C'est déjà la veille de mon mariage, je ne pensais pas que ça viendrait si vite. J'ai rendu les clés de ma chambre universitaire, Madeline en a fait de même pour s'installer avec Rachel. On s'est promis de s'appeler dès que possible et j'ai quitté le campus de Springfall. Tout au fond de moi, j'ai encore l'espoir d'y retourner. D'autant plus en sachant que ce mariage est faux, juste un plan pour rendre une forme à notre déesse tutélaire. J'ai le cœur gros, mais pas autant que je le craignais, finalement.
-Ella !
Mes deux sœurs me font des grands signes en se précipitant vers moi. On s'embrasse et on se met à déambuler dans la rue principale de Springfall, jonchée de petites boutiques et de belles maisons au bardage peint. Le but étant de faire du shopping détente avant le fameux grange jour. Et comme Circé et Méroé sont plus impliquées que moi dans mon propre mariage, elles me donnent d'elles-mêmes des nouvelles qui me passent un peu au-dessus de la tête.
-Zelda s'occupe du buffet et Hermès a prévenu que les dieux goûteraient volontiers notre cuisine, ce qui est suffisamment inédit pour le souligner, m'indique Méroé. Même si certains auront leur ration de Nectar sur eux.
-J'ai personnellement donné un coup de main pour ta robe, enchaîne Circé. Athéna et Aphrodite vont te donner un voile et une ceinture pour respecter la tradition olympienne.
-Vous parlez de cette cérémonie comme si elle était réelle, dis-je alors. Mais ce mariage est complétement illusoire.
Mes sœurs se mordillent la lèvre au même moment.
-On essaie justement de banaliser tout ça, avoue Circé.
-Si maman remarquait qu'on s'en contrefichait, elle se poserait des questions. Tu sais qu'elle ignore tout pour l'ichor, me rappelle Méroé. Si elle l'avait su, même quand c'était moi qui devais l'épouser un dieu, elle aurait complètement disjoncté.
Ça m'a fait bizarre de l'apprendre, d'ailleurs. Circé la Grande et Médée la Jeune ont vraiment joué la carte de la prudence. Toute la communauté sait qu'Hécate est là, enfermée dans un arbre, mais peu savent que le véritable but de ce mariage est de prendre de l'ichor au dieu choisi. Et en même temps, je comprends. Il y aurait beaucoup trop d'attente et de pression sur les épaules de la fiancée. Et peut-être même que certaines ne seraient pas à l'aise pour jouer la comédie lors de la cérémonie. Demain, tout le monde devrait être plus ou moins naturel. Personnellement, moins je stresse.
-Tu ne seras pas obligée d'enfanter une nouvelle Médée, ajoute Circé. La tâche peut revenir à Méroé lorsqu'elle aura trouvé chaussure à son pied.
Sa déclaration, censée me rassurer, me crispe. Je n'ai pas hâte de donner naissance, loin de là ! Mais envisager que je puisse participer à la communauté en mettant au monde la prochaine Médée, ça m'avait donné un sentiment d'importance et de reconnaissance. L'idée ne me déplaisait pas.
-Tu as réfléchi à la nuit de noces ? m'interroge Circé alors qu'on pousse la porte d'une première boutique de soins et bien-être.
, c'est la réponse que j'aimerais donner mais que je ne parviens pas à prononcer. Je hoche mécaniquement la tête tout en faisant semblant de lire une étiquette de crème pour le corps.
-Je pense lui dire .
Et comme je n'ai aucune réponse, je risque un coup d’œil vers elles. Mes sœurs me fixent, les bras croisés. Je sens mes joues bouillir et un excès d'angoisse relancer mon pouls.
-Quoi ?
-C'est un mariage d'alliance, il faut qu'il soit consommé.
Je déglutis difficilement.
-Je ne compte pas me forcer à faire quoi que ce soit. Et j'aimerais bien que ce soit surtout clair pour les miennes !
-Nous non plus, dit seulement Circé. Mais...
Je tourne un regard médusé vers Méroé.
-Tu l'aurais fait, toi ?
Elle commence par hausse les épaules.
-Selon le dieu, pourquoi pas.
-Même Deimos ?
Méroé dodeline de la tête en marmonnant un . Je me mets à stresser alors que j'avais tout fait pour ne pas en arriver là !
-Est-ce que Deimos t'a parlé de ses intentions ? me demande Circé.
-Non.
Je peine même à savoir si, physiquement parlant, je l'attire. La chouette d'Athéna s'est agitée une ou deux fois, mais est-ce que c'est fiable, comme preuve ? Il m'a dit qu'il me trouvait , mais franchement, avec le recul, j'ai plus l'impression qu'il ne démontrait que sa rude politesse. Il a l'air de prendre cette Union très au sérieux. De ça, je doute beaucoup moins.
Bon sang, il va me pousser à coucher avec lui demain soir...
-Ella ?
Je dois pâlir à vue d’œil pour que Méroé s'en inquiète et me prenne le bras.
-Le principal, c'est que Deimos soit convaincu que la nuit de noces a bien eu lieu, déclare Circé, les bras croisés.
Méroé écarquille les paupières.
-Oui !
Elles se lancent un clin d’œil, perdant toute préoccupation.
-Quoi ? grogné-je.
-Ne t'en fais pas, Citrouille. On s'occupe de tout !
Je me plonge dans les produits à base de lavande en espérant que ses propriétés apaisantes me viennent en aide. Je suis absorbée par toutes ces bonnes odeurs collées sous mon nez que je ne remarque pas que mes sœurs sont venues m'encadrer. Elles ajoutent les produits dans un panier dès que j'en sens un qui me fait sourire. Elles ont vraiment décidé de m'appuyer jusqu'au bout. Sans prononcer un mot, on reste là, à tester les crèmes pour les mains et autres huiles essentielles. Grâce à la lavande qui a fait baisser ma tension et au soutien de mes sœurs, je m'aventure sur le chemin d'une confiance que je réfrénais jusque-là.
-Ça vous est déjà arrivé de... de rayonner ?
Je guette leurs réactions : elles sont surprises.
-Comment ça, ?
-Comme si votre peau luisait.
La perplexité s'ajoute à la surprise.
-Qu'est-ce que tu faisais quand tu t'es mise à luire ?
Je hume un sachet de lavande sèche avant de répondre.
Il faut que je choisisse bien mes mots et que je ne replonge pas dans cet état stupide de groupie attirée par un torse musclé et chaud !
-Disons que j'étais plutôt proche physiquement de Deimos à ce moment-là.
Sans attendre, les lèvres de mes sœurs s'étirent avec moquerie.
-Tu étais proche de lui et tu t'es mise à rayonner, intéressant !
-Je ne parle pas métaphoriquement, hein, corrigé-je, de plus en plus embarrassée.
-Ouh, Citrouille rayonne physiquement auprès de son promis, s'amuse Méroé.
-Tu ne nous as jamais dit comment tu le trouvais d'ailleurs, physiquement parlent ? ajoute Circé.
Je grommelle en songeant que c'était bien idiot de leur poser la question. Quelque part, elles y répondent pourtant : ça n'a pas l'air de les chambouler plus que ça. Si ça se trouve, j'ai halluciné. Ce n'était pas réel. Elles m'envoient des petits coups de coude dans les côtes.
-Dis-nous tout, Citrouille !
J'attrape le plus de sachets à la lavande possibles et fais rapidement marche arrière, direction la caisse de la boutique. Mes sœurs me rattrapent fissa et insistent pour payer le tout. Je m'éloigne pour sortir et les attendre dehors, agacée contre moi-même. Quelle sotte j'ai été de me sentir troublée par ce dieu terrible et froid !
Je tourne en rond sur le trottoir quand un coup de klaxon me fait sursauter. Springfall est une petite ville calme, sans aucun problème de circulation. Ça étonne les gens autour de moi d'entendre ce son-là, si peu habituel. Tous les regards se tournent donc sur la rue et la voiture qui fait un écart pour doubler deux piétons plutôt étranges, puisqu'ils se baladent au beau milieu de la route. Ils n'ont pas l'air trop angoissés de gêner les véhicules.
-Qu'est-ce qui se passe ? s'étonne Méroé en sortant de la boutique.
-Je ne sais pas, ils sont bizarres non ?
C'est apparemment un couple : un homme, très grand, très pâle, aux cheveux d'argent réunis en bun, l'air altier, vêtu d'un long manteau noir, donne le bras à une femme presque aussi haute que lui, enveloppée dans une cape en laine émeraude, gantée de satin blanc, une chevelure châtain impressionnante de volume et parcourue de petites fleurs, qui retombe en cascade dans son dos, jusqu'à ses chevilles. D'abord stupéfaite par leur allure hors norme, je finis par apercevoir la laisse tendue devant l'homme et l'animal qui marche au bout. Un gros chien noir à trois têtes. Les passants, lorsqu'ils finissent par le voir, hoquettent et se couvrent la bouche.
-On dirait...
-Hadès et Perséphone, confirme Circé en nous rejoignant.
Elle entortille son index devant elle, bras tendu.
-Et voilà, les passants ne verront plus qu'un chien normal, dit-elle, satisfaite.
-Mais il n'a pas changé, constaté-je.
-Pour toi non, mais pour les humains, oui.
Soit. Mais le roi des Enfers et la déesse du printemps se promènent au beau milieu de Springfall ! Il n'y a que moi que ça inquiète ?
-On devrait peut-être demander à Hadès et Perséphone de se faire plus discrets, non ?
-Très mauvaise idée.
La voix masculine, inconnue au bataillon, nous surprend toutes les trois. On pivote et on tombe sur un jeune homme aux yeux pourpres. Cette couleur incroyable crée un fort contraste avec sa peau hâlée et ses cheveux d'un noir de jais qui s'emmêlent en mèches autour de feuilles de lierre d'or. Difficile même de savoir si les feuilles font partie de lui ou s'il s'agit d'une parure. Son visage fin, juvénile et imberbe est d'une beauté à toute épreuve. Il porte une tunique indienne longue, une doudoune sans manche, un jean délavé, des boots et un casque autour du coup pour écouter de la musique. Il a tout du hipster sans sembler en être un.
Comme nous restons muettes, il poursuit :
-Hadès et Perséphone ont toujours vécu sans tenir compte de l'avis des autres. S'ils ont envie de se balader au milieu de la route, alors ils se baladent au milieu de la route. Et croyez-moi, personne n'a envie de contrarier Hadès. Perséphone a beau le radoucir, belle est très éprise de son époux et le soutiendra, quoi qu'il en soit.
Je demeure dans l'expectative, mais mes sœurs ont l'air de le reconnaître sans oser trop y croire.
-Dionysos ?
-En chair et en os, dit-il en souriant.
Mes cours à l'université me reviennent vite en tête.
Dionysos, dieu à l'éternelle jeunesse, , a longtemps vécu sur Terre pour fuir la jalousie d'Héra car il est l'un des fils illégitimes de Zeus. Il est un dieu de l'Orient, séditieux et provocateur. On lui attribue même la paternité d'Alexandre le Grand.
-On te croyait banni à jamais, s'étonne Méroé.
-Je l'étais. Mais l'Union a remis les compteurs à zéro. Et puis, la vie à Dubaï n'était pas si désagréable. Bien sûr, il y a cent ans, il n'y avait rien, c'était le désert. Mais un coup de pouce ici et là, ça peut faire des merveilles.
Il ponctue sa phrase d'un sourire assez craquant. Et complice.
-J'allais chercher un café, je vous invite ?
Circé et Méroé acceptent avec joie, elles ont l'air sous le charme ! On se met en route en laissant Hadès et Perséphone poursuivre leur balade.
-Alors, vous étiez du côté d'Hécate pendant la guerre ? demandé-je, fascinée par cette nouvelle rencontre.
-Disons que j'ai trahi les Olympiens, pour nuancer les événements. Hécate n'était pas la seule à avoir la magie et les mystères sous son aile. Ils sont également une partie de moi.
Les paroles de Deimos prennent aussitôt un nouveau sens. Lui qui qualifiait de et , il aurait pu me préciser que Dionysos avait en fait changé de camp. Ce qui explique pourquoi Deimos ne le porte pas dans son cœur. Je dirais même que si Deimos le considère aux antipodes de lui-même, c'est plutôt bon signe.
Alors que Dionysos pousse le battant du café de la rue principale, tout en le maintenant ouvert pour nous laisser un passage, Circé me retient sur le trottoir. Méroé et Dionysos ne nous attendent pas pour commander au comptoir.
-Ella, ne va pas plus loin sur ce sujet. On dit que Dionysos a perdue sa compagne, Arianne, durant la guerre. Ce n'est pas une bonne idée de souffler sur ces braises-là, alors que nous sommes supposées tasser les choses.
-Oh, soufflé-je, interdite. Oui, bien sûr.
Circé me sourit et fait un pas vers la porte, mais je l'arrête.
-Est-ce qu'il sait pour Hécate ?
-Non. Dionysos est un dieu avant tout, un fils de Zeus. Il ne doit rien savoir.
J'acquiesce.
-Ce serait le mettre de toute façon dans une situation délicate vis-à-vis des siens.
-Tu as raison, oui.
Elle fait à nouveau un pas et je l'immobilise une nouvelle fois.
-Cici, pourquoi Hécate s'est lancée dans cette guerre ? Pourquoi tant de secrets autour de sa survie ? Si on lui rend un corps, tu ne crois pas que les dieux pourraient se sentir trahis ?
Circé enlace mes épaules.
-Ne t'en fait pas. Cette guerre appartient effectivement au passé. Je ne peux pas tout te dévoiler parce que ce sont des secrets d'initiées. Tout ce que tu dois savoir, c'est que nos deux guides veulent éviter que... eh bien que d'autres sorcières comme toi naissent.
Elle pose son front contre ma tempe.
-Ne le prends pas mal, Citrouille.
-Non, non, je comprends.
Je dis ça, mais je comprends de moins en moins pourquoi elles me tiennent encore à l'écart. J'aimerais écarter cette impression que les guides se servent de moi, mais elle s'incruste de plus dans ma tête.
-Viens.
Circé m'entraîne avec elle dans le café. Méroé et Dionysos sont installés près de la grande fenêtre et nous font signe. Ils ont visiblement commandé pour nous, on n'a plus qu'à s'asseoir.
-Alors c'est toi, la Fiancée de la Terreur.
Dionysos me scrute avec son sourire aimable.
-Voilà bien longtemps qu'un dieu n'avait pas choisi de mortelle pour compagne.
Mon cœur se serre à l'idée qu'il songe à Ariane tout en disant cela. L'humaine, princesse de Crète, avait aidé Thésée à sortir du labyrinthe du Minotaure grâce à son fil, trahissant par la même occasion son propre père. Elle a fui avec le héros qui l'a ensuite abandonnée sur une île. La cruauté de Thésée n'est plus à prouver. Dionysos a recueilli Ariane et est tombé amoureux d'elle, au point où Zeus l'a divinisée pour qu'ils puissent passer l'éternité ensemble.
J'ignorais bien qu'elle aussi avait été pulvérisée pendant la guerre qui a opposé les sorcières aux dieux.
-Pourquoi cet air confus ? remarque-t-il alors que je dois afficher une moue attristée.
-Oh, rien, dis-je en souriant.
Je bois quelques gorgées de cappuccino en espérant que l'on change vite de sujet. Mais aucun d'entre nous n'a le temps de partir sur autre chose car une voix tremblante nous aborde.
-Excusez-moi, vous... vous êtes bien Bakkhos ?
Une jeune fille se tient près de Dionysos, le visage cramoisi. Son amie, elle aussi troublée, se tient les joues plusieurs pas derrière elle. Mes sœurs et moi observons Dionysos et son charme éclatant s'épanouir. Il a un pouvoir d'attraction incroyable, lui aussi. Il se tourne complètement vers l'intruse et saisit le carnet qu'elle tend à bout de bras.
-Moi qui pensais passer inaperçu, s'amuse-t-il en signant un autographe.
Quelque chose doit forcément m'échapper ! Je sors mon portable discrètement et lance une recherche en me disant que si les mortels le reconnaissent et l'identifient sous le nom de Bakkhos, c'est que Dionysos mène une carrière publique, quelle que soit sa nature. Et je tombe effectivement sur des réseaux sociaux suivis par des millions de personnes, des centaines de vidéos en ligne et une flopée d'activités à laquelle je ne m'attendais pas :
DJ, compositeur, producteur, organisateur d'événements.
Bakkhos est une sorte de superstar du milieu de la nuit que je ne connais pas du tout. Il officie à Dubaï mais Internet a fait en sorte que le monde entier parle de lui. J'ai sûrement dû entendre ce nom sur le campus sans jamais faire le lien... Je n'écoute pas vraiment ce genre de musique.
La DJ de la soirée Alpha-Oméga bondit aussitôt au milieu de mes pensées. Les ménades forment le fameux dont m'a parlé Deimos. Mon regard sur Dionysos change à nouveau. Est-ce qu'il sait que des ménades sont en roue libre dans l'État ?
Après des selfies et une pluie d'éloges, les deux fans s'éloignent et Dionysos se tourne vers nous. Méroé et Circé affichent un air perplexe alors que moi, j'attaque direct.
-C'est vous qui contrôlez les ménades ?
Son sourire s'élargit mais je lis une pincée d'amertume dans ses yeux violines.
-L'une d'elles s'est introduite sur mon campus et a tenté de transformer une fête d'étudiants en thiase.
-Je vois, dit-il en secouant la tête. Lorsque Zeus m'a banni, il m'a assuré qu'il s'occuperait de mes satyres et de mes ménades.
-La puissance de Zeus est en berne, explique Circé avec un haussement d'épaules.
Une lueur moqueuse prend la place de l'amertume chez Dionysos.
-J'imagine que Deimos ne s'en sort pas avec elles ?
Je ne sais pas quoi lui dire. Tout ce que j'ai pu constater c'est le comportement brutal de mon promis lors de ses interventions. J'ignore si c'est un aveu de faiblesse ou non.
-Disons que ça l'occupe, m'hasardé-je à répondre.
-Étrange, je n'aurais jamais misé sur Deimos pour sceller une union avec un parti adverse, déclare le dieu avant de siroter son thé à la menthe.
-Nous non plus, commente Méroé à voix basse.
-Mais après tout, il est un fils d'Aphrodite, ajoute Dionysos en me faisant un clin d’œil. Ça devrait lui conférer quelques facultés intéressantes pour un mariage.
Je plonge dans ma boisson pour masquer ce que je pense véritablement de ses sous-entendus qui m'angoissent tout autant que la terreur de Deimos.
-Il est surtout un fils d'Arès, grogne Circé.
Dionysos dodeline de la tête.
-C'est vrai. Deimos et son frère Phobos ont toujours été plus proches d'Arès, comme Éros et Antéros sont les deux chouchous d'Aphrodite.
-Et Harmonie ? demandé-je, intriguée par le fait que cette déesse étrange - et à mes yeux, folle - soit si peu citée dans la fratrie.
-Harmonie a toujours été très aimée par ses parents et ses frères. Son sacrifice n'en a été que plus douloureux pour toute sa famille.
J'acquiesce en songeant au mariage imposé par Zeus pour unir Harmonie à Cadmos, le mortel dont elle n'était pas éprise. Je suis touchée par la bienveillance dont Dionysos semble faire preuve face à ce sort peu enviable. C'est vrai que ce dieu a un côté chaleureux et très humain. Plus humain que tous les dieux que j'ai rencontrés jusque-là.
Méroé repose son gobelet, comme frappée par une révélation.
-Attend, Harmonie ne serait pas ta...
-Ma grand-mère ? Si. Et ma nièce aussi.
Circé secoue la tête en marmonnant un .
-Quoi ? relevé-je, incrédule.
-Harmonie et Cadmos ont eu Sémélé, ma mère. Que Zeus a séduite.
-Et pulvérisée, ajoute Méroé. Lorsque Zeus a accepté de lui révéler son essence, ses éclairs l'ont foudroyée.
Je comprends parfaitement que l'essence divine de Zeus puisse tout bonnement éradiquer la personne qui l'aperçoit.
-Zeus a réussi à me sortir du ventre de ma mère pour me coudre dans sa cuisse, le temps que je termine ma croissance, précise Dionysos sur un ton des plus banals.
-Donc, Deimos est à la fois ton neveu et ton grand-oncle ?
Il hoche la tête. Visiblement, il a appris à faire avec tout ça depuis très longtemps. Tant mieux ! Il y aurait effectivement de quoi perdre la tête. Harmonie, elle, n'a pas eu cette chance.
-Vivement le gin de Zelda, ne puis-je m'empêcher de soupirer, prête à tout pour oublier les absurdités de ma future belle-famille.
Dionysos sort aussitôt une flasque en argent d'une poche de sa doudoune, frappée d'une feuille de vigne, la débouche et me la tend. L'espace d'une courte seconde, j'espère qu'il s'agit bien du gin et accepte la boisson tout en apercevant du coin de l'œil les regards suspicieux de mes sœurs.
-Du Nectar, m'informe-t-il de lui-même.
Alors que j'allais en boire une gorgée, je l'abaisse immédiatement. Circé s'en empare, la referme et la refile à Dionysos avec toute l'autorité dont elle est capable.
-Je croyais que c'était interdit pour les mortels, dis-je, un peu perdue.
-Il est interdit d'en faire le commerce avec les mortels, nuance Dionysos. Mais tu seras bientôt ma nièce et ma grand-tante, tu es quasiment de la famille.
-Deimos dit que c'est une drogue, ajouté-je en espérant que mon idiot de promis ne me prenne pas pour une gamine au point de me raconter n'importe quoi pour m'empêcher de boire.
-C'est possible. Si tu en consommes en grande quantité et fréquemment.
Bon. Soit.
-Comment le trouves-tu ? enchaîne Dionysos. Je ne pourrais pas t'en dresser de portrait rassurant même si tu me le demandais, nous avons beaucoup trop de points de divergence, tous les deux. Mais tu as passé un peu de temps avec lui, n'est-ce pas ?
Je commence par regarder rapidement autour de moi pour m'assurer qu'il ne surgisse pas à l'improviste comme il en est capable. Puis je réfléchis deux secondes à quel ton adopter. Maintenant que ce mariage est réduit à un plan avec un début et une fin, je ne vois pas tellement l'intérêt de le charger. Je dois pouvoir en dire du négatif et du positif.
-Hum, il est le dieu de la terreur, donc il n'est pas la personne la plus chaleureuse que j'ai pu rencontrer. Mais il semble accorder de l'importance à ce mariage et vouloir faire les choses bien.
Dionysos hoche la tête avec un demi-sourire surpris.
-C'est rassurant à entendre. Il n'était pas partisan d'un mariage de tradition hellène au départ. Puisque son père, son frère et lui ont longtemps été vénérés à Sparte, il pensait suivre la tradition spartiate. Héra et Athéna ont décidément fait des prouesses avec cette union.
J'ai peur de poser la question, mais je me lance tout de même :
-C'est quoi, la ?
-Eh bien, le fiancé enlève la fiancée sans qu'elle s'y attende, il lui rase la tête, l'enferme dans une pièce et la déflore dans le noir avant de la visiter plusieurs nuits de suite dans les mêmes conditions. Un vrai sauvage.
Glacée, je déglutis difficilement. Méroé s'empare de ma main sur ma cuisse et la serre dans la sienne en guise de soutien. Je n'ai plus qu'à compter sur l'aide de mes sœurs. Car il me paraît évident, à présent, que ma nuit de noces sera couronnée d'un v!ol.
-Rassure-toi, Ella, reprend Dionysos. Tes sœurs sont de puissantes sorcières.