Je sors les biscuits du four et les dispose dans un bol alors que les Érynies et les Semés patientent, serrés les uns aux autres, les yeux brillants de désir. J'ai gagné mon appartement, mais je n'ai pas considéré les personnes qui m'entourent comme je l'aurais dû. Les Érynies et les Semés sont peut-être des créatures infernales mais elles ont aussi besoin de notre protection. C'est un peu comme si j'avais des lionnes et des tigres chez moi. Alors, puisqu'ils avaient dévoré mes gâteaux aux figues, j'ai instauré une routine de fabrication de biscuits rien que pour eux les après-midis.
-Et voilà ! Cookies noisette chocolat !
Et comme des fauves, ils se jettent dessus et dévorent tout goulûment. Pour éviter de me faire bousculer, je fais toujours deux pas en arrière avant de donner le top.
-Il en reste ?
Deimos apparaît à côté de moi. J'attrape une petite assiette pour lui en offrir un. Je lui en réserve toujours un, au cas où. Depuis qu'on ne partage plus ni chambre, ni salle de bains, on se croise moins fréquemment. Et ça m'agace. Ça m'agace encore plus d'être agacée pour ça. Tout est bien embrouillé dans ma tête, ça, c'est certain. Je scrute mon divin époux croquer dans le cookie et approuver la recette d'un haussement de sourcils. Ce n'est pas une expression très parlante, mais je commence à savoir le lire.
-À propos, dit-il en désignant nos Érynies et nos Semés. Tu avais raison.
J'arrondis mes yeux, surprise par cette déclaration soufflée dans un son rauque.
-Je leur ai donné un jour de congé par mois à la condition qu'ils la passent aux Enfers, et non pas sur Terre sans supervision.
Une bouffée de plaisir me fait bouillir les joues. C'est moi ou j'ai très souvent envie de sourire avec lui ? Je presse nerveusement les lèvres, afin de contenir un maximum mon excès d'enthousiasme, mais puisque mes joues rougissent à vue d'œil, c'est vain ! Même lui, il a l'air plus... relax. Enfin, c'est un bien grand mot ! Deimos est une boule de nerfs, et là, j'ai l'impression qu'il a les épaules un peu moins raides.
D'ailleurs, toute l'ambiance de cette cuisine me semble subitement plus détendue et plus chaleureuse. On se sent bien ici, bizarrement. Megaira - puisque je commence enfin à retenir les prénoms des Érynies - se comporte même de manière tout à fait inhabituelle : elle se balance doucement de droite à gauche, les mains croisées devant elle, presque timidement, alors qu'un Semé - impossible encore de les distinguer - lui tend le dernier cookie qu'il s'apprêtait à manger.
Est-ce qu'ils sont en train de se séduire ?
-Bordel, jure Deimos.
Ça n'interpelle pas que moi ! La boule de nerfs à côté de moi se contracte à nouveau.
-Mes frères, grogne-t-il sombrement. Ils arrivent.
La cloche de l'entrée retentit au même instant.
-Et en plus, ils passent par la porte.
Ils auraient pu se téléporter, en effet. Leur me conquiert donc immédiatement ! Je fonce dans l'entrée pour leur ouvrir. Éros et Antéros se tiennent derrière la porte, souriant, lumineux, magnifiques ! Je ne les avais vus qu'à travers mon voile de mariée, je confirme désormais mon impression : ils ont les traits gracieux de Deimos mais en tons caramel et bruns. Rho les grands yeux noirs ! Ils peuvent briser des cœurs en une œillade, sans aucun doute.
-Ella! me salue Éros avec un plaisir flagrant. Étudiante en art !
-Épouse de la Terreur, ajoute Antéros avec son sourire écrasé, amusé et cruel tout à la fois.
Ce sont des jumeaux vraiment identiques. Jusqu'aux vêtements : ils portent tous les deux un pantalon chino à carreaux gris et une chemise rose pêche sous un bomber à capuche beige. Mais Antéros a un petit côté méfiant en plus et moins avenant que son frère qui s'offre à bras ouverts. Ils entrent tous les deux, je veux fermer la porte derrière eux mais une troisième silhouette m'en empêche.
-Harmonie !
On dirait une gravure de mode avec sa petite robe noire, son chapeau à larges rebords et ses lunettes teintées.
-Bonjour, dit-elle sobrement avant d'entrer.
Chouette, elle est là, elle aussi... La sœur de Deimos me met toujours autant mal à l'aise.
Les trois visiteurs saluent leur frère et toutes leurs tensions remontent à la surface.
-Qu'est-ce que vous faites là ? s'enquiert Deimos en enfilant son caban pour partir d'ici le plus rapidement possible.
