>, a titré le journal local de la ville. Mes amis ne se l'expliquent pas. Ils ont le souvenir d'avoir ressenti une terreur innommable, qui les a secoués au plus profond de leur âme et les a fait courir sur le campus jusqu'à en perdre haleine. Ils se sont réveillés au petit matin, transis de froid, désorientés et éparpillés. L'infirmerie a été prise d'assaut, mais personne n'a pu conclure à quoi que ce soit.
Sauf moi.
Ils venaient tout simplement de rencontrer mon promis.
Promis qui vient d'apparaître sous mes yeux, dans ma chambre, l'après-midi prenant fin. J'aurais dû lui demander une heure précise, je n'y ai pas pensé hier soir.
-Tu es prête ? me demande sans préambule Deimos, vêtu du même caban que la veille.
-On va faire quoi au juste ? La nuit est en train de tomber. Une soirée pyjama ?
-Je ne porte pas de pyjama, se contente-t-il de dire en haussant les épaules.
Mes joues s'enflamment automatiquement. Probablement un effet secondaire à mon délire de la nuit dernière. J'aurais bien envie de creuser un peu plus la question mais je ne suis pas sûre que ce soit très judicieux. D'autant plus en croisant le regard acéré de la petite chouette dorée, posée sur son épaule. Il faut vraiment que j'arrête avec ces pensées tordues !
-Je suis prête, oui.
-Bien, allons-y.
Il fait un pas vers moi, me saisit la taille et nous téléporte. En un clignement de paupières, je me retrouve dans un tout autre environnement : une sorte de gigantesque duplex dans un ancien atelier de l'ère industrielle, avec d'immenses baies vitrées qui couvrent toute la surface des murs. Je ne sens même pas l’instant où Deimos me relâche, je suis bien trop captivée par la vue ! Toute la ville de New York s'étale sous mes yeux, alors que le soleil couchant tape dans les gratte-ciel qui nous entourent. Je m'approche et me colle à la vitre.
-Incroyable...
Je n'avais jamais mis les pieds à New York. Je ne suis même jamais sortie de Springfall, en fait. Cet endroit est un cocon pour la communauté. Nos ancêtres déjà étaient d'une extrême sédentarité. Seule Médée la première a réellement voyagé, au côté de Jason, dans sa quête de la Toison d'or. Par amour, elle a quitté sa famille et a suivi le héros. Et parce que Zeus a voulu la séduire, Jason l'a répudiée, profitant de cet pour accepter une femme plus jeune en mariage, même si Médée s'était refusée au maître des dieux. Elle a fui son époux avec ses deux enfants et s'est installée auprès de sa tante Circé, sur son île, loin de tout. Les humains n'ont retenu qu'une version altérée de l'histoire, transformant injustement Médée en meurtrière de ses propres enfants, justifiant ainsi leur disparition.
Ça ne m'étonne pas de Zeus, de s'être installé ici. Cette ville est à l'image de sa démesure et de sa volonté d'afficher tout son pouvoir. Ce qui m'inquiète un peu plus, c'est que mon fiancé soit si bien installé dans son sillage.
-Toute votre famille vit ici ? interrogé-je en jetant un autre œil sur son intérieur.
Que de meubles en métal. Pas de bois. Pas de chaleur. Même la longue banquette posée au milieu de la pièce, en cuir noir, semble glaciale. Pas de dossier, pas de coussins, encore moins de plaids, ce n'est pas là que l'on se pelotonne devant un film.
Bon sang. C'est là que je vais vivre. Dans cet espace vaste et vide. Aucun vase, aucune plante, aucune décoration, aucun fruit, pas de vaisselle en évidence, une odeur de... de neuf, en fait. On dirait un appartement-témoin pour quelqu'un qui ne souhaite même pas y vivre.
-Non, finit-il par répondre en descendant l'escalier en acier.
Il s'est changé, il a enfilé un pull noir et un blouson.
Il s'immobilise au milieu de son duplex, seul dans son vide, et me provoque par la même occasion une bouffée d'angoisse étouffante.
