La semaine s'égrène et toujours aucun signe de mon fiancé. On est vendredi, j'ai passé plusieurs jours à guetter son arrivée, m'attendant à un vent de panique à son approche. Il a peut-être changé d'avis. Je ne vois pas ce qu'il pourrait apprendre d'intéressant sur moi en me suivant sur le campus de Springfall. J'imagine mal Deimos, héritier de Zeus, chef de la sécurité des dieux sur Terre, s'asseoir dans un amphi et écouter un prof parler pendant deux heures. L'idée me fait tout de même sourire avant de vite s'évaporer.
À la suite de l'annonce de mes fiançailles avec la Terreur -comme le surnomme ma communauté-, j'ai passé un week-end intense durant lequel ma mère et mes sœurs m'ont suppliée de renoncer. Mais c'était sans compter nos deux guides qui les ont incitées à accepter la situation et à jurer qu'elles ne remettraient plus en question mon choix. Elles s'occupent de tout. Je n'ai plus qu'à attendre çle jour fatidique, selon leurs dires.
Madeline me tient la porte de l'amphi et nous traversons les grands couloirs de l'université, direction le café.
Je surveille mes camarades et tressaille toujours lorsque j'aperçois quelqu'un et de blond.
-Ella, tout va bien ? s'enquiert Madeline. Tu sembles soucieuse depuis plusieurs jours.
>, elles appelleraient l'infirmerie du campus sur-le-champs si elles entendaient cela. Mais je n'ai plus le choix, je dois leur donner quelque chose. Tout sauf la vérité. Moi qui me sentais plus proche d'elles que de ma communauté, je dois finalement m'éloigner d'elles. Circé la Grande et Médée la Jeune ont été formelles : je ne dois rien révéler en dehors de notre cercle.
On s'arrête devant le comptoir du café pour commander nos cappuccinos habituels.
-Je vais probablement passer du temps à New York dans les jours qui viennent.
-Ah oui ? s'étonne Madeline.
-J'ai de la famille éloignée là-bas, et j'ai prévenu l'administration qui est d'accord pour que je suive les cours en ligne.
Mon amie saisit son gobelet avant de se figer.
-Attends, tu veux dire que tu nous quittes ?
En vérité, je n'en ai aucune idée. Apparemment Deimos vit là-bas, auprès de Zeus. Je n'arrive pas à savoir ce qu'il attend de moi ni si les dieux me laisseront une certaine liberté... J'ai bien répété à mes guides que je louvais poursuivre mes études, mais elles ne s'intéressent pas du tout à mes activités humaines et je doute qu'elles y trouvent un quelconque intérêt.
-Au moins pour quelques semaines, oui.
Ma réponse la rassure à moitié.
-OK, ça te fera plein de choses à nous raconter à ton retour, dit-elle avec un sourire.
Je hoche la tête, le cœur serré. J'attrape mon gobelet à mon tour et nous sortons pour le boire.
-Et puis j'aurai probablement besoin de ton aide pour certain cours.
Madeline enroule son bras autour de mes épaules alors que nous ralentissons le pas.
-Compte sur moi.
Je ne suis pas non plus obligée de couper les ponts !
Ainsi, comme j'ai encore une question épineuse impossible à aborder avec mes sœurs, c'est Madeline que je vais l'adresser. Parce que, oui, je vais me marier, avec Héra pour maîtresse de cérémonie, les dieux sont tous invités et vont débarquer dans la Clairière, il faudra suivre les traditions olympiennes à la lettre... Mais moi, la seule chose qui occupe toutes mes pensées, c'est la nuit de noces.
-Mad, je peux te poser une question personnnelle ?
-Bien sûr, dis-moi.
OK, le but est de grappiller de quoi me rassurer. Coucher avec un inconnu, elle ne saura très probablement pas me dire ce que ça fait. Mais peut-être qu'elle me donnera un ou deux conseils sans s'en rendre compte.
-C'était comment, ta première fois ?
Un voile rouge passe sur ses joues. Elle ne devait pas s'attendre à ça.
-Hum, stressant. Et très excitant.
Sa réponse me semble paradoxale, mais prévisible.
-Pourquoi tu as stressé ? Tu n'étais pas avec la bonne personne ?
-Si, si. C'était stressant surtout parce que... tu te dévoiles devant quelqu'un. Il faut savoir s'abandonner un minimum et donc avoir confiance en l'autre un minimum. Tu me suis ?