-On vient passer du temps avec toi et notre belle-sœur, répond simplement Éros.
Mon époux acquiesce une fois, se tourne vers moi et dit :
-À ce soir.
Et il s'éclipse. Le lâche ! Il m'abandonne avec les siens. Éros, Antéros et Harmonie m'observent en silence, comme s'ils attendaient une explication que je ne peux même pas leur donner.
-Hum, vous pouvez vous installer au deuxième, il y a des chambres pour tout le monde.
-On connaît le manoir d'Athéna, nos affaires sont déjà là-haut, me répond Éros.
-Mon idiot de frère a voulu sonner à la porte pour toi, commente Harmonie.
-Et j'apprécie, dis-je aussitôt.
-Je vous l'avais dit ! insiste Éros.
-Oui, passons, s'empresse Antéros avant de me faire face.
Il croise les bras et se penche sur moi pour m'examiner de près. Pourtant, lorsqu'il reprend la parole, ce n'est pas à moi qu'il s'adresse :
-Tu as senti quelque chose chez Deimos, toi ? Éros dodeline de la tête, les lèvres retroussées.
-Difficile à dire.
-Là, moi, je ressens... un trouble.
Je me glace sur place! Est-ce qu'ils sont en train d'enquêter sur notre vie amoureuse?! Paniquée, je réagis comme une gamine et le repousse des deux mains. Éros s'emballe comme une pile électrique.
-Mais non! Plutôt par-là ? demande-t-il en agitant sa main dans les airs, au niveau de ma poitrine, avant de la baisser. Ou par-là ?
-Définitivement en bas, assure Antéros en croisant les bras.
Je me sens rougir violemment.
-Ella aimerait s'envoyer en l'air ! fanfaronne Éros.
Mon souffle se coupe. Il ne faudrait pas que ces deux idiots découvrent que je suis encore vierge. La fuite ! Et vite ! J'ai besoin d'aide !
-Vous l'ennuyez, intervient Harmonie qui n'entre pas du tout dans leur jeu.
-Non, non ! m'exclamé-je en m'éloignant rapidement. J'ai du travail pour l'université ! Installez-vous, faites comme chez vous !
Et hop, j'avale les marches et cours me réfugier dans mon appartement, le cœur battant à tout rompre. J'attrape mon téléphone et me dépêche d'appeler mes meilleurs soutiens.
-Citrouille! décroche Circé.
Rien que d'entendre sa voix, je respire. J'entends celle de ma mère se rapprocher et Méroé se battre pour attraper le combiné. Elles chahutent toutes les trois, parvenant à me faire sourire. J'arrive enfin à en placer une entre deux rires et trois cris de leur côté :
-Hé, Circé, Méroé, vous ne voulez pas venir quelques jours ?
*
Je guette la Coccinelle aubergine dans la rue, une fois le soir tombé. Deimos n'est toujours pas rentré, et j'imagine qu'il n'a pas hâte. Harmonie est venue me trouver au bout d'un moment, parce qu'elle s'ennuyait au bord de la piscine, contrairement à ses frères. J'ai prétexté avoir beaucoup trop de devoirs en retard pour m'amuser.
Le klaxon qui retentit au bout de la rue me fait tressaillir. La voiture de mes sœurs se gare juste devant notre porte et Circé et Méroé en sortent en bondissant. Je saute dans leurs bras et on se blottit les unes contre les autres, Elles parlent en même temps, me balancent des nouvelles en pagaille, ouvrent le coffre pour dévoiler des cartons entiers de ginger beer, des plantes et des bocaux préparés par Zelda, brandissent une bouteille de gin, attrapent leurs sacs et on rentre avec tout notre bazar de sorcières dans le manoir.
Je les emmène directement sous la verrière qui les scotche dès que j'allume les lumières. Les mosaïques bougent plus que jamais. L'Olympe doit retrouver quelques forces depuis que j'y suis allée.
-C'est magnifique, s'ébahit Méroé.
-Et Deimos est d'accord avec tout ça ? s'étonne Circé.
-Bien sûr, dis-je, étonnée qu'elle puisse penser le contraire. Il a même une plante, là, le mini cactus.
Mes sœurs se penchent sur Gédéon.
-Le dieu de la terreur a une plante, reformule Circé, perplexe.
Étrange, soudainement je me souviens d'où je viens. Å force d'être ici, avec Deimos, j'ai fini par mettre de côté la méfiance totale qu'ont les sorcières envers les dieux.
-Hé.
On pivote toutes les trois, Deimos se tient à l'entrée de la verrière.
