émaner de lui une tension folle qu'il contient malgré tout.
-Et tu veux que je punisse ton premier rôle ?
-Le punir ?! s'exclame-t-elle tout en geignant. Mais qu'est-ce que ça changerait ?
Mon époux ferme les yeux et se masse les tempes.
-En même temps, faire chanter Héraklės... Quand on a connu l'animal, ce n'est peut-être pas l'évidence même.
Melpomène se redresse, scandalisée.
-Tu me vexes. Disney l'a fait !
-Qui ?
-Ô désespoir ! lance la muse en plaquant le dos de sa main sur son front.
Finalement, Deimos n'a pas besoin de moi pour qu'on l'embête au boulot. Melpomène a l'air d'épuiser son peu de patience avec un talent rare ! Elle s'éloigne et se laisse choir sur la banquette en marmonnant des et autre . J'y vois une fenêtre d'intervention et frappe à la porte avant de la pousser.
-Bonjour, bonjour !
-Ella, ne peut que dire Deimos, surpris et, je crois bien, soulagé.
Melpomene lève des yeux rougis et larmoyants sur moi.
-Bonjour, É-Épouse de la Te-Terreur, dit-elle en hoquetant.
-Ella, corrigé-je encore une fois. J'apporte de la camomille, vous en voulez ?
La muse hoche la tête. Je pose mon panier sur le comptoir du coin cuisine et sers deux tasses. J'en dépose une devant Deimos et je rejoins Melpomène pour tenter de la consoler.
-Je n'ai pas pu m'empêcher d'écouter ce que vous disiez, abordé-je en prenant place près d'elle. Peut-être que vous imposez trop à votre troupe. Mais je dirais surtout que vous vous mettez beaucoup trop de pression à vous-même, au point de perdre de vue l'aspect artistique, non ?
La muse me fixe avec de gros yeux, tout en buvant de petites gorgées du liquide réconfortant.
-Tu crois ? hésite-t-elle d'une voix cassée.
-Mais oui. Si vous ne vous sentez pas bien sur votre propre sujet, c'est normal que les humains qui travaillent avec vous soient, disons, défaillants.
-Alors... c'est ma faute si Héraklės chante mal ? Je me dépêche de poser une main sur son épaule.
-Non. C'est la faute des attentes que l'on a placées sur vos épaules. Toujours être la meilleure en chant et en tragédie, ce doit être épuisant !
Elle hoche vivement la tête.
-Oui! C'est vrai!
-Commencez par penser à vous. Prenez des vacances, allez vous amuser un week-end, retrouvez des copines dans un bar !
-Avec Terpsichore, on voulait se moquer de Thalie dans son Comédie Club, mais on n'a jamais trouvé le temps.
Je ravale une critique sur la forme que prend son passe-temps et préfère approuver en tapotant sa cuisse.
-C'est une très bonne idée.
La muse retrouve le sourire et tourne un visage froid vers Deimos.
-Pourquoi tu ne m'as pas conseillé ça, toi ?
-Parce que je suis le responsable de la sécurité, rappelle-t-il d'un ton agacé.
Elle a un haussement d'épaules vexé, puis elle se relève et me rend la tasse vidée.
-C'est une perle, Terreur, sache-le, dit-elle avant de me prendre dans ses bras pour une accolade.
Deuxième câlin avec une divinité ! Merveilleux !
-Puis-je te venir en aide à mon tour ? me propose Melpomène.
-Oh, euh, j'ai un devoir d'histoire de l'art à rédiger et je bloque complètement dessus.
-Mmh. Ce serait plutôt le rôle de Calliopé mais madame est bien trop occupée à écrire des séries historiques à Los Angeles, grogne-t-elle. Je lui passerai ta requête.
Sans me laisser le temps de la remercier, la muse du chant et de la tragédie sort du bureau avec un jeté de cheveux en arrière digne des meilleures drama queens. Satisfaite, je croise les bras et adresse un coup d'œil à Deimos, qui s'est affaissé dans son fauteuil et me fixe, un mince sourire aux lèvres, content.
Damned ! J'étais venue lui pourrir sa journée mais je l'ai juste aidé ! Je suis vraiment la dernière des cloches, mais je ne supporte pas les gens malheureux, qu'ils soient humains ou divins.
-C'est ça votre boulot ? Vous torturez aussi des muses ?
-Une fois par mois, les divinités peuvent me faire part de leurs préoccupations vis-à-vis de leur sécurité. Les muses dépassent souvent les bornes.
Je lui souris poliment, et peut-être aussi un peu amusée. Une dizaine de jours avec lui, c'était à la fois long. intriguant et attachant. Je ne peux pas dire qu'il soit le pire des époux puisqu'il ne fait jamais rien pour me contraindre, mis à part l'appartement et l'intimité que je lorgne. Mais ce n'est pas parce que nous partageons un lit qu'il se permet des gestes déplacés. Il continue d'entrer dans la salle de bains avant que je finisse parce que je fais exprès d'allonger au maximum mes baignades, mais jamais il ne râle ni ne me reluque. Il prend juste une douche de son côté. J'ai beau placer autant de plantes que possible sur son chemin, il se contente, pour le moment, de les regarder de loin, avec méfiance.