Mon estomac se noue. Comment pourrais-je avoir confiance en un être comme lui ?
-Pourquoi cette question ? Tu as rencontré quelqu'un ? s'amuse Madeline en me donnant des petits coups de coude dans les côtes.
Je gromelle avant de formuler une phrase claire :
-Peut-être. Mais je ne sais pas quoi en penser pour le moment.
-Canon ?
-Oui, canon, mais il est surtout suffisant, bourré de prétentions, avec un ego gros comme un camion, et bien arrogant comme il faut !
Lorsque je termine mon portrait au vitriol, je remarque que Madeline a baissé les yeux et fixe quelque chose près de moi. Je suis son regard et j'ai un sursaut de surprise :
Deimos en chien-loup, est assis à mes pieds et me toise avec un jugement de malade !
-C'est qui, ce chien ? Il a l'air de te connaître.
Évidemment qu'il se pointe sous cette forme. Et au bon moment.
-C'est un chien errant, je l'ai déjà croisé ici et là.
Madeline se baisse et approche sa main, je l'arrête aussitôt.
-Non, attends, il déteste qu'on le touche.
Elle se redresse bien vite.
-Tu es sûre qu'il n'est pas dangereux ? On dirait un loup, non ?
-C'est un hybride. Et il ne ferait pas de mal à une mouche, n'est-ce pas ?
Je lui tapote maladroitement la tête, tout ça pour me retenir de le câliner plus. Parce qu'au-delà du fait que ce chien-loup est l'une des formes du dieu de la terreur, il a un pelage très doux et très attirant.
Deimos grogne, son regard n'a rien perdue de sa sévérité.
-Si tu le dis, acquiesce Madeline, perplexe. Bon, on se retrouve tout à l'heure pour la soirée ?
-Le temps d'une douche et deux, trois courses, oui !
-N'oublie pas la ginger beer de ta mère !
-Promis !
Madeline s'éloigne et me laisse seule avec Deimos.
Comme tous les vendredis, en fin de journée, le campus est déserté. Je pivote pour gagner ma chambre, talonnée par le chien-loup. > ma vie sans me parler, j'imagine que c'est son plan. Je pousse la porte du dortoir, il se faufile à ma suite. J'espère que personne ne nous remarquera, il me semble bien que les animaux sont interdits ici. J'accélère le pas, arrive au bon étage, entre et referme rapidement derrière moi avant de souffler.
Deimos reprend aussitôt sa forme originelle. Ah. Peut-être que finalement le mufle a quelque chose à dire. Ça tombe bien, moi aussi !
-Merci de ne pas espionner mes conversations privées ! m'exclamé-je nerveusement.
Il planque ses mains dans les poches de son caban gris qui met très bien son corps de dieu en valeur. Je serre les poings avant d'affronter son regard et de tressaillir par la même occasion. Rien ne trahit quoi que ce soit sur la façon dont il a pris ce que j'ai dit de lui. Peut-être qu'il s'en moque complètement.
-Tu te poses des questions sur la nuit de noces ?
-Toujours aussi délicat ? murmuré-je, agacée par son manque de tact.
-Je n'ai pas l'impression que tu l'as été avec mon portrait.
Luttant contre la terrifiante sensation qu'il m'inspire, je me force à lui faire face, ne serait-ce que pour lui prouver que je ne vais pas question que j'accepte son > me concernant.
-Vous avez une objection à formuler ?
Il hausse les épaules.
-Non. Tu m'as cerné malgré tout.
C'est si déstabilisant que je ne sais plus quoi dire.
Au milieu du silence, alors que j'envisage déjà, la boule au ventre, les milliers de blancs de ce genre qui nous attendent, une petite chouette mécanique, tout en métal doré et argenté, apparaît entre nous, flottant dans les airs avec une grâce inattendue pour un objet.
-Qu'est-ce que c'est ?
-Athéna m'a prévenu qu'elle nous chaperonnerait.
Est-ce que cette mini chouette est censée empêcher ce géant immortel de se conduire en pervers avec moi ? Je croyais qu'Athéna était la sagesse incarnée.
-OK, soupiré-je, me résignant à la présence de Deimos. Vous auriez pu choisir un autre jour, je suis prise ce soir.
-Je t'accompagne.
-Je ne tiens pas à ce que vous terrorisiez mes amis.
