Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je le regrette sans le regretter véritablement. En sortant de la douche, j'ai enfilé un pull de Deimos piqué dans son dressing, et je me suis allongée à côté de lui. Ma main a pris son bras et je le regarde dormir alors que le soir tombe. Le manoir est toujours aussi silencieux. Aucun signe de mes sœurs et des frères de Deimos. Ils avaient parlé restaurant, ils se sont peut-être décidés à dîner dehors. Rien du côté d'Harmonie. Rien des Érynies, ni des Semés. Ils ont dû attraper les satyres et les ramener au Siège en attendant le retour de leur maître.
Maître qui finit par rouler sur le côté, face à moi, et par ouvrir les yeux. Plus aucune trace des entailles sur son torse.
-Hé.
Il prend ma main dans la sienne et j'oublie toutes les questions qui me tourmentaient.
-Vous allez mieux ?
Deimos a repris des couleurs.
-Je suis un dieu.
Qui vient de se faire malmener par une panthère, mais je ne vais pas le lui rappeler.
-Tu doutes ? remarque-t-il.
-Je ne m'attendais pas à vous voir blessé.
-Ça peut arriver.
La cicatrice qu'il a décidé de garder en témoigne, tout comme celles qui recouvrent au moins les bras de son père. Je soupire, résignée.
-Merci, dis-je alors. D'être venu m'aider. Je n'étais pas sûre que vous entendriez mon appel.
-Je l'entendrai toujours, m'assure-t-il du tac au tac. On entend toujours les prières des mortels. Leurs voix finissent par passer inaperçues, mais certaines demeurent immanquables.
Comment ne pas se sentir touchée par une telle déclaration ! Mes joues se parent de rouge et je ne réfrène même pas mon sourire. Deimos se rapproche de moi et son air devient plus grave.
-Tu es ma femme, Ella.
Il en faut peu pour que je sombre dans ses yeux et dans le son rocailleux de sa voix. On se retrouve tous les deux dans ce lit, une nouvelle fois. Il a mis sa vie en jeu pour moi et me témoigne un attachement plus sincère que toutes les paroles échangées le jour de notre mariage.
-Vos frères et mes sœurs ne sont pas encore rentrés, murmuré-je avant de déglutir. On devrait peut-être reprendre là où on s'était arrêtés hier ?
Je me pétrifie et retiens mon souffle en attendant sa réponse.
-J'en ai très envie... dit-il lentement. Même sans la présence de mes frères.
Le trémolo dans sa voix trahit sa surprise à l'énoncé de ses propres mots. Il va falloir qu'il se rende compte qu'il tient d'Aphrodite tout autant qu'Éros et Antéros !
-Raison de plus, affirmé-je avec un sourire.
Il me le rend et fond sur mes lèvres pour m'embrasser. Ses bras se glissent autour de ma taille, les miens suivent le même chemin autour de la sienne. Je retrouve ma place contre lui. Cette fois, c'est certain, on va faire l'amour et je n'ai peur de rien. Ni même de tomber enceinte. Ce serait trop tôt, pour moi comme pour lui. Aussi, depuis notre mariage, j'avale un mélange d'herbes et de magie qu'utilisent les sorcières pour contrôler leur corps.
Ses mains s'égarent sous le pull et remontent le long de mon dos puis descendent plus bas. Un sourire appréciateur se fait sentir sous ma bouche lorsqu'il se rend compte que je n'ai aucun sous-vêtement.
-Tu es nue.
En guise de réponse, je déboutonne son pantalon et le baisse. Je veux le voir entièrement, je veux le connaître, je veux lui appartenir. Les paroles de Madeline m'apparaissent plus claires. Se dévoiler à l'autre demande en effet un minimum de confiance. Et je crois que j'en suis au-delà. J'ai même envie de mieux connaître son côté terrible.
Deimos soulève le pull et je me redresse sur mes genoux pour le retirer. Un flot de sang envahit mon visage. J'ai si chaud subitement ! Mon époux finit d'envoyer son pantalon sur le sol et se retrouve tout aussi nu que moi. Il se rapproche et nous restons face à face, tendus et pourtant impatients. On se dévore des yeux et je finis par les détourner en riant nerveusement.
-Quoi ? demande-t-il.
-Pourquoi tu ne dis rien ?
