Chapitre 10

3088 Words
Circé et Méroé me prennent dans leurs bras une dernière fois, me chuchotant des injonctions sur l'utilisation de la Stilla. Ma mère pleure contre Zelda, mais sans s'effondrer, tout en dignité. J'évite de la regarder pour ne pas me paniquer encore plus. Circé la Grande et Médée la Jeune, elles, me font des signes plein de confiance, qui parviennent à me ragaillardir. On nous escorte sur un chemin jonché de flambeaux jusqu'à l'autre bout de la Clairière. Un pavillon de tentures aux couleurs chaudes, rond et plutôt vaste, a été dressé là, près des bois, à l'écart. Deimos soulève un pan pour me laisser un passage alors que les invités exclament des souhaits de fertilité avant de se disperser. Je fais quelques pas à l'intérieur : le sol est recouvert de tapis, un grand lit aux pieds en forme de pattes de lion trône au centre, drapé de blanc. Deux banquettes se font face dans un coin, autour d'un amas de nourriture sucrée et de vin. Quatre vasques enflammées éclairent l'intérieur de leur lumière tremblante. Le silence soudain me surprend. Deimos a refermé la tenture derrière lui et plus aucun bruit ne nous parvient de l'extérieur. Le souffle coupé, je glisse mes mains sous le voile et agrippe ma Stilla, déterminée à ne pas la lâcher. Je n'ai plus qu'à envoyer le sort, mais je suis si embrouillée qu'aucune pensée claire ne me vient en tête. Je n'ai que trois chances, ce n'est pas le moment d'en gâcher une dans l'affolement ! Il n'est pas obligatoire de prononcer les paroles, mais ça aide à focaliser l'intention. Comment pourrais-je même prononcer une seule phrase, Deimos n'est pas idiot, il comprendra ce que je suis train de faire ! -Viens, assieds-toi avec moi. Deimos prend place sur l'une des banquettes. Je mets bien une dizaine de secondes avant de pouvoir ordonner à mes jambes de le rejoindre. Je me laisse choir en face de lui, le corps raide. Si le voile m'a aidée à mettre de la distance avec la situation, à présent il me gêne. J'aimerais déceler son air et pouvoir anticiper le moment où il fera un geste menaçant. -Mange quelque chose, tu n'as touché à aucun plat. J'ai encore l'estomac bien trop noué pour ça. -Je n'ai pas faim. Deimos garde le silence alors que le battement sourd de mon cœur prend de la vitesse. Est-ce qu'un sort doit rimer même en pensée ? Je n'ai aucune idée de comment fonctionne la magie et ça ne m'a pas effleuré l'esprit de poser la question à mes sœurs. -Tu n'as pas à être nerveuse, finit-il par dire de sa voix grave et posée. Cette remarque suffit à tripler ma nervosité ! Tout s'emballe dans ma tête : l'ichor que je dois prendre, le mari que je dois étudier, les invités à qui j'ai parlé, la tristesse de ma mère, l'absence de mon père, la proposition absurde d'Éros et Antéros tout à l'heure ! -Votre famille est folle à lier ! Je reprends mon souffle, la Stilla s'enfonçant dans la paume de ma main tant je la serre. Le rire à peine contenu de Deimos me saisit. On dirait qu'il gronde comme le tonnerre mais avec la légèreté d'un nuage. C'est inattendu. Et confondant! Est-ce que ma détresse lui donne envie de plaisanter ? -Viens là, dit-il en se levant. Impossible de bouger pour ma part. -Je veux seulement retirer ton voile. J'ai envie de protester, de lui balancer que cette tradition idiote n'est qu'un ramassis de paternalisme à deux balles qui soumet l'épouse à son mari, mais rien ne franchit ma bouche. Il faut que je me le répète. Cette cérémonie du voile ne signifie absolument rien pour moi. Je me contente de me lever. Je ne vais pas non plus accourir dès qu'il me le demande ! Deimos réduit l'espace qui nous sépare et se dresse devant moi. Un sort, il me faut un sort ! ? Pourquoi est-ce que ça semble ridicule même en pensée ? Et pourquoi Deimos ne fait rien ? Il tient à m'affoler plus que je ne le suis déjà ? Sa main frôle mon coude sans que je m'y attende. Il agrippe le bord du voile et se met à le tirer lentement sur le côté. Le fin tissu d'Athéna glisse sur ma peau, semant ici et là des frémissements chauds le long de mes bras et sur mon visage. On dirait une caresse, agréable et douce. Et lorsque le voile se retrouve entièrement dans la main de Deimos, il laisse derrière lui une brûlure qui embrase mes joues. Peut-être parce que c'est une sensation plaisante