-Et je ne tiens pas à faire leur connaissance. Je me contenterai de te suivre sous ma forme de chien-loup. Je ne veux qu'observer tes occupations.
J'avais oublié, en quelques jours, la tension qui l'habite et qui éraille sa voix. Il demeure figé devant moi, mais je perçois bien ce bouillonnement intense en lui, qu'il a l'air de ferrer en profondeur. Que se passerait-il s'il relâchait tout ?
-Vous ne fumez pas ? remarqué-je.
-Je ne suis pas menacé par une centaine de sorcières ici...
-Oui, je sais, je suis inoffensive, le coupé-je, blessée.
Maudit dieu insensible ! Quel fiancé détestable ! Je jette mon gobelet vide dans la poubelle, retire mon manteau et mes chaussures et me dirige vers la salle de bains.
-Je vais prendre une douche, faites comme chez vous. Mais ne touchez pas à Norbert.
-Qui ? grimace-t-il.
-Mon ficus, là. J'y tiens.
Il jette un œil perplexe sur ma plante, j'en profite pour m'enfermer dans la pièce adjacente. Je tourne en rond alors que je ne devrais pas. Je me déshabille et laisse l'eau apaiser mes pensées. Il faut que je me focalise sur les bons côtés, sinon le négatif l'emportera et je sais déjà tout le mal qu'il peut faire. La chaleur de la vapeur m'enveloppe tendrement. Ce sera juste amusant de me promener avec un chien-loup divin. Il ne m'adressera pas la parole, donc je n'aurai pas à supporter ses piques.
Une fois l'eau coupée et ma serviette nouée sur la poitrine, je m'aperçois que je me suis peut-être isolée un peu trop vite. J’aurais dû prendre ma tenue pour ce soir avant. Bon, je ne suis plus à ça près, niveau embarras.
Je sors de là, prête à surgir.
Deimos est penché au-dessus de mon bureau et observe les photos que j'ai collées au mur. Peut-être qu'il souhaite réellement apprendre à me connaître. Après tout, c'est sa nature d'être froid, rigide et beaucoup trop franc. Je devrais moi aussi en profiter pour en savoir un peu plus sur lui.
-Qu'est-ce que vous regardez ? questionné-je plus posément.
Il décroche l'une des photos et me la tend.
-Es-tu en état d'ébriété sur celle-ci ?
Un voile rouge me saisit le visage. Il a l'art et la manière de bien pointer du doigt les choses gênantes !
-C'était mon anniversaire, grogné-je.
-Je croyais que les humains ne pouvaient pas boire avant vingt et un ans ici. Tu en as bien seulement vingt, toi ?
Mon cœur se met à tambouriner d'agacement. Je lui arrache la photo des mains et la remets à sa place.
-On ne fait de mal à personne. Vous avez quel âge, vous, pour penser comme ça ?
Il garde le silence quelques secondes alors que je le fixe, les bras croisés.
-Trois mille quatre cent vingt-trois ans. Quel est le rapport avec ma façon de penser ?
Pour ma part, je reste bloquée sur le chiffre. On a une toute petite riquiqui différence d'âge... Seulement trois mille quatre cents ans et des poussières !
-Aucune, finis-je par répondre.
Ce serait ridicule d'en déduire quoique ce soit à ce stade. Dire qu'il fait partie des plus jeunes dieux en plus...
J'essaie de déterminer un âge à mon échelle en détaillant son visage : on dirait quelqu'un d'une trentaine d'années.
Qui me balaie du regard, de bas en haut.
Est-ce qu'il ne serait pas en train de me reluquer, le mufle ?
Au même instant, la petite chouette agite ses ailes et double de volume. J'ai un mouvement de recul alors qu'elle prend forme humaine tout en conservant son aspect métallique. La silhouette féminine, vêtue d'un long péplos, la tête couverte d'un casque antique et les épaules d'une pelisse, tend soudainement une lance devant elle. La pointe aiguisée se fiche dans le cou de Deimos qui n'a pas bougé d'un pouce.
Je plaque mes mains sur ma bouche pour m'éviter de crier.
-Neveu, je perçois des pensées impures de ton côté.
-Moi ? Je n'ai jamais de pensées impures, Athéna, réplique Deimos avec un sourire en coin provocateur.
-Tu sais que tu ne peux rien me cacher, prévient-elle en tapotant la lame contre sa peau.