-Je t'admire, répond-il en caressant ma joue du dos de sa main.
Il tombe dans mon cou et longe mon épaule, se délectant probablement des frissons qu'il déclenche si facilement. Ne voulant pas en rester là, je me lance dans l'exploration à mon tour et frôle sa cicatrice. C'est si
étrange d'avoir fait un tel choix. La blessure déséquilibre la perfection mais ça me plaît. Il expose une partie de lui que personne ne devrait voir. Je pose ma deuxième main sur sa poitrine. Sa peau est si ferme, si chaude sous mes paumes. Quel spectacle fascinant ! On pourrait presque voir les veines charrier l'ichor, offrant des reflets dorés à sa peau.
Je m'avance jusqu'à ce que nos deux corps se touchent. Il y a les caresses des mains, mais il y a aussi ce contact brut entre nous, mes seins pressés contre lui et son membre gonflant sur mon ventre. Des vertiges me troublent et je me raccroche à ses épaules, nichant mon visage dans son cou. Son odeur de champ de bataille me prend à la gorge. Ses doigts s'entortillent dans mes cheveux, câlinent ma nuque et plongent au bas de mon dos pour suivre la courbure de mes fesses.
Je ne m'attendais pas à cela, seulement toucher et être touchée, si délicatement, et de plus en plus intimement. Le front posé contre sa poitrine, je m'aventure plus bas et prends son sexe dans ma main. J'entends Deimos soupirer gravement, ébranlant le peu de calme qui me restait. À mesure de mon va-et-vient, il durcit. Son souffle s'emporte et je presse mes cuisses entre elles, de plus en plus chatouillées. La peau de son membre est si fine et douce que je prends tout autant de plaisir que lui.
Et puis, soudainement, tout s'emballe. Deimos relève mon visage vers lui et il m'embrasse en me penchant en arrière, sa vigueur me coupant le souffle. Nos langues dansent, me faisant tout lâcher pour seulement me pendre à son cou.
-Je fais tout ce que je peux pour y aller doucement, dit-il entre deux baisers, la voix éraillée. Tu me permets d'accélérer les choses?
-Oui, oui...
Ces deux seuls mots m'essoufflent. Deimos me bas- cule sur le dos, s'allonge entre mes jambes qu'il replie contre lui et s'attarde sur le haut de mes cuisses. Son sexe palpite sur le mien, je ferme précipitamment les yeux et écoute mon cœur partir à toute vitesse. Jamais encore je ne m'étais sentie si excitée. Mon époux est partout, sans m'écraser. Ses mains, ses lèvres contre ma gorge, son odeur enivrante, les sons graves qui s'échappent de sa bouche... tout m'affole, tout m'emporte et tout m'arrache un gémissement sonore qui me surprend la première. J'ouvre les yeux, confuse.
-Laisse-toi aller, s'amuse Deimos.
Je lui souris.
-Tu peux m'arrêter à tout moment, me rappelle-t-il.
-Oui, je sais, lui réponds-je, touchée qu'il se montre si soucieux de ce que je désire.
Il reprend les hostilités en dessinant une route de baisers sur mes seins. Il en mordille les pointes, me forçant à chercher plus d'oxygène, la tête renversée. Mes doigts agrippent un oreiller et mon dos se cambre alors qu'il poursuit son chemin. Il explore mon ventre et finit par appuyer mes cuisses sur ses épaules pour se consacrer à mon sexe. Le premier b****r qu'il dépose sur mes petites lèvres est une véritable décharge électrique! Il aspire doucement mon c******s et l'enroule de sa langue. Mon corps entier se couvre d'une fine couche de sueur. La fébrilité devient insoutenable. Chaque parcelle de ma peau est très sensible et mon intimité ne cesse de s'engorger. Lorsqu'il enfonce un doigt en moi, je perds pied.
Je passe des mains tremblantes dans les cheveux de Deimos pour le ramener à moi. Il peine à lâcher le c*********s qu'il exécute avec beaucoup de talent, et parvient à revenir près de moi. Je saute sur ses lèvres et on s'embrasse comme si c'était la dernière fois.
-Je vais faire attention...
-Oui, vas-y, soufflé-je avec impatience.