-Hé, le salué-je en déglutissant.
Bon sang, j'espère que cet idiot d'Éros a tort, mais je ne peux pas contrôler tout mon corps qui s'enflamme juste à la vue de mon époux. Pourvu que Circé et Méroé ne remarquent rien.
-J'ai invité mes sœurs, puisque vos frères et votre sœur sont là.
Sans un mot, Deimos sort son paquet de cigarettes, en saisit une du bout des lèvres et l'allume. Je suppose que sa fratrie plus la mienne doivent vraiment le rendre nerveux. Est-ce qu'il va me décrocher un mot ? Non. Il se contente de ce son rauque venu du fond de sa gorge et il tourne les talons.
-Il a toujours l'air aussi sympathique, marmonne Méroé.
-La visite de ses frères n'aide pas, expliqué-je avec l'impression de prendre sa défense.
Mes sœurs acquiescent, tout en semblant soucieuses.
-Installons-nous dans ta chambre, me propose Circé. On va faire monter toutes nos affaires chez toi et nous parlerons.
Aussitôt dit, aussitôt fait. L'amas de cartons et de sacs disparaît, les bocaux et les bouteilles s'envolent tout seuls dans la cuisine et le gin trouve refuge dans les bras de Méroé qui me fait un clin d'œil complice. Je les emmène dans mon appartement et on se pose sur un tapis, près de la cheminée, dans ma chambre. Circé chuchote une formule dès qu'elle a pris place.
-Voilà, nous avons un bouclier autour de nous, il ne faudrait pas que les dieux entendent ce que nous avons à dire.
-Ils ne peuvent pas entrer ? m'interrogé-je, inquiète qu'ils repèrent la protection.
-Si, mais on les sentira arriver dès qu'ils franchiront la barrière.
Méroé nous sert un verre de gin et ouvre une boîte contenant les fameux bâtonnets croustillants au romarin de Zelda.
-Alors, où en es-tu ?
L'interrogatoire familial commence. J'avale une gorgée de gin, tassant mon stress.
-Eh bien, je tente de suivre mes cours en ligne, j'ai l'impression qu'on a huit enfants avec les Érynies et les Semés, et j'ai trouvé une super recette de muffins hier.
Circé et Méroé clignent des paupières en me fixant. Je ne peux pas m'amuser à leur confier tous mes doutes, ni leur dire que ça me manque de ne pas le reluquer sous la douche...
-On pensait plutôt à l'ichor, tu sais, le plan ?
Le visage cramoisi, je hoche la tête.
-Oui, oui, bien sûr. À vrai dire, je ne sais toujours pas comment m'y prendre. Quand on partageait un lit, j'ai bien tenté de lui...
-Minute ! m'interrompt Méroé, un sourire moqueur aux lèvres. Vous n'avez pas toujours fait chambre à part, alors ?
Circé pose son menton sur ses deux coudes avec la même curiosité dévorante que Méroé. De mon côté, je sais que je m'engage sur un terrain miné !
-Non, pas au départ, mais j'ai fini par avoir mon propre appartement. Bref, je...
-Tu t'es servie de la Stilla ou tu as fait des cochonneries avec Deimos ? poursuit Méroé.
... Est-ce que mes sœurs sont prêtes à entendre cela ?
-On n'a rien fait, grogné-je, de plus en plus embarrassée. Là n'est pas la question. J'ai testé son sommeil et il est bien trop léger pour lui prendre de l'ichor à ce moment-là.
Je me mordille la lèvre en bout de phrase.
-Est-ce que les guides s'impatientent ?
-Non, ne t'en fais pas, tu n'en es qu'au début, me rassure Circé.
Je n'ai pas tellement cherché d'autres solutions, bien trop préoccupée par mes propres scrupules.
-Deimos est quelqu'un de méfiant, devise Méroé. Est-ce que tu as identifié des faiblesses chez lui ?
-Il déteste les sorcières et il ne supporte pas ses frères. Phobos est absent...
En le disant, ma conversation avec Deimos, lors de notre nuit de noces, me revient en tête. Il s'est marié pour protéger son frère. Ce pourrait être une faiblesse, mais je ne sais rien de plus sur ce frère invisible.
-Peut-être Harmonie, ajouté-je pour ne pas lancer mes sœurs sur ce mystère.
-Harmonie ? Pourquoi ? s'étonne Circé.
Je m'en veux aussitôt d'évoquer la sœur de Deimos. Je ne sais pas jusqu'où il serait prêt à aller pour elle, mais il semble vouloir la protéger à tout prix. Le jour de notre mariage, sans s'appesantir sur le sujet, il m'avait dit qu'il n'accepterait plus jamais que sa mère ou sa sœur soient offertes en mariage sans leur consentement.