-Je sais, confirme-t-il sans crainte.
Alors Athéna plante le bout de sa lance dans le sol, provoquant une légère vibration sous mes pieds, puis elle tourne vers moi un visage lisse et brillant comme l'or, avec deux billes d'argent sans pupille pour yeux et sans aucune bouche. C'est un spectacle à la fois effrayant et captivant.
-Nous n'avons pas encore eu l'occasion de nous présenter, je suis la tante de Deimos, Athéna. Ou du moins, une projection. Je ne suis pas réellement là avec vous. Dès que la chouette détectera quelque chose de malvenu, elle me préviendra et j'interviendrai. Ce garçon est plutôt bien élevé, mais avec une ascendance comme celle de Zeus et d'Aphrodite, on ne peut jurer de rien.
Deimos lève les yeux au ciel, ce qui me donne plus envie de rire qu'autre chose. Je me mords la lèvre pour me retenir. C'est le genre de réaction qui me rassure.
-Hum, merci.
Le visage inexpressif de la déesse parvient à me communiquer de la sympathie.
-Mais de rien. Héra et moi-même avons beaucoup œuvré pour cette union. Ce n'est pas pour que ce démon gâche tout.
Pas de sexe avant le mariage, noté. Je ne suis pas pressée, de toute façon.
-Tu me vexes, Athéna, soutient alors Deimos.
Elle lui jette un regard de côté.
-Tu t'en remettras.
Le ton entre eux est proche de la complicité, c'est ça qui m'étonne le plus. Bien plus en tout cas que la silhouette d'Athéna qui rapetisse jusqu'à redevenir la petite chouette aux ailes battantes. Deimos lui, me tourne le dos.
-Habille-toi, tu n'as rien à craindre de moi. Je ne suis pas comme mes frères.
Il a combien de frères en tout ? Il faut vraiment que je creuse sa famille. Je connais l'histoire d'Arès et Aphrodite, amant pris sur le fait par Héphaïstos, le premier mari de la déesse. Mais j'ignore tout de leurs enfants. Enfin, presque tout. Éros est le plus connu d'entre eux. Je croyais même qu'il était le seul jusqu'à ce que Médée la Jeune évoque Phobos.
J'ouvre mon placard, enfile un top fleuri rose et un slim bordeaux.
-Vos frères seront au mariage ?
-En partie, oui, soupire-t-il, comme s'il n'avait pas très envie d'en parler.
Je vais éviter de lui dire que j'ai hâte de les rencontrer.
Même si je suis très curieuse à l'idée de croiser Éros.
-Les Douze seront présents, ajoute-t-il de lui-même.
-Les Douze ?
-Les Douze dieux les plus puissants.
Il n'étaye pas plus.
-Est-ce que leurs noms sont difficiles à retenir ? Comme les sept nains ? me moqué-je en laçant mes bottines.
-Qui sont les sept nains ?
Ah oui, on en est là.
-Eh bien, il y a Atchoum, Grincheux, Joyeux, Prof, Timide, Simplet et... arf, j'en oublie toujours un.
J'en retire un grognement impatient.
-Zeus, Héra, Hadès, Poséidon, Aphrodite, Arès, Hermès, Héphaïstos, Athéna, Apollon, Artémis et Dionysos. Et si tu dois en oublier un, ce serait Dionysos.
-Pourquoi ?
-Parce qu'il admirait Hécate.
OK. Pour ma part, je ne dirais pas que c'est un point négatif. Une chose est sûre : il ne porte pas Dionysos dans son cœur. Ce qui rend le dieu du vin plus intéressant encore à mes yeux. J'attrape mon manteau, mon écharpe, mon sac avec les bouteilles de ginger beer et m'approche de Deimos pour atteindre Norbert, posé sur le rebord de la fenêtre. Il s'écarte poliment et me laisse arroser mon ficus.
-Et voilà, je suis prête, on peut partir.
Deimos se change aussitôt en chien-loup et me suit.
La petite chouette rapetisse encore et se pose sur mon épaule. Je ferme ma chambre à clé derrière nous et nous voilà à nouveau dans le parc du campus.
-Oh ça y est, ça me revient ! Dormeur, c'est lui qui m'échappe toujours.
*
La musique et les vibrations des basses nous enveloppent dès que nous posons les pieds et les pattes dans la maison de la confrérie Alpha-Oméga du campus. Le hall est envahi d'étudiants qui boivent et dansent à un rythme effréné, la foule s'éparpille dans les salons adjacents où les meubles ont été poussés contre les murs. Les membres de la confrérie ont même investi dans des spots qui balaient l’intérieur de rouge et de rose. En haut des marches de l'escalier principal, au fond de la pièce, la DJ installée devant sa platine, le bras levé, semble exaltée par son propre son. Et je dois dire que se souffle endiablé me fait trépigner d'excitation !
La chouette d'Athéna s'envole et se pose en haut de l'armoire vitrée dans laquelle sont exposés les trophées d'Alpha-Oméga. On dirait une caméra de surveillance que personne ne remarque. Je balance mon manteau et mon écharpe sur le tas de vêtements à l'entrée et aperçois mes amis dans un coin, près des boissons.
-Ella ! s'exclame Rachel alors que je me fraye difficilement un chemin jusqu'à eux.
C'est curieux quelque part cette ambiance en début de soirée. D'habitude il faut bien attendre 22 heures avant que tout le monde se mette à danser de cette manière.
-Hé ! salué-je une fois devant le groupe, tout en brandissant les deux bouteilles de ginger beer et le sachet de gâteaux salés que je suis allée acheter exprès en ville.
Mes offrandes me valent des applaudissements emballés. Tout le monde adore la ginger beer de ma mère... surtout lorsqu'ils la mélangent avec de la vodka et du citron !
-Il t'a suivie jusqu'ici ? remarque Madeline en désignant Deimos.
-Eh oui, il ne se passe plus de moi, réponds-je avec un petit soupir.
Franchement, je ne comprends pas pourquoi il a tant insisté pour m’accompagner aujourd'hui. Mes occupations sont loin d'être haletantes : rendre un livre à la bibliothèque, prendre le bus pour le centre-ville, acheter les fameux gâteaux salés, taper la discussion avec la boulangère qui est toujours aussi drôle, offrir un café et un sandwich à Bernardo qui espère quelque pièces devant la boutique, reprendre le bus et arriver là. Pas-sion-nant.
-Mad m'a dit que tu avais rencontré quelqu'un ? lance directement Rachel en tapotant dans ses mains, impatiente d'en savoir plus.
Le groupe, composé de Rachel et de Madeline, ainsi que de quelques camarades d'amphi, ne me quitte pas des yeux. J'aurais bien aimé pouvoir en parler, mais puisque le principal intéressé est à mes pieds, les oreilles dressées, à l'affût, je reste bloquée.
-Ouais, il a le poil brillant et l'œil vif, dis-je alors en passant ma main sur la tête du chien-loup.
Outre les rires amusés et les interrogations perplexes, j'aperçois surtout Mad qui chuchote à l'oreille de Rachel et qui doit lui dire que je ne suis pas tellement prête à en parler.
-C'est un rival sérieux, commente une voix près de moi.
Un clin d’œil et un sourire suffisent à Jonas pour capter toute mon attention. Jonas est un membre actif de la confrérie, un type intelligent et ambitieux, plutôt mignon avec ses cheveux bruns et sa mâchoire carrée, et surtout un flirt régulier. Il est le deuxième garçon que j'ai embrassé dans ma vie et que j'embrasse encore, à l'occasion, en fin de soirée. On n'est jamais allés plus loin. On n'a même jamais décidé d'organiser de premier rendez-vous. Je ne sais pas tellement ce qu'on fait tous les deux, à part profiter de l'instant présent.
Sauf que là, je me rends compte que le flirt sera interdit. Je jette un œil sur la chouette, elle nous toise de haut, c'est le cas de le dire. Elle peut s'en prendre à Deimos, mais aussi à moi en fait. Alors je me mets à nerveusement passer mes doigts dans mes cheveux détachés.
-Il a moins de conversation que toi, réponds-je, un peu gênée.
Bon sang, je ne peux pas remettre en cause l'union des dieux et des sorcières pour un flirt !
-Et t'es sûre qu'il n'est pas dangereux ? me demande Jonas avec une grimace.
Deimos, le pelage hérissé, le fixe avec un air menaçant que mon ami calcule très bien. Je m'accroupis.
-Mais non, regarde.
Mes doigts s'enfoncent dans son poil si doux.
-Ne vous méprenez pas, chuchoté-je alors. Je vous gratte les oreilles, c'est tout.
Deimos grogne en guise de réponse.
Jonas, lui, s'accroupit à son tour et veut tendre la main, mais le chien-loup se redresse et montre ses crocs.
Je repousse le bras de Jonas par précaution.
-Ne fais pas ça, il n'aime pas vraiment le contact des personnes qu'il ne connaît pas. Il a... euh... il a été maltraité, par le passé.
-Oh, pauvre bête, plaint Jonas.
Ouais. Ça doit être inédit ce genre de remarque faite à un dieu. Surtout aussi orgueilleux que celui de la terreur.
-Mais ça ne m'étonne pas de toi, Ella, tu as vraiment le cœur sur la main.
Oh là là, s'il savait ! Il me fait quand même plaisir et je me surprends à rougir bien plus fort que d'habitude.
-Je crois que ça mérite un verre.
Il acquiesce et se redresse.
-Bière ?
-Bière !
Ses pas l'éloignent momentanément
-Vous n'êtes là que pour observer, rappelé-je à voix basse. Évitez donc toutes ces démonstrations, c'est ridicule.
Deimos ne semble même pas m'écouter, il guette la foule, les oreilles bougeant dans tous les sens. Ce chien-loup est désespérant. Je me relève et accepte le gobelet que me tend Jonas. On prend en cours de route la discussion du groupe et je décide de tout faire pour oublier la présence de Deimos.
Au bout de notre premier verre de bière, personne ne résiste à l'entrain général et à la musique ambiante. C'est comme si le rythme s'était calé sur celui de mon cœur et de mes poumons. Tout semble synchronisé, tout me pousse à danser, ici et maintenant ! Madeline et Rachel s'enlacent déjà en bougeant, les yeux fermés, un large sourire aux lèvres, l'air heureux... Jonas me prend la main et m'entraîne à mon tour sans pour autant me coller. Je me laisse aller, m'abandonnant à la vague lumineuse et chatoyante des spots, et au mouvement des corps autour de moi, frénétique et berçant à la fois. Tout est enivrant. C'est peut-être dû à la bière et au fait que je n'ai grignoté qu'un ou deux gâteaux salés. Mais la sensation d'oubli me fait du bien.
Jonas frôle ma hanche pour m'attirer à lui, je tournoie contre son corps en levant les bras, ravie de me frotter contre lui sans m'engager plus. Je suis curieuse, je me l'avoue à moi-même. J'ai envie de toucher et d'être touchée. Mais Mad a raison, se dévoiler à l'autre, c'est peut-être le plus difficile pour moi. J'ai tant de secrets à ne pas divulguer et un sérieux manque de confiance en moi-même. Je ne sais pas encore où me positionner au milieu des miennes ni dans cet autre monde des humains... Ou peut-être que je réfléchis bien trop et entrave ainsi un acte purement physique.
Lorsque je rouvre les yeux, j'ai des vertiges plein la tête.
La musique est confuse, les lumières floues et vibrantes. Les mains de Jonas m'enflamment la taille. Lui aussi, il semble dans un état second. Tout le monde danse si vite ! et parfois tout le monde ralentit, les gestes deviennent amples et lents avant de s'élancer à nouveau. C'est si étrange...
Soudain, un objet brillant m'aveugle. La chouette bat des ailes sous mes yeux. Je veux la chasser, mais ma main pèse une tonne. Ou non, elle bouge au ralenti. Ou pas, elle bouge normalement en faite. Bizarre. La chouette, elle, s'éloigne toute seule. OK. Où j'en étais ? Ah oui, Jonas et le sexe. Bonne combinaison, en fait ! Pourquoi on n'est jamais allés loin ? Il est super gentil, respectueux, il est parfait ! Et il semble très partant lui aussi, parce qu'il se penche pour m'embrasser.
Et puis son corps décolle dans les airs.
Waouh ! Jonas vole ! Et jusqu'à l'autre bout de la pièce ! Avant d'atterrir brutalement dans un canapé et de l'enfoncer contre le mur, éventrant les boiseries par la même occasion. Alors ça, je ne l'avais pas vu venir. Lui aussi, il a peut-être des dons cachés. Enfin, des dons tout court. L'autre chose que je n'avais pas vu venir, c'est Deimos qui prend sa place face à moi, droit comme un piquet, alors que je continue de danser.