Il positionne son sexe à l'entrée du mien sans quitter ma bouche, et il s'enfonce délicatement en moi, me lais. sant le temps de m'accoutumer à la légère douleur et à la taille de son membre. Sans rien brusquer, il se retire et reprend, toujours plus profondément. Il remue un peu, et je sens toute sa tension, toute sa maîtrise ferrée, en attente de mon feu vert.
Moi qui pensais souffrir plus que ça, je suis surtout surprise par cette sensation de satisfaction planante.
-C'est bon, Deimos, bredouillé-je. C'est bon...
Il me pénètre entièrement et entame un va-et-vient à la vigueur croissante. Je me laisse porter, expérimentant un flot de nouvelles sensations. Deimos attrape l'une de mes mains, entrelace nos doigts et la plaque au-dessus de ma tête. Ses phalanges se contractent et se détendent. comme une pulsation marquant son rythme effréné. Il va vite, de plus en plus vite. Je manque d'air. Une tension naît dans mon bas-ventre. J'ai déjà connu des orgasmes mais qui ne dépendaient que de moi. Là, je me sens livrée à mon époux. S'il poursuit sur cette voie, l'o*****e va éclater furieusement dans quelques secondes. Mais Deimos ralentit.
Mon regard doit suffisamment l'interroger car il s'explique aussitôt.
-C'est bon pour moi aussi, Ella. Je veux en profiter.
Je libère ma main de la sienne pour lui attraper la nuque et l'embrasser plus tendrement. Cette pause suave semble lui plaire puisqu'il m'enlace et me serre contre lui avant de reprendre son va-et-vient corsé. Il dépêche son pouce sur mon c******s et l'entoure de caresses. Je hoquette plusieurs fois. Mes jambes se nouent sur ses fesses, j'ai l'impression de me démener pour me raccrocher à la réalité. Et ses yeux, si près des miens, éblouis- sants, à la couleur changeante, ne m'aident pas du tout. De noir et bleu, ils deviennent or, comme deux bijoux cachés soudainement révélés. Sa divinité irradie de lui, belle et flamboyante ! Tout le contraire de son néant terrible. Ce spectacle ne m'encourage qu'à lâcher prise, à m'enrouler sur lui, à m'abandonner. Alors que je ressens les premières contractions d'un o*****e v*****t, son prénom est la seule prière qui peut franchir mes lèvres.
-Deimos...
-Ella!
Tous mes muscles se resserrent brusquement sur son sexe alors qu'il continue de bouger avant de freiner. Nos gémissements se confondent et on se laisse submerger par la vague déferlante, lovés l'un contre l'autre, trempés de sueur.
Il nous faut bien plusieurs minutes pour émerger de cette puissante jouissance qui nous a enflammés. Deimos roule sur le côté tout en gardant ma main dans la sienne.
*
La tête posée sur sa poitrine, j'écoute le battement très lent de son cœur. Quel son étourdissant, fort et si indolent. Je rayonne depuis un moment maintenant sans m'en préoccuper. Je veux juste profiter des sentiments qui surgissent et que je suis prête à accepter: je tiens à lui. On a peu à peu tissé un lien et il vient de se nouer. J'en arrive à affirmer sans hésitation que Deimos n'est pas qu'une entité malveillante. Il est beaucoup plus.
Est-ce parce qu'il est issu de deux divinités contraires ? Ou est-ce que les dieux sont comme nous, capables du pire comme du meilleur ? J'ignore depuis quand les sorcières sont parties sur cette idée d'une dichotomie bienveillant-malveillant si tranchée. C'est faux, j'en suis convaincue.
-Ça va ? me demande-t-il alors que sa main s'emmêle dans mes cheveux.
Je suis blottie contre son corps chaud, tout ne peut qu'aller.
-Oui, et toi ?
-Pas de retour au ?
Je souris, amusée.
-Ce serait un peu ridicule maintenant, non?
-Ridicule, je ne sais pas, mais dommage, oui.
Ouais, il a bel et bien un côté séducteur caché.
-Je ne veux pas te retirer ton appartement, mais je veux que tu reviennes dans mon lit.
-Moi aussi, affirmé-je, le feu aux joues.
Rien qu'en disant cela, je me sens excitée. Je me vois bien au lit à 20 heures tapantes et faire l'amour autant de fois que possible avec lui, avant que le jour et ma situation embrouillée ne reviennent. Je suis complètement obsédée, ce n'est pas possible !
-J'ai beaucoup de choses à t'apprendre.