Non, je dois garder la tête froide, mon camp est celui des sorcières.
-Il a l'air vraiment attaché à elle, dis-je en déglutissant.
Mon cœur se tord dans tous les sens. J'ai honte.
-Ce n'est pas inintéressant, réfléchit Circé.
-Comment ça ? Je vois mal en quoi elle pourrait nous aider, dis-je en buvant d'autres gorgées de gin pour me soutenir.
-Elle peut être un moyen de pression, une monnaie d'échange, une complice...
-Une complice ? m'étonné-je, glacée par les suppositions de mes sœurs.
-Si elle est manipulable, elle peut prendre l'ichor de Deimos pour nous, propose Circé.
-Ou donner le sien pour épargner son frère, ajoute Méroé.
Ravies de leur déduction, elles trinquent alors que je me sens envahie de vertiges. Dans quoi me suis-je embarquée !
-Tout ceci ne serait que du dernier recours, reprend Circé après avoir secoué la tête. Notre priorité est de prendre nous-mêmes de l'ichor.
Et je préfère largement ce plan plutôt que de manipuler Harmonie qui est mentalement si instable.
-Tu as essayé la nuit alors qu'il était conscient que tu étais près de lui dans son lit, résume Méroé. Mais maintenant que tu n'y es plus, ce sera peut-être différent.
-D'autant plus si, lorsqu'il ouvre les yeux, il ne te voit pas, précise Circé.
Je grimace d'avance.
-Comment ne pourrait-il pas me voir ?
-Ta Stilla, réplique mes sœurs en chœur.
J'attrape le pendentif que je porte tous les jours sans parvenir à l'utiliser. Je n'ai pas du tout ce réflexe.
-Avant d'envisager un sort pour t'emparer de l'ichor puisqu'il a le sommeil léger, commençons par voir si tu peux t'approcher de lui sans attirer son attention sur toi, me propose Circé. Si jamais il te découvrait, tu es son épouse, ça ne devrait pas éveiller sa méfiance.
J'acquiesce, plutôt convaincue.
-Et la Stilla ? m'enquiers-je.
-La situation dans laquelle tu vas te mettre devrait être suffisamment périlleuse pour déclencher un sort de protection qui te rendra invisible.
Je n'ai pas hâte de tenter ma chance, mais il va le falloir. Au moins pour contenter les attentes de mes sœurs et de mes guides.
-L'important est que tu ne te mettes pas en danger. Si jamais il te repère, il faut que tu aies une bonne raison d'être là où tu ne devrais pas être.
Méroé paraît plus perplexe.
-Une autre bonne raison que coucher tu veux dire ?
Je me redresse en retenant mon souffle. Deimos attend que je vienne à lui, s'il me découvre dans sa chambre, en train de le fixer ou de le grattouiller alors que j'ai tout fait pour avoir mon espace, je vois mal comment il pourrait le prendre autrement !
-Sauf si tu veux passer à la casserole, suppose Circé avec plusieurs haussements de sourcils.
-Je trouverai une idée, me dépêché-je de dire.
Je commence presque à regretter d'avoir appelé mes sœurs...
-Attention, dit soudain Méroé en levant le bouclier. Des dieux approchent.
Une poignée de secondes plus tard, Éros et Antéros se présentent à la porte de ma chambre, des provisions dans les bras.
-On vous dérange pas ? demande poliment Éros. On se disait qu'on pourrait passer un moment ensemble puisque nous sommes en paix, Antéros a ramené un jeu de cartes.
Mes sœurs me jettent un coup d'œil, attendant apparemment mon avis. J'accepte sans hésiter. Voilà qui va me changer les idées !
-Bien sûr, venez.
Les deux dieux prennent place auprès de nous avec une aisance à l'opposé de celle de mon époux. Mes sœurs les acceptent même avec plaisir. Des divinités bienveillantes, ça change tout ! Tous échangent des paroles amusées et détendues, on dirait une soirée comme j'en ai tant connu à l'université.
-Deimos ne vient pas ? demandé-je tout de même. Antéros éclate de rire, tandis qu'Éros me répond :
-Non, notre frère ne goûte pas du tout aux plaisirs simples comme celui-là.
-Harmonie lui tient compagnie, ajoute Antéros en ouvrant une bouteille de Nectar pour servir son frère et lui-même.
Circé se frotte les mains et Méroé bat les cartes.
-On va vous plumer ! s'exclame-t-elle.
-C'est ce qu'on va voir, assure Antéros avec ambition.