-Mes parents, mes frères et ma sœur vivent à Cythère, en Grèce, ajoute-t-il.
Je commence à croire mes guides lorsqu'elles supposaient que Zeus avait choisi Deimos pour nous humilier. J'aurais préféré épouser Éros et me retrouver à Cythère, au bord de la mer, avec le dieu de l'amour !
-Pourquoi vous ne vivez pas là-bas, vous ? grogné-je, découragée.
-Tous les dieux ne vivent heureusement pas au même endroit, réplique-t-il en se rapprochant de moi. Je ne supporterais de toute façon pas mes parents ni mes frères et leurs mauvaises habitudes.
Un sourire amusé m'échappe. Je pense la même chose avec ma mère et mes sœurs. Je les adore, mais vivre à nouveau sous leur toit, j'en serais incapable.
-Je comprends ça.
Je laisse à nouveau mon regard se perdre dans la forêt de gratte-ciel. Bon, il ne porte pas vraiment les siens dans son cœur - si toutefois, il en a un. On ne peut pas dire que les deux mots qu'il a échangés avec sa sœur hier soir comptent pour grand-chose. Donc, avec la plus grande des curiosités, je tente une nouvelle question :
-Vous avez un préféré dans votre famille ?
Je perçois très bien le petit regard en coin qu'il me jette.
-Moi, si je mets de côté ma mère et mes sœurs, ce serait tante Zelda.
-La folle qui fait du gin à abattre les satyres ?
Un rire jaillit de ma gorge. Je ne m'attendais pas moi-même à réagir comme ça ! Mais il a si bien cerné le personnage et sa production d'alcool maison que c'est plus fort que moi. C'est, en plus et surtout, dit avec une pointe d'humour que je désespérais voir un jour chez lui.
-Elle-même, oui. Et elle n'est pas si folle, elle est juste... originale.
Il se contente de son fameux grave qui me twiste à chaque fois la colonne vertébrale.
-Je dirais que j'en ai deux : Athéna et Hadès.
Et pas Zeus ? Pourquoi vit-il et travaille-t-il auprès de lui alors ? Bon, Athéna, je veux bien, mais Hadès ? Vraiment ?
-Et pourquoi vous ne vivez pas auprès d'Hadès alors ?
-Parce qu'Hadès vit auprès de Perséphone.
J'écarquille les yeux d'incompréhension. C'est quoi cette raison sibylline ?
-Si je ne vis pas auprès d'Arès et d'Aphrodite, ce n'est pas pour vivre auprès d'Hadès et de Perséphone, ajoute-t-il en remarquant probablement ma perplexité. En plus, Hadès et Perséphone vivent six mois aux Enfers et six mois dans leur palais en Sicile.
Il ponctue sa phrase d'une grimace. Et j'ai comme l'impression que c'est le palais sicilien qui le rebute. Alors que moi, ça me ferait plutôt rêver.
-Ils sont trop heureux pour vous ?
-On peut dire ça, oui, grommelle-t-il à voix basse.
Parfait ! Le bonheur, c'est nul.
Je regarde à nouveau autour de moi en me disant que je ferai mieux de ne plus prêter vraiment attention à sa façon de penser si je ne veux pas broyer plus de noir. Mais je n'arrive pas à ne pas poser une dernière question périlleuse :
-Est-ce qu'on va vivre ici… ?
Impossible de dire . Qu'est-ce que signifierait ce bancal et force", de toute façon ?
Deimos ne me répond pas immédiatement. Il m'observe et j'évite avec un soin particulier son œil bleu et son œil noir, de peur de ressentir sa terreur. J'avoue que cette forte impression qu'il me faisait au départ s’est tassée.
Heureusement.
-Non. Tu n'aimes pas cet endroit, affirme-t-il sans hésiter.
-Oh, euh, non ça ne manque pas de charme, quand on regarde bien, bredouillé-je, confuse d'être aussi transparente.
-Je passe plus de temps au Siège qu'ici, semble vouloir expliquer Deimos avant de se diriger vers la porte.
Je le suis précipitamment.