Rho le retour de l'arrogant ! Je n'arrive même pas à lui en vouloir, je ris dans mon coin, consciente qu'il me taquine et impatiente de découvrir tout ce qu'il a à m'enseigner.
Je me détache de lui pour me redresser et le regarder dans les yeux. Je ne me souviens pas de l'avoir jamais vu aussi apaisé. Bien malgré moi, une interrogation jaillit dans un coin de ma tête. Est-ce qu'il m'a épousée pour ça ? Pour avoir une vierge à initier ? C'était l'une des raisons qu'il a évoquées. Quelque part, je doute encore qu'un tel cynisme puisse exister, mais c'est peut-être le cas finalement. Et peut-être qu'il est en train de changer d'avis...
-C'est vraiment pour ça que tu m'as choisie ? ne puis-je m'empêcher de le questionner.
Il m'observe, étonné, puis pensif. Ma gorge se noue. Je n'ai pas envie qu'il me blesse alors que nous étions si bien une seconde auparavant.
Deimos se relève et sort du lit, mon cœur s'emballe d'angoisse.
-Habille-toi et retrouve-moi dans l'entrée, m'invite- t-il sans colère dans la voix.
Il élude la question ? Que veut-il ? Qu'a-t-il en tête, bon sang ?
-Où on va?
-Je vais te répondre. Mais pour cela, nous devons nous rendre quelque part.
Il pousse la porte de son dressing et disparaît à l'intérieur. Intriguée, je me rue dans mon appartement pour enfiler un jean, un pull, mon manteau et des bottines. J'enroule une écharpe autour de mon cou et dévale l'escalier. Deimos est en bas, emmitouflé dans un caban bleu marine. Je m'attends à ce qu'il attrape ma taille pour qu'on se téléporte, mais non. Il me prend la main et se dirige vers la porte qu'il ouvre en silence.
Juste derrière, Circé, Médée, Éros et Antéros s'apprêtaient à entrer dans le manoir.
-Vous sortez ? s'étonne Éros.
Les quatre forment subitement une sorte de barrière devant nous. Ils semblent surpris de nous voir partir tous les deux.
-Pour aller où ? ajoute Circé avec un regard de travers.
-On va faire un tour, réplique sèchement Deimos, sur la défensive.
-Une minute... dit Antéros en croisant les bras et en nous examinant.
Oh pitié, ne dis rien ! Je ne veux pas que mes sœurs apprennent que je viens de m'envoyer en l'air avec Deimos et que j'ai aimé ça !
De plus en plus paniquée, je cligne des paupières et on se retrouve subitement au bas du perron, de l'autre côté de la barrière pleine de suspicions de nos frères et sœurs. Deimos nous a téléportés. Il m'entraîne avec lui sur le trottoir en ignorant les appels d'Éros et d'Antéros et en envoyant un qui coupe court à toute protestation. Je n'ose surtout pas regarder derrière moi. Je trouverai bien une histoire à raconter à Circé et Méroé...
On s'arrête devant une voiture alors que je pensais qu'on allait marcher un moment.
-Tu conduis ?
-Le moins possible. Je déteste ça, grogne-t-il.
-Alors pourquoi on ne se téléporte pas ?
Deimos ouvre le coupé noir et s'assied derrière le volant. Je m'engouffre à l'intérieur, de plus en plus perplexe.
-Je préfère prendre mon temps pour aller là où on va, répond-il seulement.
-Mais on va où ? répété-je, perdue.
Il tourne la clé de contact et le moteur vrombit.
-Voir mon frère, Phobos.
*
Le voyage a mis en lumière une tout autre facette de Deimos au milieu des humains il est un conducteur-râleur. Ce n'est pas si étonnant que cela, puisqu'il est autant se crisper sur le volant d'agacement, regrettant que les mortels ne sachent pas respecter des règles pourtant claires et simples, à deux doigts de sortir du véhicule plusieurs fois pour dégager lui-même un automobiliste trop lent sur la route, et soupirant de désespoir face à l'obligation de patienter devant les passages piétons, surtout lorsque ces derniers s'avisent de passer au rouge.
Au moment où il m'a dit que nous allions voir Phobos, je n'ai pas fait de commentaires. J'ai vraiment hâte d'en savoir plus, mais apparemment le sujet le trouble beaucoup. J'ai préféré compatir avec lui sur l'inconscience des mortels sur la route. Me retenant parfois de me moquer de lui pour le taquiner.