au milieu d'une situation qui ne l'est pas. Je vois enfin nettement le dieu auprès de moi et sa tunique aux merveilleuses feuilles dorées. Ses traits ne trahissent pas d'émotion si forte que celle qui m'agite à l'instant. Il semble toujours si froid et je veux bien y dire voir un peu plus de... de prévenance. On va dire ça. Et d'intensité au fond de son regard dépareillé. Beaucoup trop d'intensité. Mais rien de menaçant pour l'instant. -Je sais que ma famille est folle, dit-il en reprenant sa place. Éros est peut-être conciliant, mais Antéros en le plus cruel de nous cinq. C'est encore si bizarre de me dire qu'éros et Deimos sont frères... Sa position sur Antéros ne m'étonne cependant pas. J'ai eu la même impression tout à l'heure. Mais je ne peux pas m'empêcher de le cuisiner. -Plus cruel que la Terreur? Son sourire en coin, perçant et sûr, me comprime la poitrine. Comme un reste de toutes ces terribles sensations qu'il provoquait il n'y a pas si longtemps, d'un seul regard. -Il a torturé bien plus de dieux et de mortels que tu ne le crois. L'amour unilatéral, c'est beaucoup plus long et harassant qu'un bon coup de terreur, je veux bien le croire. -Et Phobos? Pourquoi n'est-il pas venu ? À l'énoncé du nom, les mâchoires de Deimos se pressent l'une contre l'autre. Je me souviens très bien de la conversation que j'ai surprise entre Aphrodite et Arès : ils lui reprochent d'avoir fait quelque chose à son frère, quelque chose qui a déchiré sa famille. Et Phobos est le seul qui manque à l'appel. Qu'a-t-il bien pu se passer? -Phobos n'a pas pu faire le déplacement. J'ai envie d'en savoir plus, de lui demander pourquoi sa propre mère craint ce dont il est capable dans ce cas, mais je crois que je vais me faire autant de mal à moi-même en entendant ou en espérant ses réponses. -Ella, pourquoi as-tu accepté ce mariage ? Sa question imprévisible m'interloque -Je veux ta vraie raison. -Parce que j'en ai des fausses, d'après vous ? répliqué-je nerveusement. Il hausse les épaules. -Tes guides t'ont forcément poussée à accepter, le bien de ta communauté te préoccupe probablement, mais tu aurais tout de même pu refuser. Tu dois avoir une raison plus personnelle, non ? C'est là que je me rends compte que je viens d'épouser le M. Police des Olympiens. Et que jamais Deimos n'a autant parlé ! Je me mordille la lèvre. Je pourrais être en partie honnête parce que la raison première de mon engagement peut être révélée sans danger. -J'ai accepté pour protéger ma sœur. Deimos incline la tête, l'air satisfait. -Je l'ai également fait pour mon frère. J'acquiesce à mon tour. Je ne mesure pas bien la portée de sa décision. J'imagine qu'il le fait pour Phobos, mais j'ignore encore tout de ce frère invisible. Puisqu'on en est à parler à cœur ouvert, je vais oser une question dont la réponse pourra peut-être influencer son comportement cette nuit. - Est-ce que vous m'en voulez d'avoir fui New York ? S'il nourrit encore de la colère à ce sujet, je n'ai pas très envie qu'il la libère maintenant. -Non, répond-il sans attendre et d'un même ton égal. Tu devais voir ce que je peux être. Tu aurais pu tout annuler, mais tu es là. Par Hécate, c'est ainsi qu'il l'interprète. Je suis ici seulement pour son ichor. -J'y ai pensé, avoué-je à voix basse. -Je comprends. Je ne voulais pas te piéger. Le temps que nous avons passé ensemble servait à cela. Ma gorge s'entrave un court instant. Voilà que ma nervosité prend un autre chemin. Le Deimos brutal était plus prévisible que ce Deimos prévenant. Ces instants étaient si courts, si... anormaux et insensés ! Que peut-on en déduire, au juste ? -Qu'avez-vous bien pu apprendre sur moi en si peu de temps ? Et là, autant dire que je guette le moindre commentaire gauche ! -Que tu es sociable, généreuse et positive de nature, un peu naïve malgré tout mais je suppose que ça fait partie de ton charme. Tu n'as pas peur de l'ouvrir. Tu protèges les personnes que tu aimes. Tu es trop curieuse et trop tactile, mais ce n'est que mon opinion. Tu es vierge mais le sexe t'intrigue, ce qui me fait dire que tu me céderas tôt ou tard. Le retour du mufle! Il ponctue même sa démonstration d'un sourire d'une suffisance à damner Hadès. -Il me semble que le côté est indispensable pour coucher avec quelqu'un, grogné-je en