-Nous ne restons pas ?
-Non, j'avais seulement besoin de me changer. On doit passer au Siège, puis je t'emmène boire un verre.
Son invitation me laisse pantoise. Passer au Siège et boire un verre... Alors ça, c'est imprévisible ! Son ton est si égal que je doute même du sens qu'il y accorde véritablement. Je le suis sans commenter. Il m'entraîne dans le couloir, jusqu'à l'ascenseur.
-On ne se téléporte pas ? métonné-je alors qu'on attend patiemment la cage.
-C'est à deux pas, je vais me déplacer comme toi.
Rho je souris encore ! Il faut que j'arrête ça ! Est-ce qu'il essaie de faire des efforts ? On dirait bien ! On pénètre dans l'ascenseur et je me laisse porter. J'ai hâte de voir le fameux Siège. Je ne sais pas grand-chose de leur univers actuel, mais je sais que Zeus a effectivement installé sa cour en plein cœur de New York. Deimos tourne à gauche et je trottine derrière lui. Est-ce que c'est une sorte de premier rendez-vous ? , ça se pourrait, non ? Je n'en ai jamais eu encore, de premier rendez-vous. Et je suis sapée comme tous les jours, avec un jean et un pull ample. Il aurait pu me prévenir !
Oh là là, la nervosité me gagne ! Mais je n'ai aucune raison de me sentir nerveuse. Non, non, je ne peux pas l'être alors que je vais seulement avec mon fiancé. C'est déjà dans la poche, de base. On n'a pas besoin de se séduire. Mais qu'est-ce que ça veut dire alors, ? Qu'est-ce qu'il a dans la tête ? Peut-être que ça ne signifie pas du tout la même chose pour lui.
J'en suis à ce stade de mon questionnement quand je lui rentre dedans, n'ayant pas remarqué qu'il s'était arrêté.
-Pardon !
-Nous sommes arrivés.
Je fais un pas de côté et lève les yeux sur le gros en lettres lumineuses, plaqué au milieu de la haute façade de la tour. Le bâtiment est ancien, il date probablement du début du siècle dernier, mais ile n'a rien perdu de sa superbe avec ses lignes art déco. La grande porte, surmontée d'appliques en bronze et d'un aigle auréolé d'éclairs, s'élève en haut d'une volée de marche en pierre.
-Ce n'est pas un peu trop grand ? ne puis-je m'empêcher de commenter.
-Combien crois-tu qu'il y a de divinités dans notre panthéon ?
Je hausse les épaules. Toujours très envie de le taquiner, en fait.
-Eh bien, il y a les Douze et leurs enfants, donc une vingtaine ?
-Plus de quatre cents.
Le problème, c'est qu'il prend rarement le train en marche. J'avais évidemment fait exprès de sous-estimer le nombre mais je ne m'attendais pas non plus à un tel chiffre.
-Bien sûr, certains vivent dans les Enfers, d'autres sur Terre, mais la majorité demeurait sur Olympe. Il a bien fallu palier.
Tout en haut, j'aperçois des terrasses et des oliviers.
Zeus a probablement un penthouse incroyable au sommet.
-Viens, m'invite Deimos en me prenant la main.
Son contact me brouille un peu les idées. C'est un geste si intime de se donner la main. Et ça m'agace de me sentir chamboulée pour si peu. Ma mère avait raison, je suis complètement inexpérimentée ! J'essaie d'interpréter tout et n'importe quoi sans aucune raison ! La tête froide, il faut que je conserve la tête froide. A tout prix.
-Si tu entrais sans moi, tu verrais ce que tout mortel voit : un gardien et des portiques inaccessibles, m'explique-t-il en poussant l'une des portes.
Ah, il me prend la main pour franchir un portail en fait. Car dès que nous pénétrons dans le hall d'entrée, l'imposante Sphinge accroupie, bayant aux corneilles, nous accueille, sa queue de félin battant à gauche et à droite, et ses ailes s'étirant avant de se replier. Elle remplit littéralement l'espace sans paraître à l'étroit. Deimos ne ralentit pas alors que je traîne des pieds.
-Est-ce que c'est LA Sphinge qui a mis Œdipe à l'épreuve ? murmuré-je.
-Oui, mais ne prononce plus ce nom, devant personne, prévient-il.
-Œdipe ?
Il accélère le pas alors que le regard perçant de la Sphinge se fixe sur moi avec un grognement animal qui me fait trotter de plus belle. Nous atteignons rapidement un ascenseur et Deimos semble se détendre seulement lorsque les portes se referment. À cet instant, il me relâche la main. Je les enfonce dans mes manches en espérant que nous n'échangions pas plus de contact pour ce soir.
-Oui, cet homme-là, confirme-t-il alors. Il est l'un des descendants d'Harmonie, le sujet est encore douloureux.
Je hoche la tête, embarrassée. Ces dieux ont connu et connaissent encore toutes leurs descendances mortelles. Comme ce doit être étrange de voir cette succession d'humains vivre et mourir. Ou commettre des erreurs irréparables comme Œdipe. C'est peut-être pour ça que dans les mythes, rares sont les dieux qui s'attachent réellement à des humains. Parce qu'un jour ou l'autre, ils les regarderont périr. Je lève les yeux sur mon fiancé, est-ce que c'est suffisant pour expliquer sa froideur ? Je vais vieillir à ses côtés, mais lui, il ne changera pas. Ma vie entière tournera autour de ce mariage avec lui... Pour lui, ce ne sera qu'un court chapitre dans son immortalité. Il n'a aucune raison de s'impliquer plus.
Alors que des vertiges me saisissent la tête, les portes s'ouvrent.
L'étage ressemble à l'intérieur de duplex de Deimos : que du métal et du verre, rien de chaleureux. Un bureau trône au fond avec un fauteuil derrière et une seule chaise devant. Austérité quand tu nous tiens ! Heureusement, j'aperçois un billard et une sorte de petite cuisine sur un côté, une vasque enflammée et les deux mêmes banquettes que chez lui de l'autre. De quoi rendre le lieu de travail de mon promis un poil plus confortable. Il y a même, dans un angle, un tuyau en laiton qui descend du plafond avec une ouverture à portée de main. On dirait un système de capsules envoyées par tube pneumatique. Après tout, je ne vois pas d'ordinateur ni de téléphone pour communiquer.
-Pourquoi on passe par ici ?
-Pour prendre l'adresse du bar, dit-il en récupérant une feuille posée sur son bureau.
Je ne suis pas moi-même une accro du portable comme beaucoup de mes camarades du campus - personne dans ma communauté n'en a jamais eu besoin -, mais tout de même. Les dieux pourraient faire un effort pour suivre la technologie ! Plus personne ne note d'adresse sur un bout de papier, de nos jours !
-Je dois aussi convoquer les Semés et les Érinyes.
-Qui ?
-Nous ! répond une voix féminine rugissante.
Je pivote et tressaille devant la vision qui surgit face à moi. Les deux ombres armées de la veille sont à présent cinq, toutes avec une arme différente : une lance, un glaive, un arc, deux poignards et un trident. Et trois silhouettes féminines à la peau rouge, aux grandes ailes noires et à la chevelure brune et ondulante comme des serpents, se dressent à leurs côtés. Des sillons dorés et sombres semblent couler de leurs yeux le long de leurs joues. Elles portent toutes un bustier serré et une sorte de slim enveloppant leurs jambes fuselées. Ah, et un fouet enroulé à leur ceinture aussi.
Cette nouvelle assemblée effrayante me fixe avec un intérêt soudain.
-Qui est la mortelle ?
-Votre future maîtresse, Ella, descendante de Circé et de Médée, me présente Deimos en se tenant à nouveau près de moi.
Je ne m'attendais pas à être introduite après de son staff - s'il s'agit bien de cela - mais je leur fais tout de même un geste timide de la main. Les regards qu'ils me lancent sont redoutables. Ils inclinent à peine la tête en guise de salutations. J'ai plus l'habitude de croiser des nymphes des bois, près de la Clairière. Ce sont des créatures vaporeuses, faites de brise, de fleurs, de branches... Elles ont quelque chose de doux et d'attirant. Alors que la cour de mon futur époux ne m'inspire que de la révulsion.
Je tourne un air perplexe vers mon fiancé. Est-ce qu'ils vont tous nous accompagner ? Je crois que je comprends très, très mal sa conception de .
-Megaira, Alecto et Tisiphone sont les trois Érinyes. Échion, Oudaïos, Chthonios, Hypérénor et Péloros sont les cinq Semés, m'expose-t-il alors. Tu t'en souviendras ? Ou est-ce qu'il y aura un Dormeur ?
OK. C'est là que je déchante. Ou que je ris. Ce type est indéchiffrable, de toute façon. Je crois que je vais pouffer parce qu'il a l'air de guetter ma réaction et que je n'ai retenu aucun nom.
-Disons plutôt huit Dormeurs.
Oh ! Il sourit ! Pour de vrai ! Avec la petite fossette sur la joue gauche !
Oh par toutes les nymphes de la Terre, son sourire est super sexy, en fait...
Je déglutis et me détourne vite de ce spectacle déconcertant.
-Elle ne peut pas venir avec nous dans cette tenue, reprend l'une des Érinyes.
-Qu'est-ce qu'elle a, ma tenue ? grommelé-je.
Soit, elle ne convient pas à un premier rendez-vous, mais pour une sortie en groupe avec des ombres et des créatures aillées infernales, elle passe !
-Tu as raison, Alecto, confirme ce traître de fiance.
Je consulte la petite chouette d'un regard, elle ne bronche pas.
-Rhapso ! appelle Deimos.
Une petite déesse à la chevelure châtain soigneusement nattée, aux lunettes rondes et entièrement vêtue de noir, fait son apparition.
-Deimos ! Je suis en plein travail, crois-tu que l'on fabrique un habit de mariage en claquant des doigts ? lance-t-elle en joignant le geste à la parole.
Elle porte un bracelet porte-épingles rouge à son poignet et un mètre autour du cou. Donc, Rhapso est la divinité de la couture ? Ça existe, ça ? Elle tourne son regard vers moi et s'exalte toute seule.
-Est-ce que c'est elle ?! La fameuse Fiancée de la Terreur ! Oh Deimos ! Elle est comme me l'as décrite ! se réjouit-elle, en plaquant ses mains sur ses joues.
Je sens mon pouls s'emballer. , je ne sais pas si j'approuve. Mais comment a-t-il pu me décrire aux siens, au juste ?
-Et qu'est-ce qu'il a dit ?
-Deux mots ! Rousse...
Mes épaules s'affaissent toutes seules. Bon sang, c'est toujours la première chose que le monde entier remarque en me regardant !
-Et jolie.
Un afflux de sang fait bouillir soudainement aussi gêné que moi.
-Rho très bien, râle la déesse. Il a dit trois mots : rousse, sans dons.
La correction me frappe comme une gifle. Que pouvais-je bien attendre d'autre de la part de la Terreur ? Il n’est là que pour me mépriser.
-Mais moi, je te trouve trop jolie, reprend Rhapso, les mains serrées près du cœur. Athéna est en train de tisser ton voile, tu seras parfaite le grand jour, tu verras !
-Rhapso, j'ai besoin d'une tenue pour Ella, interrompt Deimos. On fait une descente dans un bar clandestin, elle doit passer inaperçue avec moi.
Alors que je déchante définitivement, Rhapso pose une main sur sa hanche et se tapote le menton de l'autre tout en m'observant.
-Tu as de belles proportions, c'est dommage que tu les caches, note-t-elle.
Je m'habille large, c'est vrai. J'ai envie qu'on me remarque mais je n'aime pas être le centre de l'attention. C'est paradoxal, en vérité. Ou alors c'est la conséquence de ma vie , je passe inaperçue au milieu des miennes depuis tant d'années.
Je me sens rembrunie au point de ne pas chercher à répondre à Rhapso. Mais ça ne la décourage pas. Elle claque des doigts et un frisson glacial me parcourt. Toute ma tenue s'envole et est remplacée par une autre en une fraction de seconde. Je me retrouve avec un bustier noire proche de celui des Érinyes, une jupe en cuir très courte et des bottes lacées montantes.
Pas du tout mon genre !
-Je sais, je sais, semble me concéder Rhapso. Mais crois-moi, avec la b***e qui t'entoure, c'est le mieux que je puisse faire.
Je serre les poings, de plus en plus agacée.
-Je croyais que vous ne pouviez pas créer de vêtement en claquant des doigts.
Rhapso se met à rire en battant l'air de ses mains.
-Je ne peux pas , mais je peux d'un claquement de doigts, rectifie-t-elle. J'ai pioché dans le dressing des Érinyes.
De mieux en mieux.
Rhapso se tourne ensuite vers le dieu de la terreur.
-Deimos, ton style est impeccable. Ne change rien, dit-elle avant de faire demi-tour. Megaira, Alecto et Tisiphone, votre goût et discutable mais il vous va à ravir !
Les trois créatures ailées gloussent, visiblement touchées par un compliment en demi-teinte. Rhapso marque enfin un arrêt devant les cinq ombres qui n'ont pas dit un mot jusque-là.
-Les Semés, si jamais vous avez envie d'un rafraîchissement, n'hésitez pas à passer dans mon atelier, trente-deuxième étage. Les cuirasses ne sont plus d'actualité depuis longtemps, les gars. Il faut suivre un peu ! Je vous fais confiance !
Les cinq ombres se consultent, l'air perdu, alors que Rhapso s'éclipse.
-Nous y allons, maître ? interroge l'une des Érinyes.
-Rejoignez-nous à l'angle de la Dixième Avenue et de la 42e Rue. Restez en sous-terrain, je vous ferai signe pour intervenir.
Les créatures ailées se frottent les mains à l'avance et disparaissent en s'enfonçant dans le sol avec les cinq Semés. Nous sommes à nouveau seuls, tous les deux, lui et moi.
Je ne décolère pas alors qu'il me fixe en silence.
-Je ne suis pas votre poupée que vous pouvez déshabiller et rhabiller comme ça vous chante ! m'exclamé-je avec fureur, en prenant bien soin de me caler juste sous son nez. Vous parlez d'aller mais en fait vous me traînez de force dans une descente de bar clandestin ! Vous pourriez me demander mon avis !
Je m'interromps, afin de reprendre mon souffle, et j'ai l'impression que mon coup de colère se trouble en remarquant son regard intense, certes, mais surtout occupé à parcourir mes jambes et à s'attarder sur mon super décolleté pigeonnant.
La petite chouette dorée quitte aussitôt sans épaule et se met à battre des ailes devant lui.
-C'est bon, Athéna, c'est bon, soupire-t-il.
Elle se pose sur son front et se penche en avant pour planter ses yeux dans les siens.
-Je n'est pas de pensées impures, soutient-il plus fermement.
C'est juste ma tenue super vulgaire, ça ferait loucher n'importe qui et ça me met d'autant plus mal à l'aise. La chouette reprend sa place mais garde son air incisif.
-Je te fais seulement observer un pan de ma vie, reprend plus calmement Deimos en me tendant la main. Ici c'est mon lieu de travail, là où je passe la plupart de mon temps. Et le bar clandestin où nous nous rendons, c'est l'une des conséquences de l'inaccessibilité de l'Olympe.
Son rappel sévère me fait sentir penaude malgré moi.
Les sorcières avaient de très bonnes raisons de les bannir les dieux de l'Olympe, et en plus, je suis bien la dernière à qui il faut reprocher quoi que ce soit ! Moi, la sorcière inoffensive, je n'y peux vraiment rien !
Je tasse mon ressenti. Il a aussi raison, quelque part.
Il me montre son quotidien, qu'il mime plaise ou non. Je prends sa main, il m'attire à lui et on se téléporte sans un mot de plus.