Une fois sortis de la ville, on se retrouve au milieu de nulle part, à rouler dans la nuit. Deimos s'est muré dans le silence. Je commence à comprendre pourquoi il a opté pour la voiture plutôt que pour la téléportation. Il avait l'air d'avoir besoin de se passer les nerfs d'abord, pour désormais profiter de la quiétude d'une route déserte. Toute sa silhouette se détend peu à peu.
Une nouvelle route, plus petite, surgit sur la droite, avec un panneau qui indique «Clinique privée Saint-Jude». Deimos tourne là. Au bout de plusieurs mètres, il se gare devant un édifice tout en briques, entouré de jardins et d'arbres. Il éteint le moteur et s'affaisse dans son fauteuil sans bouger. Mes doigts s'enroulent dans les manches de mon pull.
-Ton frère est hospitalisé ? demandé-je à voix basse, troublée par cet endroit.
-Je crois que le mot approprié est , répond Deimos.
Je regarde la porte de l'établissement à l'architecture ancienne. Rien n'indique une présence olympienne ici: ni le nom de l'endroit, ni aucun élément décoratif.
-Pourquoi ici ? Si loin de vous tous ?
-Parce qu'aucun dieu ne peut plus l'approcher sans risquer de déchaîner ses pouvoirs.
Phobos, dieu de la peur. J'imagine qu'il doit être redoutable.
Deimos descend de la voiture et fait quelques pas, je l'accompagne, décidée à rester à son écoute, prête à le soutenir dans sa démarche. Il sort l'une de ses cigarettes au laurier et au dictame, et la fume lentement. Va-t-on entrer ? Ou ne peut-il pas aller plus loin ? Si j'en crois ses parents, Phobos serait ici par sa faute et c'est pour cela que toutes leurs relations sont compliquées. Pourtant il semble s'en vouloir profondément, pour se traîner jusqu'ici, aussi tendu, rongé par une culpabilité certaine.
-Depuis quand il est ici?
Il souffle plusieurs volutes avant de répondre.
-Depuis quelques années, mais il a été interné dans divers établissements depuis la guerre.
Deimos termine sa cigarette et en allume une seconde.
-Nous faisions tous face aux sorcières et à Hécate, raconte-t-il alors. Phobos était avec moi, auprès de notre père. On s'est toujours battu côte à côte, tous les deux.
C'est en disant cela, sur un ton bourré de regrets et d'un bonheur lointain, que mon cœur se serre douloureusement. Phobos devait être si proche de lui.
-Et puis, au milieu de la bataille, une sorcière m'a jeté un sort en plein cœur, décuplant mes pouvoirs. J'ai relâché toute la terreur dont je suis capable au milieu des miens.
Je retiens mon souffle, glacée de l'intérieur. Sa cicatrice est l'impact de ce sort-là. C'est sûrement pour cette raison que même les dieux le craignent autant, parce qu'ils oom été touchés malgré eux.
-Phobos a tout pris, ajoute-t-il de sa voix rauque, s'efforçant de tasser la colère qui l'agite encore. Ma terreur l'a abattu. À présent, il est incapable d'accepter la présence d'un dieu près de lui, les mortels peuvent encore l'approcher mais avec beaucoup de précautions. Car tout l'effraie.
Au bout de son récit, je me sens démunie. Comment le réconforter ? Moi, qui suis du camp adverse? Je fais un pas vers lui et lui prends le bras.
-Je suis désolée, bredouillé-je.
Il termine sa cigarette en hochant la tête. Il ne me repousse pas, c'est déjà ça. Au contraire, il m'emmène avec lui à l'intérieur de la clinique. Nous franchissons les barrières de sécurité, le personnel reconnaît Deimos et échange avec lui poliment. On attend quelques instants dans un sas, puis une femme médecin vient nous chercher. Elle échange des salutations aimables avec mon époux qui m'introduit auprès d'elle, confirmant que j'ai à présent le droit de venir jusqu'ici. Elle nous félicite, visiblement heureuse pour nous, puis elle nous conduit dans un nouveau couloir déverrouillé par un passe électronique.
On s'arrête devant une porte blanche qui semble épaisse.
-Comment va-t-il? s'enquiert Deimos.
-Son état est plutôt stable ces derniers temps, répond-elle avec un sourire. L'un des infirmiers est même parvenu à partager un moment de lecture avec lui. C'est vraiment très encourageant.
Elle lui tend une carte avec un air insistant.
-Je sais que vous refusez encore et toujours de l'approcher, mais au cas où vous changez d'avis, si jamais Vous voulez lui présenter votre épouse... la clé de la porte Et Marco est juste là, indique-t-elle d'un mouvement de menton.
Un infirmier baraqué, assis tout au bout du couloir, nous fait un signe de la main. La femme médecin nous laisse, nous promettant de revenir dans un petit moment pour nous raccompagner. J'ai l'estomac noué d'appréhension. Toute la profondeur des émotions de Deimos m'atteint. Il fait coulisser un panneau sur le mur et dévoile une vitre sans tain qui donne sur l'intérieur. Je m'approche de lui pour jeter un œil.
Je m'y attendais: Phobos est le jumeau de Deimos. Un jumeau identique. Mais plus pâle encore, amaigri, l'air hagard, allongé sur le sol de sa cellule entièrement capitonnée, une camisole entravant ses bras. La violence de cette vue me fait reculer d'un pas. Je suis impression-née par le traitement qui semble indispensable pour le contenir. Je croise les bras contre moi, bouleversée.
-Ella, si je t'ai choisie, c'est parce que tu es la plus humaine des sorcières, reprend Deimos, navré et résolu tout à la fois. Tu es pleine d'empathie et de générosité. J'ai besoin de puiser en toi une humanité que je n'ai pas, pour pouvoir approcher mon frère.
C'est plus du désespoir que j'entends dans ses paroles et qui me touche. Ce mariage lui apporte bel et bien quelque chose de personnel. Je l'ai accepté pour protéger Méroé d'abord, puis pour puiser son ichor et donc sa divinité, afin d'éviter une future sorcière sans dons.
Ironiquement, motivation me semble plus importante.
Je pressens que je suis en train de craquer pour lui. parce qu'il est séduisant avec son côté clair-obscur, il est beaucoup plus complexe que je ne le croyais, et parce ce que j'ai aimé faire l'amour avec lui. Mais peut-être que ce n'est que cela. Il me respecte et me protège pour que je sois là, à cet endroit, avec lui. Pour l'aider à approcher son frère. C'est seulement ça qui nous lie à présent. Je vais l'aider, et il va m'aider avec son ichor. Et nous pourrons nous séparer sans regretter quoi que ce soit.
Cette détermination me remplit d'un chagrin absurde, mais je n'en ai pas de meilleure.
Je plonge ma main dans ma poche pour en sortir ma Stilla. Je l'avais déposée dans ma chambre, je l'ai fourrée mécaniquement dans mon manteau tout à l'heure, habituée à l'avoir sur moi. C'est peut-être une erreur de l'évoquer, mais je dois lui faire confiance sur ce coup.
-Mes sœurs me l'ont offerte au mariage, je peux essayer de m'en servir ce soir.
Deimos me fixe d'un drôle d'air. Je ne dirais pas qu'il devient méfiant, mais il est définitivement intrigué.
-C'est grâce à elle que je suis devenue invisible, avoué-je.
-Et que tu as repoussé la panthère?
-C'est possible, je ne sais pas vraiment comment les deux pourraient être liés, mais je n'ai pas d'autre explication.
Deimos acquiesce, perplexe. J'imagine que ça ne doit pas l'emballer que son épouse lui propose de la magie, mais la Stilla ne peut que . Ce n'est qu'une bonne chose.
-Et que veux-tu faire?
-Tu me confirmes que ça peut être dangereux d'entrer tous les deux dans la cellule ?
-Oui, réplique-t-il, en grognant. C'est pour ça que une très mauvaise idée.
-Je te promets que je ne vais utiliser la Stilla que si le besoin se présente, et ce ne sera pas pour vous faire de mal parce que c'est impossible.
Deimos regarde ailleurs, la mâchoire serrée. C'est beaucoup à accepter pour lui, je m'en rends compte. Mais il doit me faire confiance à son tour. Il finit par acquiescer sans dire un mot.
-Rejoins-moi quand je te ferai signe, dis-je en tendant la main.