sentant mon visage bouillir violemment. Son sourire redouble, au point de me faire balbutier. -Pas que je veuille vérifier ça dans l'immédiat..., me dépêché-je d'ajouter. Bon sang, il m'a plutôt bien cernée. Il oublie de pointer du doigt ma duplicité. J'espère qu'il n'aura jamais à le faire. Qu'ai-je bien pu apprendre sur lui, moi ? Qu'il est arrogant, fier et terrifiant, oui, ça, je le savais déjà. Mais aussi qu'il est entouré des Érinyes et des Semés qui le suivent aveuglément, qu'il est implanté et actif au sein du Siège des dieux, qu'il est conscient de sa propre nature et qu'il n'a pas voulu me la cacher, pour mon bien. C'est ce dernier point qui me perturbe le plus. De la part d'une divinité malveillante, c'est plutôt curieux, non ? -Suis-moi. Deimos se lève, prend un couteau incurvé posé près d'une coupe de fruits et se dirige vers le lit. Le moment est arrivé, je dois penser à un sort et l'envoyer ! Mais le comportement ambivalent du dieu me perturbe, je ne sais plus comment y faire face. -Viens, répète-t-il calmement. Un homme avec un couteau près d'un lit, ça n'inspire pas du tout confiance ! Comment il fait pour ne pas s'en rendre compte ? Il a l'intention de me menacer avec sa lame? Je me lève, forçant mon esprit à se focaliser sur un sort. Je peux le faire ! J'ai grandi avec deux sœurs et une mère sorcières ! Mais ça m'a toujours paru facile pour elles, c'est inné, la magie est présente dans leurs veines dès leur naissance. Et si j'en étais incapable même avec une Stilla ? Je me retrouve devant lui, transie de peur, moulinant à toute vitesse des rimes pitoyables dans ma tête. D'un geste lent, il détache l'une de mes mains de son emprise sur le pendentif et la tend au-dessus du drap blanc. Il approche la lame de ma paume et la blesse d'une vive incise, me sortant de la torpeur dans laquelle j'étais plongée. -Rassure-toi, reprend-il. Je n'ai pas l'intention de te toucher sans ton consentement. Des gouttes de sang tachent le lit avant que Deimos referme l'entaille du bout du doigt. Chamboulée, la main droite fermée sur la Stilla, la gauche à nouveau intacte, j'essaie de comprendre ce que cherche Deimos. -Pourquoi ? C'est tout ce dont je suis capable à cet instant ! -Tu me demandes vraiment pourquoi je ne veux pas v****r quelqu'un ? J'ouvre la bouche et la referme aussitôt. À vrai dire, il envoie balader un peu trop facilement les a priori que j'avais sur lui. -Tu n'as rien appris sur moi de ton côté ? ajoute-t-il Il y a bien autre chose que j'ai pu voir sans l'identifier au premier abord : en me sortant de la maison des Alpha-Oméga menacée par une ménade, ou encore en s'en prenant au s****e qui me traitait d'empousa. Il est protecteur, même si ses manières sont parfois brutales. J'ignore si c'est par fierté, mais ça reste un constat. -Mais... euh, ce n'est pas grave si on ne consomme pas le mariage ? osé-je demander, le cœur battant à tout rompre. -Je me fous bien des attentes des miens. Tu sauras tenir ta langue ? Je hoche la tête, soulagée. Pourtant, ma main droite ne desserre pas son étau. Je le redoute encore. Je ne sais plus sur quel pied danser... -Je ne veux de toi qu'un b****r ce soir, pour sceller l'union. Ah. Je m'en sors plutôt bien pour le moment. Un b****r, ce n'est pas non plus la fin de tout, et comme il l'a si bien décelé, je ne suis pas contre l'expérimentation. Alors, le visage cramoisi et une nouvelle tension folle dans la poitrine, je réponds : -D'accord. Deimos n'attend pas une seconde pour m'attirer contre lui. Je ramène ma main gauche sur la droite qui oppresse la Stilla. Son mouvement éclair semble le surprendre lui-même. Je me retrouve blottie contre son corps bouillant, ses mains dans mon dos exerçant une pression subtile. Est-ce qu'il sait se contrôler ? Est-ce qu'Aphrodite faisait allusion à cela ? -Désolé, souffle-t-il d'une voix rauque. Je l'avais déjà remarqué qu'il sentait le feu de bois, hein ? Et maintenant que j'ai le nez dans son cou, je décèle même quelques notes de cèdre qui font clore les paupières instantanément. Par Hécate, il sent divinement bon... C'est le bout de son nez contre le mien qui récupère mon attention. J'entrouvre la bouche parce que j'ai vraiment besoin d'air. Il approche ses lèvres des miennes mais sans me quitter des yeux, comme s'il