Je n'arrive toujours pas à le pousser à bout.
-La camomille vous a plu?
-Non, c'est affreux comme goût. Je reviens vers lui, la tasse est vide.
-Vous avez tout bu, pourtant.
-Je voulais te faire plaisir.
Idiot!
Plutôt me mordre la langue très fort que de paraître affectée. Je reprends la tasse, déterminée à la poser dans l'évier et à me tirer d'ici le plus vite possible. Mais c'était sans compter la chose la plus inattendue et la plus mignonne que je découvre, planquée derrière la cafetière, dans un recoin sombre : un mini riquiqui cactus rond à longues épines, dans un mini riquiqui pot avec des yeux et un sourire. Le coup de foudre est v*****t !
-Ooooh!
Je le prends délicatement entre mes mains.
-Qui c'est ? Qu'est-ce qu'il fait là ? Il est tout pâlichon !
-Un cadeau de Philophrosyne.
-Pourquoi vous le maltraitez ?
Deimos fronce les sourcils.
-Comment ça ?
-C'est un cactus, il a besoin de soleil. Pauvre petit, je t'emmène avec moi, je t'installe dans la verrière et tu vas retrouver tes couleurs ! Je vais t'appeler Gédéon, petit cactus.
Je le dépose dans le panier, abandonne les gâteaux sur place et m'apprête à partir quand le battant vole, laissant apparaître une nouvelle déesse vêtue d'une veste en jean, les cheveux courts et décolorés, des bottes en croco aux pieds et une guitare à la main.
-La Terreur ! Combien de temps je dois attendre encore ?
-Euterpe, entre.
Ouh, la muse de la musique. C'est reparti pour une bonne heure de torture !
-On doit parler d'un immonde scandale qui me menace tout particulièrement !
-As-tu rencontré mon épouse, Ella ? réplique Deimos en me désignant.
La muse ne m'accorde qu'une grimace impatiente. Je me suis peut-être loupée en aidant Melpomène tout à l'heure, mais je ne vais pas réitérer ! Je me dirige vers la porte, un large sourire aux lèvres.
-Contente de vous connaître, Euterpe. À ce soir, Époux de la Sorcière sans dons !
J'ai tout de même le temps de constater l'air désemparé de Deimos et d'entendre le problème insurmontable de la muse alors que je referme la porte.
-Le air guitar, la Terreur ! C'est une plaie dont on doit se débarrasser au plus vite !
Oh, il va adorer ce qui va suivre !
Je rentre tranquillement au manoir, m'arrête à la petite jardinerie du quartier, achète tout ce qu'il faut pour prendre soins de Gédéon et me réfugie dans la verrière. Les plantes s'épanouissent bien ici. J'en ai fait livrer plein et dès que je sors, j'en ramène toujours une. C'est vraiment mon refuge. Je déterre doucement le cactus et le rempote dans un tiers de terreau, un tiers de sable et un tiers de terre. Puis je le pose auprès de Norbert, mon ficus.
Je n'ai plus qu'à me remettre au travail. Je traverse la grande entrée et me baisse précipitamment pour éviter le vol d'une Érynie. Les deux autres suivent derrière et elles se mettent à tourner en rond dans les airs. Impossible de me concentrer avec tout ce boucan !
-S'il vous plaît ! Pourrais-je avoir votre attention ? Elles atterrissent sous mon nez et croisent les bras d'un air renfrogné. J'ai bien une idée, qui m'est venue après ma conversation avec Melpomene, reste à savoir si elles vont m'écouter et accrocher.
-Voilà, ça fait dix jours que je suis ici et que je vous vois trimer avec les Semés...
Qui surgissent du sol au même instant. Après un sursaut et une main sur le cœur, je poursuis :
-Et je me demandais si vous aviez des congés à prendre. Ce serait l'occasion pour vous de faire un tour aux Enfers, non ?
S'ensuit un silence perplexe.
-Des quoi?
-Des congés. Des jours sans travail, durant lesquels vous n'avez pas à rappliquer dès que Deimos vous appelle. Tous les employés ont des congés de leurs employeurs. Les serviteurs de mon époux se regroupent pour discuter entre eux, déstabilisés.
-Personne ne nous a jamais rien dit à Olympus.
-Ils ont des , les autres ?
-Mais même aux Enfers, on n'en a jamais eu !
Les Semés secouent la tête et les Érynies se mettent à parler en même temps. Je serre les poings, partagée. C'est ce que je voulais, les troubler et les faire partir quelques jours, mais j'ai aussi l'impression d'être allée un peu loin cette fois-ci. Arf, je n'aime pas me sentir mal ni aussi coupable. J'espère qu'ils vont juste prendre leur journée pendant que Deimos n'est pas là, comme ça j'aurai la paix jusqu'à ce soir et personne n'en saura rien.
Soudain, les serviteurs infernaux se figent et se redressent.
-Le maître nous appelle.
Et pouf ! Ils disparaissent. Finalement Deimos a besoin d'eux. Alors qu'il était censé recevoir les doléances des dieux. Il se passe peut-être quelque chose...
Bah, tant mieux. Je respire enfin au milieu d'une quiétude plus que bienvenue. Je grimpe les étages et me réinstalle devant mon ordinateur. Et au moment où je me souviens que je suis coincée sur ma rédaction, l'inspiration déboule dans ma tête.
-Merci Calliopé !
*
Lorsque je mets un point final à mon devoir, la nuit est tombée et le calme règne au manoir. Je descends me préparer un encas dans un silence confondant. Je râlais du bazar ambiant il n'y a pas si longtemps et voilà que je crains le contraire. Je me sens soudainement... seule. Je remonte vite dans ma pièce, me pelotonne sur mon canapé, près du feu, mon ordinateur sur les genoux et ouvre l'application de streaming Lugh+. C'est l'une des rares choses qui me raccorde à ma vie d'avant et à mes deux amies, Madeline et Rachel.
Je me laisse absorber par la série un bon moment. Je devrais envoyer un message à Philophrosyne et lui proposer une soirée binge watching en fait. Elle adorerait, c'est certain !
À défaut d'une petite déesse absolument craquante, c'est un chien-loup abattu qui entre dans mon antre et se couche à mes pieds, l'air maussade. Ma gorge se noue. Je l'ai vu bougon et plein d'assurance tous les jours, mais jamais aussi accablé. Ça ne devrait pas du tout m'embêter ni me chambouler. Alors pourquoi c'est le cas ?
-Rude journée ?
Deimos se contente de grogner, les oreilles baissées.
Aouch. Les muses lui ont vraiment cassé les pieds jusque tard. Je ne dois pas culpabiliser, je n'y suis pour rien !
-Vous pouvez prendre la salle de bains, si vous voulez.
Deuxième grognement peu collaboratif.
-OK. Vous voulez regarder un épisode avec moi ?
Le chien-loup hésite, puis se redresse, grimpe sur le canapé et pose mollement sa tête sur ma cuisse sans changer d'expression. Je l'ai bien cherché, là. J'appuie sur Play. Au bout d'une longue minute, le besoin de lui résumer les choses devient si fort que je craque. Alors que je devrais m'en moquer !
-C'est l'histoire d'une prise d'otages dans une banque, et pendant que la b***e retient tous les employés, leur chef manipule la police pour arriver à ses fins.
Troisième grognement. J'ignore s'il approuve ou non l'histoire. J'essaie de suivre le cours de l'épisode mais Deimos capture toute mon attention. Je me retiens de lui caresser la tête pour le réconforter. Il a l'air si triste. Et je n'arrête pas de penser à la nuit qui nous attend. J'ai tenté la grattouille chaque fois que nous nous sommes couchés dans notre lit : une fois tard le soir, une autre au beau milieu de la nuit, encore une vers 3 heures du matin, puis avant le réveil, et ainsi de suite. Mais à chaque fois, il a grommelé des parce que je le réveillais. Sans jamais se mettre en colère. C'est pas bizarre, ça ? Il devrait rugir.
Sans pouvoir résister plus longtemps, je plonge ma main dans sa fourrure.
-Je vous gratte l'oreille, marmonné-je, le rouge au joue.
Je crame, littéralement. Et je me déteste. Mais au fil de l'épisode, Deimos semble remonter sa pente et ses oreilles se redressent. Au générique, il saute du canapé et s'éloigne avant de se transformer.
-Les Érynies et les Semés m'ont tenu la jambe deux heures ce soir, pour que je leur accorde des congés, me dit-il, le dos tourné.
Le ton est froid, mais posé. Sa colère est passée. En revanche, mon cœur s'envole. Un mélange de honte et de sentiment de tort tournoie dans ma tête.
-Ce sont vos employés, me contenté-je d'expliquer.
-Et aussi des créatures que nous devons contrôler, comme les satyres ou les ménades.
Autant m'enfoncer une épée de culpabilité dans la poitrine !
-Cela dit, je comprends qu'ils soient bruyants, du moins pour les Érynies. Ils n'ont jamais réellement eu de chez eux, mais je tacherai de les convoquer plus souvent au Siège.
J'ai envie de disparaître maintenant. Deimos pivote et me fait face. Je me fige immédiatement, comme si le terrible regard de la Méduse me frappait.
-Demain, tu auras ton appartement.
-Quoi ? m'interloqué-je. À cause des congés ?
Il me sert son fameux rocailleux avant de me livrer sa réelle pensée.
-Non, parce que tu me réveilles toutes les nuits.
-Oh.
-Et si tu pouvais retirer les plantes au moins de la salle de sport, j'apprécierais.
Je hoche la tête alors qu'il se rend dans la chambre sans un mot de plus.
Une émotion imprévisible me compresse l'estomac : le chagrin. Je veux bien me sentir coupable de lui avoir rendu sa journée difficile mais, par Hécate, pourquoi je me sens triste de ne plus partager ses nuits ?