Il comprend que je réclame la carte et me la donne, nerveux. J'ouvre la porte alors que Deimos reste derrière la vitre. Je garde la Stilla au creux de ma main.
Phobos me voit. Il n'est pas inconscient de ce qui l'entoure. Il m'observe de son œil bleu et de son œil noir, les mêmes que son frère, mais inversés. C'est si étrange de voir ce double de Deimos mais complètement vulnėrable. Lorsque je remarque qu'il recule contre le mur, je m'arrête au centre de la pièce et m'agenouille, à deux mètres de lui.
-Bonjour Phobos, dis-je avec un sourire et un signe de la main.
Toute sa frayeur et sa déroute me frappent au cœur.
-Qui es-tu ? murmure-t-il, interpellé par ma présence.
Il vaut mieux ne pas évoquer son frère ni notre lien tout de suite.
-Je m'appelle Ella.
Phobos acquiesce, toujours aussi défiant. Une personne comme lui, isolée de tout, je n'ai qu'envie d'établir un contact avec elle, lui faire comprendre que ça va aller et qu'elle n'est pas seule. Je m'approche un peu et m'arrête, guettant ses réactions. Il n'a pas bougé mais il a fixé mes genoux.
-J'ai toujours trouvé que la proximité avait quelque chose de rassurant. Je ne te toucherai pas si tu ne le veux pas, mais je peux peut-être te tenir compagnie un moment ?
Je m'avance encore un peu, il ne me lâche pas des yeux, mais ne recule pas non plus. Je tends le bras et pose ma main sur le sien. Il tressaille.
-Ça va ?
Phobos acquiesce. Je m'assieds plus confortablement, sans rompre notre lien. Il me paraît de plus en plus intrigué. Maintenant que je suis près de lui, je vais pouvoir mettre mon plan à exécution. Dès que Phobos laissera échapper son pouvoir, il sera susceptible de me blesser et la Stilla réagira pour moi.
-On ne m'a pas beaucoup parlé de toi, mais je sais que tu manques beaucoup à tes proches.
Le mot le fait ciller. Je jette un œil sur le miroir, sachant que Deimos se trouve derrière, puis je reporte toute mon attention sur son frère. Ce dernier semble apercevoir la silhouette de son jumeau par-dessus mon épaule. Tout son visage se décompose violemment. Je sens son bras se raidir.
-Phobos, appelle doucement Deimos.
Une explosion de frayeur jaillit de lui alors qu'une aura aveuglante l'entoure. La menace est si imminente et tangible que je n'ai même pas le temps de formuler un sort. La Stique je n'ai je la magie suffisante pour annuler tout le surplus de pouvoir qui émanait de Phobos. La lumière disparaît et la peur s'évanouit.
Je n'entends plus que nos trois respirations rapides dans la cellule.
Deimos apparaît à côté de moi, abasourdi d'être aussi proche de son frère. Ce dernier a la même expression stupéfaite.
-Phobos ? répète mon époux.
Son jumeau se redresse.
-Deimos?
Et son prénom dans sa bouche suffit à les émouvoir aux larmes. Je recule et laisse les deux frères se retrouver, ébahis, incrédules, se redécouvrant soudainement. Je sais que l'effet du sort s'estompera au bout d'un moment, tout comme l'invisibilité s'était levée lorsque Deimos m'avait repérée.
-Pas longtemps, préviens-je avec un mince sourire.
Je ne veux pas que Deimos soit déçu lorsque les pouvoirs de Phobos reprendront le contrôle. Il hoche la tête avant de saisir son frère par la nuque et de le serrer contre lui.
-Pourquoi tu n'es pas venu me voir avant ? balbutie Phobos.
-Pardon, murmure Deimos, secoué. Pardonne-moi.
Je les regarde, émue par ces retrouvailles. Cent ans. C'est la première fois en cent ans qu'ils peuvent se prendre dans les bras. Je ne sais pas si je pourrais tenir une année sans pouvoir approcher mes sœurs. Quelle épreuve épouvantable vivent-ils tous les deux, sans réel soutien des leurs. Sa famille sait-elle que Deimos tente tout pour réparer ce qu'on lui reproche ?
Lorsque j'ouvre la main, la Stilla s'évapore. J'ai épuisé mes trois sorts et je n'en regrette aucun. Je n'ai plus besoin de protection auprès de Deimos.