guettait un repli. Non, comme s'il était sûr de ce repli. Moi, je n'ose vraiment pas bouger. J'ai des milliers d'interrogations en pagaille dans ma tête - est-ce que ce b****r aggrave mon cas de duplicité ? est-ce qu'il va bien s'arrêter à un b****r ? est-ce que ma famille va m'en vouloir ? est-ce que j'ai manqué une occasion de lui prendre de l'ichor ?... - mais j'envoie tout balader. Parce que j'en ai envie, de ce b****r. Peut-être depuis cette cave dans le bar clandestin des satyres. Ou même depuis cette danse involontaire, hypnotisée par une ménade. Ou alors je me sens redevable ? Ce serait idiot d'en arriver là. Alors que mon cœur bat comme jamais, que mes jambes tremblotent, qu'un hoquet me saisit à l'instant où ses lèvres frôlent les miennes sans se poser. Tout mon corps est en roue libre, il enchaîne les chutes de température et les remontées vertigineuses, il se tend et se détend, devient fébrile, impatient. Il est très partant, moi aussi, mais Deimos ne s'engage toujours pas. Son nez se frotte au mien. Son œil bleu si proche, si clair et limpide, et son œil noir si indéchiffrable... quel spectacle lorsqu'ils ne distillent pas toute cette terreur ! Je me dresse sur la pointe des pieds, histoire de me rapprocher un peu. Ses mains, au creux de mes reins, me plaquent davantage contre lui et contre cette tunique d'une douceur à toute épreuve. Ma main gauche se détache doucement pour se poser sur son épaule. On ne sent pas la différence entre sa peau et le tissu. La seule chose qui les distingue est la fermeté de son corps. Ça, il le tient de son père. Il n'y a qu'une broche à défaire pour aller plus loin dans l'étude... Je m'égare! On est là pour un b****r, rien de plus ! Au fait, pourquoi il ne se décide pas ? OK, c'est lui qui attend. Pas l'inverse. Alors, et parce qu'il ne me reste qu'un centimètre ou deux à franchir, j'embrasse ses lèvres. Un peu de travers, certes, mais ce premier contact agite puissamment mon cœur. Ce n'est qu'à ce moment-là que Deimos reprend le contrôle, l'une de ses mains remontant mon dos pour s'enrouler sur ma nuque, son pouce pinçant le lobe de mon oreille, m'arrachant un gémissement que j'étouffe tant bien que mal. Alors là, non, pas question de lui faire des démonstrations bruyantes ! Heureusement, il ne relève pas. Il préfère reprendre plus vigoureusement mes lèvres, en emprisonne une entre les siennes, la mordille avant de l'embrasser sagement. Par Hécate... C'est grave si j'aime ce b****r ? Je voudrais l'interrompre, histoire de lui faire comprendre qu'on n'ira pas plus loin, mais je ne peux pas. Après tous ces jours de doute et d'appréhension, savoir que Deimos est capable de ça, c'est si réconfortant, si bon et si perturbant à la fois. C'est même lui qui se retire, tout en gardant son front contre le mien, me laissant reprendre ma respiration, reprenant lui aussi la sienne. J'ai les genoux qui s'entrechoquent ! Et j'ai peur d'ouvrir les yeux et de le regarder en face. Son pouce a quitté mon oreille et caresse ma pommette, frôlant mes cils, affolant un peu plus mon pouls. -Ne me crains pas. Ces mots, soufflés et rocailleux, me font ouvrir les yeux. Je n'ai que le temps de le voir faire un pas en arrière et se transformer en chien-loup. L'animal s'écarte et se couche au pied du lit, la gueule appuyée sur ses pattes avant. Je demeure figée une longue minute. J'ai l'impression de voir flou et d'avoir été trimballée par une tornade pendant des heures. Toute ma tension latente vient de me quitter. Mes épaules raidies se relâchent, j'écarte mes doigts devenus douloureux à force de compresser la Stilla, et je recule à petits pas jusqu'à m'échouer sur le lit. De là où je suis, je vois encore le bout du museau de Deimos qui dépasse. Est-ce que je ne viens pas d'épouser la plus étrange des créatures ? Est-ce normal de penser que ce b****r vient de créer un lien entre lui et moi ? On était deux entités uniques et indépendantes, jusqu'à cet instant à l'importance insaisissable. Je retire mes nu-pieds et m'allonge sur le lit, épuisée. Pourtant je ne suis pas certaine de pouvoir dormir. Je roule sur le côté. Je me sens en sécurité, alors que je ne m'y attendais pas du tout. Et en constatant cela, ma peau se met à rayonner.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD